mardi 23 juin 2009

Les médias de l'intention

(Juin 09, 5 pages)

« L’intention de la structure »

Non, je n’ai pas l’intention de faire parler à mon tour quelque entité, car à l’inverse de Michel Foucault ou de Robert Brandom par exemple 1 je ne prends pas partie pour quelque instance collective et normative (la structure ou la pratique, ou tout autre nom qu’on lui donne) au point de faire disparaître ou de nier le sujet – un sujet qui se trouve alors rejeté, pour ainsi dire, à l’autre bout de la pièce, c’est-à-dire à l’autre bout de la relation qu’il entretient avec les autres hommes. Mon soupçon est que pareille disparition du sujet est peut-être moins une conséquence des études entreprises qu’un moyen de mettre plus encore en avant, par simple effet de contraste, ce que l’auteur ici ou là présente : elle ferait partie d’un « dispositif », comme l’entend peut-être J.L. Baudry, c’est-à-dire d’une sorte d’« intention sans sujet », ici la condition d’un énoncé. 2

Je ne veux pas faire parler une autre « entité » que « moi » si je parle effectivement à d’autres hommes. Si j’évacuais le sujet qui parle, je ferais précisément parler une sociologie, une théorie ou une histoire, sempiternels avatars institutionnels de cet inter-dire ancestral (en actes de dire) dont j’entreprends ici et là de remettre en question le paradigme. Car il signifie, selon moi, le paradigme d’une certaine relation, ancestrale, à « ce qui est » et à « ceux qui savent », rarement interrogée. Mon premier étonnement face à cette façon de faire propre au savoir ou à sa méthode en matière de dire, fut-il révolutionnaire, 3 peut s’exprimer ainsi :

C’est telle ou telle instance ou entité que l’auteur fait parler dans ce livre,

Mais c’est pourtant lui qui le signe.


Mais je ne sacralise pas pour autant le sujet ou moi-même. Je n’en fais pas une entité homogène, et moins encore souveraine. Il m’importe assez peu pour mon propos d’avoir cette ferme consistance qu’on prête aux objets de valeurs.4 Je garde, si l’on veut, de chacun de nous, bien que sujet historique lui aussi (comme ces entités qui l’encadrent de toutes parts et d’autres que son propre moi, même, enserre), sa capacité naturelle et toujours actuelle (sous tous ses travestissements) de croire et de faire croire. (…)5 Ces deux notions sont ici exemptes de jugement de valeur pour autant que je peux, à titre de méthode, user d’un simple naturalisme souriant.


« L’invention de la structure » : l’expression n’est donc pas à prendre au sens propre et coutumier de signe d’une intention d’afficher « ce qui est », fut-ce sous la forme d’une hypothèse ou d’une plausibilité (« voici selon moi ce qu’il en est de »). Je l’écris dans le sens de :


« Voyez comment l’ensemble que forment nos dires entre eux

Semble s’organiser de lui-même à notre insu, comme si lui aussi pensait. »


On le voit, loin de se résoudre, l’énigme posée dans mon « fonds » s’étend à des Existants non étants, (…) à des Existants possibles … Je l’ai écrit tantôt, il me faut à mon tour m’y résigner :


La vérité est notre amen.


Pour autant, si j’ignore le « fin mot » de l’énigme et me résous à jouer le jeu du croire et du faire croire, j’assume les conséquences de mes découvertes en matière d’expression et de communication (ce que je crois de mes Existants : inter-dire, savoir-croire, dire-être …) sur mon propre dire : je ne vais pas creuser ces réalités découvertes à mon tour, et auxquels je donne mes mots, au point d’en faire des objets de savoir, des motifs de savoir. Je préfère les laisser au stade de vision du monde ou d’intuition. Je ne saurais en effet alimenter le nom et le verbe par excellence de la grammaire actuelle de notre inter-dire. Je ne suis pas dans cette logique. Je suis à la recherche (ou la redécouverte) d’un sage mélange d’expression et de communication. (…)

Voici donc ce que je suis en mesure de construire et de faire exister pour vous aussi peut-être. Voilà ce que je dis. Même ce que je sais malgré moi, c’est-à-dire en dépit de ma résolution de m’en tenir au verbe croire, constitue pour ma conception de la communication seulement un matériau de construction. Non point, bien sûr, un matériau pour un plus grand savoir encore, mais pour ce que je communique. C’est dire que ce que je sais, je ne veux surtout pas me contenter de vous le dire, moins encore d’en vivre ou de tirer quelque gloire de l’imposer, de l’enseigner. L’enseignement, précisément, transmet une tradition, un certain rapport à ce qui est et à ceux qui veillent à sa perpétuation. Au perfectionnement du dispositif, en définitive. Fut-il enseignement de quelque réalité révolutionnaire, un enseignement pourrait pourtant constituer pour nous une invite autre qu’à simplement apprendre et assimiler pour pouvoir communiquer plus ou moins de force.


On ne s’arrêterait plus au savoir

Surtout pas pour le dire.


Je ne dévalue tout du long le savoir auquel on s’arrête que parce qu’il constitue une relation figée à « ce qui est » et à ceux qui nous enseignent. Nous pouvons autrement nous dire.



Le caché du sens

Si aucune partie n’est jamais le tout, ni le tout la somme des parties, parler de « l’intention » de ce tout, de cette structure que nous formons ou dans laquelle nous vivons, renvoie logiquement à quelque « sens caché » pour nous, individus. Pour ma part, je me contente de parler ici de « savoir-croire » d’espèce ou propre à une civilisation, une collectivité, etc. (…) La métaphysique, nous dit Sybille Krämer, 6 interroge précisément l’invisible mais néanmoins réel qui se cache derrière le donné. Et elle met en parallèle ce caché qui fait traditionnellement l’objet de la recherche métaphysique avec le côté invisible mais non moins actif des médias. (82-3) Rien de métaphysique cependant dans son analyse : selon elle, dans l’évènement (ou processus ?) médiatique, la surface visible est constituée du sens, du contenu ; la structure profondément cachée en revanche, est [simplement] formée par le médium même, dans sa propre matérialité sensorielle. Le visible est le message, l’invisible le médium. (id.) Selon moi, il y a sans nul doute un lien stratégique entre l’invisibilité du médium et la visibilité exclusive du message : ne montrer que celui-ci.7 Pour autant il n’y aurait donc dans ce caché aucune « intention ». Une opportunité tout du moins, peut-être ? Celle, précisément de faire parler un absent, de montrer d’une main invisible ? (infra)

Le caché est toujours associé à un non-caché, un manifeste, un présent, un « donné ». Son « caché » attenant ne serait cependant plus, pour nous, dans quelque réalité métaphysique parce que transcendante, mais dans ce que lui-même cache, à savoir dans ses propres conditions d’apparition (être) et d’exercice (faire-croire). 8 Dans cette optique, lesdites conditions nous apparaissent comme s’il s’agissait d’intention, voire de préméditation. Elles font naître un soupçon. J’ai ainsi soupçonné tantôt une intention de masquer, un « comme si » dans le faire savoir : « Le dire savoir insiste sur l’objet, ne voit que lui, ne montre que lui ». 9 J’y ai vu une stratégie, la main invisible d’un « savoir-croire » inspirant notre inter-dire. Je suggère ici pareillement l’ironie d’une certaine histoire de la recherche humaine :


Le sens du caché, c’est celui que lui-même renferme :

Le verbe savoir est au croire ce que le sens est aux signes. (…)


Les hommes croiraient ainsi sincèrement que la vérité se découvre derrière l’apparence (et grâce à elle ainsi sauraient), sans voir que ce qu’il y a « derrière » cette apparence n’est que ce qui est nécessairement et simplement tu ou masqué pour que ça apparaisse. Et ainsi de la vérité !? Ce que la vérité renferme originellement en son sein, objet élu de parole, c’est peut-être la raison politique pour laquelle elle est apparue. Le réseau, l’inter-dire humain s’est organisé tout seul (comme tout ce qui est réseau) pour que les hommes se saisissent d’elle, la vérité, comme d’une opportunité pour leur dire ; leur « savoir-croire » aurait donné aux hommes la vérité (tombée du ciel comme par miracle) pour qu’ils communiquent enfin, s’organisent consciemment. Le réseau (Existant non-étant) s’est auto-organisé comme s’il pensait. Nous lui prêtons même l’intention de nous aider à prendre conscience de nous-mêmes. 10 Mais ceux qui parlent des normes de la langue ou des médias comme de ce qui détermine a priori nos intentions de signifier, ne vont pas assez loin : De nos jours les médias offrent à chacun l’opportunité de n’avoir plus simplement à s’exprimer, dire ce qu’il pense, mais de pouvoir enfin « communiquer », c’est-à-dire penser tout autrement …11 : la vérité traditionnelle, en-soi, n’a plus cours ; la vérité nouvelle est désormais une vérité d’inter-dire 12 jusqu’à l’excès, jusqu’à faire croire aux hommes que l’expression est toute communication.


Le dispositif relationnel du verbe savoir

Les médias sont transparents, dit Krämer, et ils nous livrent ce qui n’est pas d’eux, mais auquel ils ajoutent leur griffe – c’est-à-dire leurs intentions au passage ?

Il y a de l’implicite dans l’usage que nous faisons du langage, au point que toute intention individuelle de signifier serait quasi impersonnelle, nous dit en substance Brandom. Qu’est-ce que ça signifie ?

Nos comportements sont normalisés entre nous autour du verbe savoir, est ce que je veux dire ici. Le dispositif relationnel qui l’encadre est tel qu’il semble avoir été conçu tout exprès : la personne qui m’enseigne ou m’informe ne me parle pas d’elle-même, elle fait parler quelque objet ou réalité. Entre nous, on ne se parle que de quelque chose, voire d’objectivités et de méthodes. Chacun tacitement sait bien qu’il défend ses intérêts propres, qu’il est là, dans la relation, pour représenter quelque chose ou idée. Voilà qui est parfaitement entendu. Cependant, que quelqu’un me parle par exemple de philosophie de l’esprit ou de philosophie des médias, je sens bien qu’il ne me dit pas seulement ces choses dont il parle, il me voit bien plutôt être dans tel ou tel espace conçu par sa pensée, et me parle manifestement pour que je m’y sente à mon tour. En clair, son intention de me faire savoir ou de me transmettre (médias) ne vise pas seulement à me « faire croire », elle vise, de par la relation tripartite qui est mise en scène 13 à me faire être. Le comportement de mon interlocuteur (ou de l’appareil médiatique), me montre en effet que je SUIS véritablement l’ami ou l’adversaire, le client, le patient, l’élève, le citoyen, le téléspectateur etc. … qui va avec le discours qu’il prononce. (…) Surtout, ce que je comprends, c’est que je ne suis rien ou nulle part si je crois être ailleurs. Alors à mon tour, je lui réponds implicitement qu’il a raison, que notre relation doit en effet être tripartite, consister à faire être l’autre, qu’il est un devoir civique pour chacun de nous d’informer son prochain … Chez Platon, déjà, le dialogue était la forme idéale d’éducation. Que pourrais-je changer à une si longue tradition !


Médias ou inter-dire ?

Il n’est pas étonnant que nos philosophes s’occupent de philosophie des médias et non point de l’inter-dire, des relations humaines qui les ont mises en place. N’est-ce point l’inter-dire humain pourtant qui s’est cristallisé ici ou là en institutions plus ou moins médiatiques, mais toujours éminemment formatrices et normatives ? Pourquoi isoler un pouvoir technique de faire l’homme quand l’inter-dire tout entier auquel on appartient et que l’on perpétue en est à l’origine et aujourd’hui encore l’objet de tous les appétits ? N’avons-nous pas à parler des institutions qui sont les nôtres, quelques-unes fixes (mentales et politiques), d’autres « mobiles » : les médias ? Pourquoi éluder encore et toujours les relations humaines ?


Parce qu’on est dans la communication en place.


J’ai moi aussi dans la tête plein d’« espaces pensables » comme dit Dieter Mersch, mais si je vous les dis sans jamais savoir, je ne vous y invite pas, je vous les présente seulement. On nous dit que les médias relaient ; mais ne nous transportent-ils pas bien plutôt ? Ne nous arrachent-ils pas à notre plate présence (et ses Existants) pour nous distraire, nous faire voir du pays, nous faire rencontrer plein de gens ? A. Margreiter va jusqu’à assimiler la médialité à l’Etre 14 Mais l’inter-dire n’est-il pas notre milieu ? N’est-il pas ce qui correspond topologiquement le mieux à notre verbe dire ? Notre dire (inter-dire) a créé deux espaces :


1) celui dans lequel on peut se dire (langue)

2) celui dont on connaît sur tous l’influence (et c’est pourquoi on le convoite)


C’est ce dernier espace (par exemple constitué en « Etat d’esprit » (…)) que les médias véhiculent sans le dire (quoi qu’ils disent ou transmettent), et non point les médias en tant que tels (lesquels ?) qui déterminent, sinon comme langue, nos dires. 15 Nos philosophes sont des agents de cette langue, ils usent des médias comme d’un moyen de dire … au plus grand nombre possible.



Expression / communication : sœurs ennemies ?


Deux questions, une attenante et une aboutissante :

La tenante :

Les médias favorisent-ils en chacun de nous (producteur potentiel) une autre intention de communiquer (et pas seulement une autre façon de communiquer) pour la seule raison qu’elles lui permettent de toucher un plus grand nombre ?


Soupçon rétroactif :

La vérité et la raison seraient-elles précisément apparues parmi les hommes dans cette autre intention? Si oui, alors l’expression naturelle et spontanée et la communication moderne sont désormais des sœurs ennemies. L’expression qui débouche aussitôt sur les médias (de par leur influence sur chacun de nous dès son enfance), c’est la communication pure, pure recherche de l’effet sur autrui sans l’entremise d’une expression séparable. C’est le code de notre inter-dire actuel, c’est la mort de l’expression.


L’aboutissante :

Quelle conséquence (si l’on veut bien en tirer) sur notre propre dire peut avoir la découverte de la tache aveugle de ce dire savoir constitutif de notre savoir communiquer ? Selon moi : une éthique de la communication qui redonne à l’expression son primat.


Alternative présente :

Ou bien nous continuons de nous parler comme si nous étions sur Mars – c’est-à-dire que là où nous sommes n’a aucune importance puisque toute « expression » EST désormais (dans un réseau de) communication – ou bien chacun de nous retrouve ses esprits, reprend conscience non seulement de l’ici et du maintenant, mais aussi de ce que c’est que dire(-être) à l’autre sans aussitôt vouloir le faire être. S’il est une expression indépendante, elle doit pouvoir se distinguer d’une pure recherche de l’effet sur autrui. Une « critique de la communication pure » consisterait à réveiller l’expression, à lui montrer la voie d’une autre communication. Communication artiste ? 16




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1 Que je découvre respectivement dans « L’archéologie du savoir » et dans l’article cité dans mon écrit précédent « A toi ou au plus grand nombre ? » (écrit auquel nombre de passages de celui-ci font allusion.)

2 Mon dire répond également à des conditions, mais peut-être est-il plus libre face aux « normes de significations » dont parle Brandom pour nier « l’intention du sujet », s’il n’a précisément pas la même intention de signifier ? Si ma façon de faire (avec mon dire) vise une autre façon de signifier et un autre objet de signification, alors peut-être « j’intentionne » en retour notre langue ? Je me garde cependant de la faire parler !

3 « Foucault révolutionne l’histoire », écrit Paul Veyne, c’est-à-dire sa méthode et son objet. Mais pareille révolution du contenu et de la méthode ne change rien au geste de dire aux autres. Ca n’est pas son intention.

4 « Faire de l’analyse historique le discours du continu et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et de toute pratique, ce sont les deux faces d’un même système de pensée » écrit Foucault (22)

5 Le signe (…) renvoie pour plus de précisions à mon « fonds ».

6 In : Was ist Medienphilosophie, I. P. 1/ 2006.

7 « Le dire savoir insiste sur l’objet, ne voit que lui, ne montre que lui ». (A toi ou au plus grand nombre ? » page 8.)

8 Krämer va même jusqu’à dire que tout ce qui est donné l’est par quelque média, que les médias peuvent être compris comme les conditions invisibles de la possibilité même du donné. Lambert Wiesing en déduit que la philosophie des médias ne doit pas être comprise comme une discipline de la philosophie, mais comme une chance de déterminer comment la philosophie doit être pratiquée. Pour Martin Seel, la philosophie des médias pourrait bien enrichir l’art de philosopher. (31-1)

9 Cf. « A toi ou au plus grand nombre ? » page 8.

10 Le point de vue de Matthias Vogel ?

11 Le langage est lui-même pour chacun de nous l’opportunité de l’organiser en discours suivant nos capacités logiques et artistiques. Mais il demeure une occasion de seulement s’exprimer, pas de communiquer (Cf. paragraphe suivant). En ce sens il n’est pas média.

12 Un savait si tous savaient. Aujourd’hui, l’interdisciplinarité accroît plus encore l’horizontalité humaine (sublunaire) de la vérité et fait ainsi lentement disparaître parmi les hommes tout résidu de transcendance. Pour autant, elle resserre les liens entre les hommes au point de les arracher à leur penchant naturel pour l’individualité, le privé, la spiritualité, la poésie, la superstition parfois … qui en sont à l’origine.

13 Cf. A toi ou au plus grand nombre possible ?

14 I.P.4/07

15 Dans la série « les médias nous font », on doit distinguer, il me semble, l’acteur, « le milieu » et l’outil proprement dit. Le milieu, au sens technique du mot, ce sont les institutions médiatiques et les hommes qui en vivent (télés, journaux, radios…) ; l’outil, c’est l’ensemble des moyens matériels de « fourguer », outil plus ou moins à la disposition de chacun (internet …) ; l’acteur c’est l’inter-dire au stade de son évolution. Il y a là une volonté de puissance en ébullition.

16 Cf. Bras de mer suivant.

1 commentaire:

  1. "C'est telle ou telle instace que l'auteur fait parler dans ce livre, et pourtant, c'est lui qui le signe". Je trouve là résumée une grande partie de l'enigme de ton écriture. Ça m'aide à approfondir ma lecture.

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