mardi 23 juin 2009

Pour un monde politique à la carte



Sommaire


A qui incombe la politique ?

Par où aborder le politique ?

Connaissance des hommes et souveraineté. Par la libération ? Par la vertu du prince ? Par le vrai ? (et donc la sacralisation du pouvoir) Par le privilège ? Par la « nature humaine » ? Par le péché ? Par la théologie ? Par une téléologie suivant Dieu ? Par la partie prépondérante ? Par la force confiante en elle-même ? Par l’« Utopie » ? Par la soumission pure et simple ? Par un simple constat ? Par une alternative en matière de dire ? Par le droit politique et l’institution ? Par un dépassement de la nature ? Par la seule force d’être ? (et donc le combat perpétuel) Par la propriété ? Par l’objectivité toute scientifique des rapports ? Par « le peuple » ? Par la place du marché ? Par un absolutisme de la raison ? Par le Concept vivant ? Par l’idée de guerre « populaire » ? Par un autre parti ? par quelque extrapolation ? Par une dernière violence ? Par la démocratie directe ? Par la relation ami-ennemi ? Par la prise en compte d’un constant décalage ? Par la discrimination ? Par l’exemplarité d’une guerre juste ? Par la sociologie politique ?

Le pouvoir abouti, c’est de rendre les hommes interchangeables

Nécessaire méconnaissance des hommes ?

A quoi se reconnaît l’homme surfait

Ces acquis qui nous font, quelle connaissance des hommes, quelle histoire et autres Entités

L’autre histoire : la grande embrouille

Le nouveau partage


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L’ouvrage de circonstance est de Gérard Mairet, il s’intitule : Les doctrines du pouvoir. Son sous-titre : La formation de la pensée politique. Je n’ai pas choisi de m’inspirer de ce livre plutôt que d’un autre de même objet ; il se trouve simplement qu’il était dans ma bibliothèque et que, l’ayant lu une première fois il y a longtemps sans savoir qu’en faire, j’entreprends aujourd’hui d’en nourrir mon dire … « puisque j’ai désormais une construction personnelle à lui confronter. » 1 Ne savoir que faire d’un livre à part le lire – n’est-ce point le sort de la grande majorité des lecteurs que nous sommes ? Et qu’a fait l’auteur même de ce livre, à part l’écrire ? Je ne sais et ça n’est pas mon propos. Pourtant ces deux restrictions, en somme parallèles, montrent bien l’entente générale tacite entre auteur et lecteur par respect du savoir en général. On se retient ou on se restreint de part et d’autre. Faut-il dépasser cela et jouer à fond sa propre subjectivité ? Pour ma part, je ne crois pas simplement trahir ma subjectivité en posant ici mon dire comme dire-être, comme un allié du verbe être face au verbe savoir (…). 2 Ce vis-à-vis, qui est aussi un vis-à-vis de personnes, m’a inspiré une formule un peu provocatrice : « C’est lui qui sait, 3 (mais) c’est moi qui suis ». Ou plus exactement : « C’est lui ou moi, de façon générale, qui savons, c’est soi qui est », soi qui est un exemplaire de l’être homme au monde – et peut donc dire-être sans crainte. (…) Mon intention ici n’est pas de dépasser ou de doubler l’ouvrage d’appui, moins encore de le critiquer. Je saisis simplement l’occasion d’en faire une lecture suivant mon travail de fonds. Je profite donc ouvertement du savoir d’un autre, et tout ce que je peux écrire n’engage que moi. Mais peut-être ma démarche représente-t-elle précisément ce que certaine expression demeure (le dire-être), ici relativement aux relations humaines ? 4

A qui incombe la politique ?


A qui incombe-t-il de penser et / ou de faire la politique ? Si c’est aux hommes, à tous les hommes, alors ils ne manqueront pas de chercher très vite ce qui leur est commun. Mais ceci une fois fait, il leur faudra aussitôt imposer aux minorités leurs points de vue et surtout leurs institutions. C’est-à-dire leurs justifications, bref leur légitimité à former les hommes présents et, par la même occasion – les générations futures.5

Faire l’homme, et pas seulement assurer la gestion de la vie humaine sur terre, tous les « princes du pouvoir », jusqu’aux balbutiements démocratiques, s’y étaient déjà employés. Ils incarnaient alors un ordre cosmologique, un pouvoir divin ou dynastique, toujours concret, toujours vivant. Un roi, par exemple. Pour nous aujourd’hui, ce pouvoir est faux dans la mesure où le lien invoqué (ladite incarnation, la parenté ainsi admise) est selon nous désormais réfuté : la « nature » invoquée n’y est pas. A la place nous avons instauré une autre légitimité, une justification toute terrestre, mais toute abstraite aussi, fondée pour l’essentiel sur notre seule volonté. 6 Celle nouvelle justification pourrait bien s’essouffler à son tour. S’il est un droit politique actuel qui s’inspire encore de Grotius par exemple (que cite Mairet), ce pourrait être, il me semble, le principe suivant : « Un souverain sera dit légitime s’il a le droit de posséder la souveraineté ». (129) Or donc il est peut-être temps aujourd’hui de démasquer la fausse abstraction du pouvoir politique actuel, de montrer que la justification qu’il se donne est devenue fausse à son tour, puisque le véritable pouvoir politique actuel est à la fois bien concret et de bout en bout presque exclusivement ailleurs, en l’occurrence – dans l’économique. Partant, le pouvoir politique actuel est illégitime puisqu’il n’est plus souverain.


Par où aborder le politique ?


Connaissance des hommes et souveraineté

Choisira-t-on d’entrer en politique par la voie de l’Ordre cosmologique, de la Raison explicative, de la Dialogique démocratique, etc., ou bien, plus naturellement – par la connaissance des hommes ? Mais une connaissance des hommes, la plupart de ceux qui entrent en politique, même, ne l’ont manifestement pas 7 et, comme les autres hommes, ils n’entendent pas s’y intéresser non plus, car ils ne veulent que ce qu’ils veulent, et c’est là pour eux le meilleur motif pour gouverner : « Ce que nous voulons ! » disent les uns comme les autres, impérieusement, à la première occasion. Il suffit alors, suivant eux et selon le cas, qu’ils « s’entendent » ou que l’un d’eux s’impose. Peu importe alors l’Entité qu’ils invoquent, c’est toujours sa « souveraineté » qui est mise en avant.

Pourtant, que les hommes privilégient toujours leur vouloir au détriment de leur connaissance d’eux-mêmes, 8 voilà un accès au politique qui pourrait inspirer a contrario un pouvoir plus sérieux, plus légitime 9 qui déciderait de les maîtriser. En effet, « Comment pouvez-vous justifier ce que vous ne connaissez pas ? » leur demande-t-il en substance. « Il nous suffit de savoir ce que nous voulons ! » répliquent nos hommes. « Mais vos désirs politiques sont parfaitement illégitimes ! Est-ce que savoir n’est pas vouloir ? Apprenez donc d’abord qui vous êtes ! » Et de les faire taire aussitôt par la force. « Ils s’imaginent sans doute que la connaissance des hommes que doit avoir le pouvoir consiste seulement à répertorier et à ‘’bien prendre note’’ de leurs désirs ! » se dit l’autoritaire, a parte. « Ne savent-ils donc pas qu’ils sont tout entier faits et leurs désirs surfaits, même, depuis que le pouvoir existe ? »

Historiquement, ce qui a changé depuis l’érection de la souveraineté dans le champ politique, c’est qu’autrefois le pouvoir avait à se justifier et invoquait pour cela par exemple la nature. Maintenant qu’il n’a pas à se justifier – il est souverain. Comme l’écrit Mairet rapportant les idées de Bodin : « La souveraineté rejette toute légitimation de l’autorité de l’Etat et du Droit qui en procède ; chez Thomas d’Aquin ou Aristote, la source du Droit n’est jamais dans le prince qui l’énonce mais dans l’ordre de la nature. De sorte que la ‘’souveraineté’’ récusant ce fondement ‘’naturel’’ au profit d’un fondement proprement humain (volontaire) appelle une redéfinition de la nature. » 10 La volonté humaine, aussi floue que puisse être ici la notion, a donc succédé à la « nature » ou à la « nature de l’homme ». Bref, la nature était donc bien un guide, une connaissance. Aussi, la souveraineté est-elle devenue au fil des siècles cette nouveauté politique qui a permis à la puissance d’Etat de n’avoir pas à connaître les hommes, si ce n’est par quels bouts les prendre. Cette volonté devrait cependant nous conduire à analyser à son tour la nature … de notre volonté politique.

Par la libération ?

« L’Etat est cause de soi et ne dépend que de lui-même ». Voilà un principe, la souveraineté donc, qui pourrait donner des idées à quelque homme solitaire, individualiste ou solipsiste dans l’âme. Sans même prétendre être « cause de soi », il pourrait toutefois s’attacher à ne dépendre au mieux que de lui-même. Est-ce là une politique individuelle ? Contradiction dans les termes, il n’y a de politique que collectivement ! Mais si mon propre éveil à la politique fut une conscience de mon aliénation par le pouvoir ? S’il est question, par conséquent, d’une prise de conscience individuelle qui s’étend bientôt aux autres hommes ? Alors l’attitude prend le sens d’une conscience politique communautaire qui aura été d’abord simplement individuelle, une politique de la libération d’abord personnelle. N’est-ce point là l’histoire du « sauveur sauvé », dont l’histoire officielle regorge si peu ? On est ici en effet loin de la prédilection pour les théories générales germant dans le cerveau d’un seul homme soucieux, avant toute chose, du seul bien de la communauté ! Le communisme, par exemple, décria haut et fort l’individualisme, mais n’a-t-il pas dit prendre sa source dans une même conscience de notre aliénation et fomenté une politique de libération ? Marx s’est-il en quelque façon sauvé lui-même, en sorte que le communisme serait à son tour une façon, qui se serait propagée, de donner puis de multiplier l’exemple ?

On voit dans ces deux façons d’aborder le ou la politique, combien il est plus facile de se sauver soi en impliquant les autres, c’est-à-dire en occupant un poste, une fonction personnelle de choix dans la relation aux autres. Ou bien se sauver soi n’a-t-il pas de sens, et vaut-il mieux humblement et simplement aider quelque pouvoir tiers (peut-être à naître) à gouverner les hommes, tous les hommes ? Bref, il est un monde des idées qui appartient à tout le monde – et pour cause ! émettre une idée est aussitôt se mettre en devoir de la crier sur tous les toits ! Mais il est des actes politiques individuels courageux et peu ambitieux des autres, qui plus justement cependant leur proposent. Un accès à la politique par le Tout ou par l’Un, au service de la Grande Cause ; un autre par (le) soi. () Gérard Mairet écrit : «… ceux qui nous administrent la figure d’un ‘Maître’ fatal, grand mangeur d’hommes, dépositaire d’une ‘Loi’ éternelle, ne font que perpétuer la souveraineté, c’est-à-dire s’installer à l’intérieur d’elle. C’est là ce que demande le Prince et ce, depuis le début de son ère : faire penser qu’il est le maître, et s’il ne l’est pas encore, éternellement le devenir. La philosophie porte cette responsabilité » 11 Mais alors pourquoi n’écoute-t-on pas le sage ? - parce qu’il n’est pas des nôtres. Serait-ce parce qu’il est trop proche ? En effet, il est du mien, du tien.

Par la vertu du prince ?

Chez Confucius, « Il n’y a pas […] de doctrine confucéenne de l’Etat, ou, pour ne pas renvoyer à une détermination historique, du pouvoir. S’il y a cependant une politique chez Confucius, celle-ci s’exprime en une série de maximes, sentences, préceptes qui ne cherchent pas, contrairement par exemple à une tradition que Socrate inaugure, à discerner le meilleur régime ou à systématiser en un discours une théorie du gouvernement des hommes. », nous dit Mairet. (27) L’accès au politique par la vertu personnelle fut donc bien envisagée dès une lointaine époque, mais elle ne concerne pas ici l’individu dont il fut question plus haut, qui se libère lui d’une aliénation. Si le confucianisme est une doctrine de sagesse, « cette façon indirecte d’arriver au pouvoir ne signifie pas que la question du gouvernement soit secondaire ». (id.) Notre homme est donc en quête de vertu (ou du moins professe la sienne aux autres hommes) en vue du pouvoir. La vertu du sage se fait politique du prince (28), il dit : « Si je fuis la société des hommes (des princes et de leurs sujets) avec qui ferai-je société ? Si le bon ordre régnait dans l’empire, je n’aurais pas lieu de travailler à le réformer ». Mais, M. Confucius ! travailler donc à réformer les hommes, est-ce là « faire société » avec eux !? La réforme et la connaissance des hommes sont les deux axes des Entretiens, peut-on lire plus loin ; c’est à partir de ces deux catégories que s’organisent les propositions et les énoncés de Confucius. En clair, Confucius est ce type d’homme qui, par quelque conscience de sa supériorité sur les autres hommes se met en devoir de réformer leurs modes de vie et leurs croyances. Sa confiance en lui-même est grande, voire terrible : « Est-ce que le sage se permettrait de tromper ses disciples en négligeant de leur enseigner les choses les plus nécessaires ? Le sage par excellence, n’est-ce pas celui qui embrasse toutes choses, non pas à la fois, mais par ordre ? » Confucius semble plébisciter ici les hommes sur sa grandeur, sur sa légitimité, sur sa place dans l’Ordre qu’il professe. En réalité, il décrète ce qu’il est et ce que les hommes sont – suivant une distinction que lui seul définit. Par exemple : « Le sage respecte […] les hommes éminents en vertu et en dignité ; il respecte les maximes des sages. L’homme vulgaire […] traite sans respect les hommes éminents ; il tourne en dérision les maximes des sages. » Autrement dit, pour nous, « La figure de la sagesse se dessine alors plus nettement : c’est pour montrer en quoi le Maître est un Prince ». En somme, Confucius, c’est le raccourci politique par excellence : Il fait l’économie d’un corps de doctrine achevé qui donnerait lieu à un exposé démonstratif : « Exercer le pouvoir c’est nommer les choses ». (31) L’autorité est, à jamais, liée au langage. (34) Là encore le rapport politique est clos, et tout désaccord ou refus de notre part sera de fait illégitime.

Il en serait tout autrement, à mon sens, si le poste suprême à la tête du pouvoir était à pourvoir et que des candidats s’y pressent. Leur soif de pouvoir et leur confiance en eux-mêmes seraient à peu près égales chez tous, à n’en pas douter, mais ce pourrait être les hommes, les futurs gouvernés eux-mêmes, qui décideraient alors de la bonne définition. 12 Or c’est Confucius qui écrit : « Le Maître dit :

‘‘ Si un homme sait se gouverner lui-même, quelle difficulté aura-t-il à gouverner l’Etat ? Mais celui qui ne sait pas se gouverner lui-même, comment pourra-t-il gouverner les autres ? » A quoi il est aisé de répondre : « Mais un homme qui sait se gouverner lui-même veut-il nécessairement gouverner les autres ? » Et aussi : « Si les autres veulent être gouvernés, n’est-ce point à eux de dire par qui et comment ? ». Et encore : « L’exercice du pouvoir n’est-il pas le gouvernement des autres et non point, non plus (si seulement ce fut le cas jusque-là), celui de soi ? » 13 On voit par là, peut-être, combien pareille maxime n’a de valeur en soi que dans l’esprit d’un homme qui entend par là s’imposer. En réalité, suivant qui la prononce elle a un sens différent. Qu’on imagine ici que je déclare qu’un auteur parfaitement désintéressé, seul, a une vision objective du dire … Bref, il y a selon moi (et bien d’autres) de bonnes raisons de penser qu’il convient que le sage qui définit le pouvoir et celui qui l’exerce soient deux personnes distinctes. Et qui ne dépendent pas l’une de l’autre ! « Le sage » serait peut-être même ici le peuple éduqué à bien nommer les choses et les êtres ;14 il se choisirait alors un chef parmi ses rangs, mais un homme qui aurait en plus d’autres qualités. Lesquelles ? Nous aurons la sagesse de le définir correctement.

En dépit de la sagesse individuelle de Confucius, le fondement nominaliste du pouvoir qu’il prône ressemble fort à l’obligation moderne faite à chacun de connaître la Loi. Mairet écrit dans ce sens : « L’éducation en effet, qui consiste seulement à faire connaître aux autres les dénominations et à les pratiquer pour soi-même, est le véhicule et l’obéissance au prince. De sorte que ne pas savoir ce qu’il faut faire, c’est déjà se soustraire à son autorité, cette indécision étant l’indice de la méconnaissance [répréhensible ?] des dénominations. » (33) Et bien sûr : « Poser des questions est une conduite inconnue du sage comme du prince, ceux-ci ne connaissent que des réponses ». Voilà qui nous informe, l’eut-on oublié, sur ce qui nous différencie du sage et du prince voulant « faire société » avec nous. A nous, hommes du peuple, il nous faut poser des questions, c’est-à-dire chercher éducation auprès du prince tant qu’il est temps, sous peine de tomber très vite « sous le coup de la loi ». Qui ne voit aujourd’hui, en dépit d’une légitimité bien différente, combien nos Constitutions actuelles établissent un même ordre du discours et nous prescrivent un même rôle ? « Le langage est essentiel au pouvoir tant du point de vue du prince que de celui des sujets : tous deux s’y tiennent, l’un pour le créer, l’autre pour le parler » … (34) Le prince seul peut donc dire qu’il sait. Et nous aussi, mais par un autre côté. Mais c’est peut-être par là que nous sommes alors piégés.


Par le vrai ? (Et donc la sacralisation de l’autorité ?)

Pour Platon, la vie en commun n’est ni de convention ni d’artifice, écrit Mairet, en sorte que, si c’était le cas, il n’y aurait pas de réponse vraie au problème politique mais autant de solutions particulières et conjoncturelles qu’il y a d’intérêts privés dans la cité. (37) C’est donc le Vrai qui commande …

Notons au passage que les hommes sont présentés ici comme différents les uns des autres mais vivant déjà de fait dans la même cité. A moins qu’ils y aient été contraints, vivre ensemble semble avoir signifié qu’en dépit de leurs divergences, les hommes (libres) partageaient là un même intérêt. De nos jours, c’est le travail qui pousse les hommes vers les villes ; à l’époque de Platon, l’intérêt des hommes libres à vivre ensemble dans la cité était pour beaucoup, semble-t-il, dans le plaisir de dialoguer, de faire école, de disputer – politique.

Bref, par la question de l’évaluation du meilleur, « la formulation socratique du problème politique consiste à valoriser la question du pouvoir, à contrecarrer par le vrai l’accès des sophistes à la politique : chez les sophistes, en effet, la politique est de l’ordre de la stratégie : il s’agit de s’organiser pour prendre le pouvoir et en cela la force est toujours déjà légitime. » Platon veut problématiser la question politique, c’est-à-dire 1) moraliser la vie politique en établissant 2) la liaison de la question du vrai avec celle de la vertu. (38) Conséquence, poursuit avec lucidité Mairet : La moralisation de la question politique consiste à sacraliser l’autorité, car évaluer le bien c’est le connaître selon la vérité. (39) Par bien, Platon entend donc le bien « en-soi », et se met aussitôt en quête de le connaître, dut-il priver les hommes de ce qu’eux-mêmes considèrent comme tel. Les valeurs suprêmes sont, à n’en pas douter, « célestes », et contraires aux jugements fondés sur le plaisir terrestre : « … au jugement de la foule, le bien est le plaisir, tandis que pour des gens plus délicats, c’est la pensée. » Ceci dit, entre penser la politique en terme de bien « final » et prescrire les moyens de prendre le pouvoir et de le conserver, il y a un monde. La fin justifie-t-elle les moyens ? Eternelle question … Dans le Gorgias, Platon en est encore à penser le seul bien politique (« l’objet de l’art politique est l’âme parce que la fin de cet art est ce qui vaut le mieux »). Il en est conscient, mais ça n’est pas pour le plaisir de spéculer qu’il porte son regard sur l’âme, c’est à dessein car, nous rapporte Mairet, selon lui la pratique est par définition arbitraire et contradictoire, et l’on ne peut fonder sur elle rien de durable.15 On l’aura compris : la référence à l’âme est la référence à ce qui transcende l’ordre des pratiques conflictuelles pour fonder un ordre politique permanent et durable : le problème politique est donc celui – théorique – du meilleur régime. (40) « Entre l’âme (principe d’évaluation) et l’histoire (règne de la nécessité et du besoin), Platon choisit l’âme en laquelle il voit la seule et unique source de légitimité. La construction de la République décrira un Etat conforme à son – Idée. (42)

Platon écrivit des Tragédies (qu’il détruisit par la suite), puis des faux dialogues, et pour finir une vraie théorie. Comment interpréter cette évolution ? Platon était homme destiné par ses origines à occuper de hautes fonctions au sein de l’Etat. La lettre VII nous donne à entendre qu’il s’en écarta. A en croire ce que rapporte Mairet, pour Platon un homme juste est un homme théorique. Mais un homme théorique n’est-il pas plus sûrement, à cette époque – un homme qui aura échoué en pratique ?

Conséquence de l’accès par le vrai ? La vie politique est la vie philosophique (41), et certaines pratiques de dire-être (…) qui auront le malheur d’imiter la nature (sinon de la révéler !) seront soupçonnées d’être fausses, de vouloir tromper les hommes. L’exil des poètes sera donc prononcé. L’art est donc au bien politique pour Platon ce que le petit diable sera au bon dieu des chrétiens : une tentation créatrice qu’on préfère gentiment écarter de l’âme pieuse. « Un homme ayant le pouvoir […] de se diversifier et d’imiter toutes choses […], nous l’éloignerions en direction d’une autre Cité, après avoir sur son chef répandu du parfum et l’avoir couronné de laine. » (44)

Par le privilège ?

« … C’est pourquoi ceux qui ont la possibilité de s’épargner les tracas domestiques ont un préposé qui remplit cet office, tandis qu’eux-mêmes s’occupent de politique ou de philosophie », dixit Aristote. Et Mairet de préciser au sujet de cette citation : « Ce serait manquer l’essentiel que de s’arrêter à l’affirmation d’Aristote qu’il y a des esclaves par nature. […] Il n’empêche que pour Aristote l’esclave est un homme qui a une fonction précise dans la division du travail – précisément : il est (par nature) celui qui travaille ; la fonction laborieuse est tenue par les esclaves de même que la fonction sacerdotale est tenue par les prêtres. » (49) Est-ce à dire que l’animal politique est un homme qui ne travaille pas ? Est-ce à dire que le travail rabaisse un homme parce qu’il le prive de s’occuper de politique ? Le travail n’est-il donc une activité dégradante que politiquement ? On comprend mieux pourquoi un Grec exilé de sa patrie est un homme perdu : parce qu’il ne peut plus faire de politique chez lui et se voit contraint de – travailler ? Ainsi, l’inégalité des hommes, fut-elle naturelle, ne serait point une question « morale en soi » mais bien vis-à-vis de la seule vertu (virtu ?) politique. Que penserait un Grec ancien de notre générale situation actuelle de travailleurs ? Sans doute ceci : « un homme qui travaille est un esclave, il n’est pas libre. Il n’est pas libre de faire de la politique. » C’est pourquoi est bien politique tout ce qui concerne le gouvernement des hommes – libres. (49) 16 Ainsi, « le gouvernement des hommes qui ne sont pas libres (esclaves) n’est pas, par définition, du domaine de la politique », ajoute encore Mairet, comme pour nous inviter, à nous tous qui travaillons aujourd’hui, à nous demander quelle autorité exacte nous gouverne donc … si elle n’est pas politique. 17 Comprenant cela, un Grec s’empresserait aujourd’hui de profiter du « système » (ou de s’en écarter et de vivre chichement de quelque rente) pour cesser au plus vite de travailler afin de s’occuper de politique, abandonnant les travailleurs à leur aliénation, leurs occupations, leurs besoins et leurs vices ! Mais aujourd’hui « mal nés » parce que minoritaires éhontés, la plupart de ses semblables n’occuperaient point de poste à l’Assemblée nationale, et n’auraient pas de préposés à leurs services. Ils ne seraient que des « marginaux » dont les propos politiques mêmes se feraient au détour de quelque prétexte d’analyse critique, suscitant ainsi chez ceux qui peuvent l’accueillir le désir de répondre (fut-ce autrement) aux mêmes sources et de partager la même discrète politique.


Par la « nature humaine » ?

Connaître la nature humaine, quand on a des visées politiques, semble toujours revenir à faire savoir aux hommes ce qu’ils ont à faire sur terre et à quelles lois – et conséquemment à qui – ils doivent obéir. Cicéron ne déroge pas à cette habitude. Ca n’est pas par nature, peut-on lire, mais par sa nature que l’homme incline à vivre en société. Il est donc un être éminemment moral. (56) « On peut appeler divin le principe qui vit en toi, qui est doué de sentiment, de mémoire, de prévision et qui dirige et gouverne le corps qui lui est soumis, comme le premier des dieux régit et gouverne le monde », écrit Cicéron. Et encore : « Il existe une loi vraie, c’est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d’accord avec elle-même, non sujette à périr ». Mais attention, un pareil privilège se mérite : « Qui n’obéit pas à cette loi s’ignore lui-même et, parce qu’il aura méconnu la nature humaine, il subira par cela même le plus grand châtiment ». On ne saurait mieux qu’ontologiquement faire comprendre à l’homme qu’il doit parce qu’il est. Cette façon de faire est un classique de la domestication. Cicéron me dit en substance : « Tu dois, parce que c’est dans ta nature ». Et comme si cela ne suffisait pas, la Loi est tout de même assortie d’un châtiment, au cas improbable où, malgré le poids « de ma propre nature », je ne saurais quand même pas ce que je fais ni ce que j’ai à faire. Aristote fondait le droit sur l’observation des fins naturelles, nous rappelle Gérard Mairet, ce qui revenait à distinguer, au plan des sources, le droit de la morale. En subordonnant la nature en général à la nature de l’homme, Cicéron retrouvera l’inspiration morale de Platon. (54) Que nous importe dès lors de savoir qui nous sommes, nous comprenons d’ores et déjà que pareille connaissance viendra simplement enrichir notre vocation ! Voyons ceci par exemple : Cicéron prétend que l’âme, principe divin, domine en l’homme et est dans son corps en prison … (56) Mais pour bien comprendre notre obligation, il fait encore préciser : « Ce n’est pas toi qui est mortel, mais ton corps ». En clair, si tu veux être en conformité avec ta nature, le divin qui est en toi, (l’âme que tu as l’honneur d’abriter et qui ordonne, bien qu’elle soit chez toi en prison) ne saurait trouver sur son chemin la moindre résistance… Mais d’où Cicéron tient-il tout cela ? Gérard Mairet nous l’indique : « En outre, la loi n’est ni un décret de l’esprit humain, ni un édit émanent du peuple. En ce sens elle est bien une loi ‘’naturelle’’. » (58)18 Et là est le point décisif : cette loi naturelle est originairement un effet de l’esprit divin, lequel ne « saurait être sans la raison ». Esprit divin / raison humaine : on reconnaît là la fameuse « parenté native ». 19 (…)

En résumé, ma nature d’homme c’est Dieu qui parle à ma raison, infime parcelle de la Raison divine – parcelle susceptible cependant de faire plier ma volonté et mon corps sous la bienveillante conduite d’un représentant élu : « En dernière analyse, la loi est donc un énoncé, un discours, elle est dite par le ‘’sage’’, le philosophe, l’orateur », écrit Mairet. (58) Mais oui, c’est encore et toujours celui qui sait qui guide ... Et quand ce n’est pas un homme qui nous rappelle à notre « nature humaine », c’est toujours un type d’hommes, comme aujourd’hui : « Le contractualisme moderne, juridique et politique, trouve dans l’idée cicéronienne de nature humaine sa source : le bourgeois échangiste s’efforcera de montrer que la nature humaine, c’est lui. » (59)


Par le péché !?

Nous voici d’emblée prévenus : Pour Paul, l’homme ayant été, de sa propre volonté, corrompu par le péché, il ne saurait espérer que le rachat. (61) Je note que la sentence implique donc aussi les hommes à venir, en dépit de leur impossibilité d’avoir voulu. Faut-il croire que ce péché aurait été de toute façon commis par les hommes à venir ? – mais alors leur volonté, tout comme celle des premiers hommes, était fatale, n’était donc point volonté libre. Ou bien, quoi qu’il en soit de la volonté humaine, faut-il comprendre que ce péché est 20 à ce point puissant qu’il s’est littéralement fixé dans le corps humain, « infectant » ainsi les gênes des générations futures ? Mais alors, le corps humain serait-il tout entier « péché » ? Qu’en est-il, dans ces conditions, de la réalité politique parmi les hommes ? On la devine déjà. Voici le principe premier : « Il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont institués par Dieu. » Le contenu paulinien spécifiquement politique est, en somme, nous dit Mairet, un commentaire de ce principe, et il ajoute : la conception paulinienne de la justice en dépend. Le fondement de la justice est pour Paul 1) dans le refus de la « chair » et 2) dans une certaine appréhension nuancée du rapport de la foi chrétienne à la Loi. (61) Voilà un contraste troublant entre l’autoritarisme de la définition de l’homme (pêcheur-né avant même de naître, et donc a priori à sauver) et la nuance relative aux rapports avec le pouvoir temporel (ici sous la figure de la Loi) ! Une certaine duplicité serait-elle à craindre ? 21 Quoi qu’il en soit, Paul veut, à son tour (…) crucifier la chair avec ses passions et ses convoitises 22 : « Si nous vivons par l’esprit, marchons aussi par l’esprit », nous dit-il. Ainsi, la justice paulinienne est tout entière inspirée par l’esprit : c’est la justice dans le Christ, c’est-à-dire dans la foi au Christ. (62) Mais bien évidemment, la foi qu’il nous prescrit ne saurait dispenser Paul d’un savoir, c’est-à-dire de la vérité. La justice selon la foi est la justice selon la vérité, indique laconiquement Mairet. Ladite vérité est cependant révélée ! par opposition à la justice selon la Loi qui fait … ce qu’elle peut. (62) Voilà qui change tout, en effet. Mais qu’on se rassure !, à ce titre, l’une et l’autre ne sont point opposées sous le rapport de l’obéissance et de la soumission qu’elles inspirent (c’est même là une constante de la politique suivant le pouvoir religieux). En définitive, le corps du chrétien obéit à la Loi mais s’efforce autant qu’il le peut de n’être plus qu’esprit – mais un esprit qui ferait corps avec le Christ ! (64) Le corps trouve ainsi rachat de ses péchés dans l’esprit, et compensation pour sa perte – dans la métaphore … C’est cette métaphore qui aura inspiré l’idée de « corps politique » à toute la pensée occidentale. Paul aurait-il inventé le concept de communauté ? Mais alors l’accès au politique n’est le péché que pour autant que celui-ci permet à Paul d’insuffler l’idée d’appartenance de chacun à la communauté chrétienne … On n’imagine pas, en effet, un troupeau composé – d’hommes libres.


Par la théologie ?

« Ce serait manquer l’essentiel de la pensée politique d’Augustin que de voir dans la distinction qu’il établit entre le temps et l’éternité une simple distinction théologique ou métaphysique, privée de conséquence politique. En fait c’est par cette distinction fondamentale que, dans la Cité de Dieu, la théologie se métamorphose en politique et la métaphysique en justification de l’autorité et de la soumission. Plus qu’une théologie politique, c’est une politique du point de vue de Dieu que développe Augustin. » (70) Encore une fois, notre entendement ne servirait donc, ne DOIT servir qu’à assimiler notre soumission et notre obéissance. Accéder par là à la politique, c’est « politiser une ontologie créationniste » (71), c’est priver les hommes de leur raison d’être selon eux-mêmes : « Si les hommes obéissent, c’est qu’ils n’ont pas en eux-mêmes le principe de leur existence » (71) Il est effrayant de songer que des hommes aient pu en toute bonne foi (peut-être) instrumentaliser ainsi notre présence sur terre. Entre hommes profanes, s’agissant réellement de politique et de pouvoir, les choses au moins sont plus claires !


Par une téléologie suivant Dieu ?

Augustin reprend à Paul l’idée d’une essence pécheresse de l’homme. D’Augustin à Thomas d’Aquin, c’est le point de vue de (selon) la fin qui se poursuit. Et comme toujours, la référence à la fin exprime le recours à une origine en laquelle repose la légitimité du pouvoir. (73) Le principe du pouvoir est placé ailleurs qu’en lui-même et ne bénéficie ainsi d’aucune espèce de souveraineté. La norme politique se situe dans une puissance supérieure. C’est là qu’il trouve son origine normative. (id.) Et Gérard Mairet de nous indiquer ce qui a changé depuis l’antiquité : « La pensée antique se référait à une ‘’nature’’ (phusis) qu’elle plaçait comme principe organisateur de la Cité (polis) et de la justice, cette nature était un Cosmos, un ordre toujours déjà-là : in-créé. La pensée thomiste, elle, se réfère toujours à une nature finalisée – ‘’ordonnée au bien’’ – mais elle y introduit la création, un devenir sacré (l’histoire du salut que Augustin comprenait déjà si bien). Et en effet, entre le salut, la promesse, l’espoir, la foi et la fin, c’est une vieille histoire … Condamnés à imiter Dieu, comme dit Mairet, les hommes doivent se conformer à la nature – créée. Or toute multitude dérive, selon Thomas, de l’un, c’est pourquoi il est nécessaire que pour la multitude humaine, le meilleur soit d’être gouverné par un seul. (76) Mais un autre homme, plus loin, en déduira cependant autre chose. Comme c’est dommage ! Remarquons au passage que sans quelque Un à évoquer (sinon convoquer), aucun homme ne pourrait parler à tous ses semblables mais seulement à quelques-uns. Cependant, quand bien même quelque savant et mystérieux savoir-croire (…) aurait rendu par là tous les hommes « homme » (et donc un), ces hommes ne seraient alors conformes qu’à une multiplication arbitraire et artificielle, à l’image d’une hégémonie, d’une victoire sur des adversaires – les autres types d’hommes possibles – et non pour autant à la nature.

Enfin, mais faut-il s’en étonner : dépendant de Dieu, le prince est pour autant parfaitement indépendant du peuple. Celui-ci ne saurait le déposer, seule l’autorité de l’Eglise le peut, le cas échéant. Comme le dit si bien Mairet : Alors que dans le cosmos grec la fonction sacrée était sujette aux lois de la Cité, dans le mundus chrétien c’est la cité qui est soumise au sacerdoce. (78) La finalité politique est bien le pouvoir !


Par la partie prépondérante ?

C’est la position de Marsile de Padoue dont la pensée, en dépit d’un accès très conjecturel à la politique, trace le contour et les limites d’un espace de pensée sur lequel s’édifieront, le moment venu, les conceptions de la modernité en politique. (80) Contre la théocratie de son époque, Marsile élève le monisme étatique et l’autonomie de la société civile et politique. Contre la puissance du pape, surtout ! dont la « plenitudo potestatis » nous informait de rien moins que ceci : « Le Pape est le seul homme dont les Princes baisent les pieds », « Il lui est permis de déposer les Empereurs », « Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul il peut réformer la sentence de tous », « Il ne doit être jugé par personne » … Marsile veut transférer le pouvoir spirituel à la seule légitimité du Concile qu’il définit comme l’ensemble des fidèles, prêtres et laïcs. […] Conséquence ultime : le Pape, désormais soumis au Concile, le sera du même coup à l’autorité du prince séculier. C’est-à-dire que le Prince se voit investi par Marsile de la prérogative de nommer les prêtres et d’excommunier les infidèles. (81) Pour étayer ses vues, Marsile élabore la légitimité qui justifiera la subordination du Pape : la société civile ou politique. L’accès de Marsile à la politique se fait donc aussi par là. Tout comme il se fait également par la « société » pensée comme totalité. (82) Dès lors, ce qui intéresse Marsile, c’est de savoir quelle est la puissance qui doit assumer la fonction d’autorité, et quel rapport établir entre la partie dirigeante et la partie sacerdotale. Une redistribution des pouvoirs. Mais quelle est donc la sphère – s’il en est une – à laquelle échoit la prérogative d’établir une société civile ? demande Mairet. - Aucune, répond Marsile. Il n’est pas de partie qui, en tant que telle, soit à même d’instituer le tout, c’est la totalité qui se pose elle-même par la loi qui en est le principe unificateur. 23 L’institution est œuvre de la loi et c’est le prince ou « partie gouvernante » qui exécute ses décrets. (85) On voit ici la modernité de Marsile. L’idée de la société civile, en effet, poursuit Mairet, est associée à l’idée de la loi, et celle-ci à l’idée de la prééminence du tout sur les parties. La loi est le principe de la vie politique. C’est donc le législateur qui en est la véritable cause. Et qui est le législateur ? C’est le « peuple ou sa partie prépondérante » - ce qui est la même chose. (id.)

Tout moderne et généreux qu’il fut, Marsile ne pouvait soupçonner que des pouvoirs économiques se mettraient un jour en charge – au grand jour, mais dans l’ombre du politique – de modeler en amont cette « partie prépondérante ». Qu’en est-il alors de ce bel ensemble formé par la totalité et bientôt la souveraineté du « peuple » si la duplicité dénoncée plus bas est inscrite dans la loi même qu’il est censé instaurer ? La totalité fait la loi ? La loi fait bien plutôt l’homme, à mon sens, déjà dans la mesure où la majorité des lois sont antérieures aux personnes vivantes qui leur sont soumises, 24 et ensuite par le noyautage dont elle est aujourd’hui victime. 25 En outre, quand Marsile, en parfait démocrate, s’en remet à la majorité des hommes pour corriger aussi les lois, 26 il ne soupçonne pas combien l’inertie « des masses » laissera du champ aux actions individuelles d’influence, beaucoup plus rapides …

Quoi qu’il en soit, Marsile donne la preuve que l’accès à la politique par l’Un peut déboucher sur des considérations diverses. Comme l’écrit Gérard Mairet, « ce thème [de l’Un] est déjà présent chez Thomas d’Aquin, mais il désignait chez lui la préférence à donner au gouvernement d’un seul sur la multitude (monarchie). Là encore, Marsile de Padoue innove considérablement : l’unité du prince est au service de l’unité … de la société. » (90)


Par la force confiante en elle-même ?

Confucius nous revient en mémoire. Machiavel, lui, est le premier à concevoir la politique comme exercice du pouvoir. (94) Le premier à problématiser l’idée de pouvoir, mais non point à considérer en a parte que la politique en est la conquête et l’exercice ... Ce qui est nouveau avec lui, c’est que la question de la « légitimité » d’un ordre politique quelconque vient après la prise du pouvoir. Qu’il le dise. « La politique est la fondation de l’Etat et la conservation de cet Etat nouvellement institué », rapporte simplement Mairet. (Id.) Du coup, la légitimité n’est plus un problème théorique. Le pouvoir est ce qui se conquiert et se conserve. La question morale sort du plan théorique pour entrer dans le plan pratique : la légitimité est dans le fait de prendre le pouvoir et de le conserver. (id.) Comment est-ce possible ? Eh bien : « Qu’un Prince donc se propose pour son but de vaincre et de maintenir l’Etat : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ». (95) En d’autres termes, le Prince est conçu comme un serviteur de l’Etat, avec ou sans légitimité à la source. De préférence sans. Et le peuple lui-même lui en sera reconnaissant. Mais sera-t-il véritablement serviteur, ce putchiste ? S’il maintient l’Etat, la preuve en sera faite ! Et s’il en vient à ruser, ce sera seulement pour maintenir l’Etat. (id.) C’est donc la grâce rendue par le peuple au Prince, pour avoir « fait Etat » et l’avoir conservé, que la légitimité lui est acquise (je ne dis pas accordée). La réintroduction de la nécessité 27 et le déplacement consécutif de la morale, écrit Mairet, rend la définition du domaine politique comme ensemble de pratiques. (id.) Avec Machiavel, la nouveauté c’est donc le fait du Prince. Il dit vouloir être utile à ceux qui l’entendront et qu’il trouve plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination. (94) Soit ! c’est dire qu’il conseille volontiers de ne pas s’encombrer de problèmes à seule fin de quérir légitimité par la réforme. Ce serait vain. Parlant, j’imagine, de candidats timorés ou trop scrupuleux sur la manière de prendre le pouvoir, il écrit en effet : « Les difficultés qu’ils ont à vaincre naissent en partie des nouvelles ordonnances et coutumes qu’ils sont contraints d’introduire pour bien fonder leur Etat et y assurer leur pouvoir ; et il faut songer qu’il n’y a chose à traiter plus pénible, à réussir plus douteuse, ni à manier plus dangereuse que de s’aventurer à introduire de nouvelles institutions ; car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux à qui profite l’ordre ancien, et n’a que des défenseurs bien tièdes en ceux qui profiteraient du nouveau ». (96) Comment ne pas voir là cette figure éternelle du Prince prenant le pouvoir d’autorité, convaincu qu’il servira mieux l’Etat que ne le feraient les hommes, trop incapables selon lui de maintenir un Etat sans se disputer, sans le déchirer ? Il les connaîtrait donc mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes. Si on ne peut lui donner nécessairement raison de son acte, peut-on pour autant et à coup sûr récuser sa connaissance des hommes ? Il y a du Confucius en Machiavel par la confiance en lui-même et par sa connaissance lucide des hommes. Surtout par sa volonté de constituer un nouveau point de départ. Comme l’écrit Mairet : « Il y a deux choses en politique : l’Ancien et le Nouveau ». Machiavel assume pleinement la discontinuité. Mais trop de lucidité ne rend-il pas cynique, peut-être ?

Bref, le Prince bien armé est celui qui réussit. (96) Et ce qui vaut pour n’importe quel homme ambitieux vaut aussi pour lui. C’est une question de méthode : « Il faut considérer si ceux qui cherchent choses nouvelles peuvent quelque chose d’eux-mêmes ou s’ils dépendent d’autrui ; c’est-à-dire si, pour mener à bien leur entreprise, ils comptent sur les prières ou sur la force. Dans le premier cas ils finissent toujours mal et ne viennent à bout de rien ; mais quand ils ne dépendent que d’eux et peuvent user de la force, alors ce n’est qu’à rares fois qu’ils échouent. De là vient que tous les prophètes bien armés furent vainqueurs et les désarmés déconfits. » (id.) Le mot force peut faire ici grincer des dents. Mais les mots autonomie, indépendance, et celui, implicite, de ténacité ? Chacun décidera dans quelle mesure ces vertus, s’il y souscrit, peuvent se passer d’exercer une force sur autrui. Quoi qu’il en soit, Machiavel sait encourager les entreprenants qui pourraient décider d’un destin pourtant peu propice : « Ainsi en est-il de la fortune laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts au lieu où elle sait bien qu’il n’y a point remparts ni levées pour lui tenir tête ». Machiavel, un chef militaire en puissance? Il aura découvert le concept de souveraineté, mais ne l’a pas construit, nous explique Mairet – mais je vois là rien que de très conforme à sa conception du pouvoir. Il replie simplement la souveraineté de l’Etat dans le prince, ajoute-t-il. Mais après lui la question du pouvoir d’Etat sera désormais celle-là même de la souveraineté. (98) Alors gare à la théorie !


Par « l’Utopie » ?

Gérard Mairet semble repérer le fil qui va chaque fois d’un auteur à l’autre parmi ceux qu’il passe en revue. Machiavel fut réaliste ? Eh bien « L’Utopie [de Thomas More] est la critique réaliste de l’Etat. » (99) Hélas l’exposé qu’en fait l’auteur ne m’a pas permis de déceler d’où 28 More prend accès au politique. Est-ce dans un miroir tendu au monde présent ? Explore-t-il un monde où la propriété serait abolie, un monde qui pourrait tout à fait être le nôtre (et donc Utopie déjà en nous) ? Ou bien son accès au politique se fait-il par la juxtaposition d’un tableau (l’Angleterre de son époque) et d’une narration (le récit de Raphaël, le personnage), dans une sorte de parabole d’un nécessaire mélange de constat (ce qui est) et de dialogue (ce que nous voulons) ? Je ne sais. Il se peut, tout simplement, que More ait voulu faire redescendre les fondements platoniciens sur terre et indiquer que les institutions n’ont pas à être conformes à un Bien céleste, mais seulement à ce qu’on attend d’elles : qu’on puisse juger d’elles par leurs effets sur les hommes ! Thomas More dit-il simplement et délibérément autrement ?

Je tâcherai d’en savoir plus. Cela m’intrigue, et cela me renvoie déjà quelque peu à mon « utopie » à moi – un monde à la carte – qui, sous les traits d’une utopie justement, ne laisse de suggérer qu’on peut déjà y mettre un pied aujourd’hui par notre façon de vivre. Une politique « en deux plans » sinon deux étapes, l’un pour soi, aujourd’hui, l’autre pour demain, pour d’autres, pour tous un jour peut-être.


Par la soumission pure et simple ? 29

Je me demande dans quelle mesure la soumission en tant que telle peut constituer un accès au politique. Simplement parce qu’on en fait une doctrine ? Alors ce pourrait être le cas de Luther. Notre soumission en question est envers le pouvoir temporel. Soumission totale et un brin masochiste … Il faut dire que « Si […] l’exercice du pouvoir et le glaive sont au service de Dieu, tout ce dont le pouvoir a besoin pour manier le glaive doit nécessairement être au service de Dieu », alors forcément : « C’est un haut seigneur que notre Dieu ; c’est pourquoi il lui faut de ces bourreaux et de ces valets nobles, riches et de haute naissance, c’est pourquoi Il veut qu’ils aient en abondance richesse et honneur et qu’ils soient forts redoutés de tous. Il plaît à Sa divine volonté que nous appelions gracieux seigneurs ces bourreaux à son service, que nous tombions à genoux et que nous soyons leurs humbles sujets – à condition toutefois qu’ils n’étendent pas trop loin leur ouvrage en voulant cesser d’être des bourreaux pour devenir bergers » (107)

Soumission au prince, donc, mais à condition, est-il dit dans ce passage, qu’il ne veuille point se faire berger. C’est dire combien l’âme du chrétien appartient à un autre monde, ou tout du moins est d’une autre nature. En effet : « L’âme n’est pas soumise au pouvoir de César, il ne peut ni l’instruire, ni la guider, ni la tuer, ni lui donner la vie, ni la lier ni la juger ni la condamner, ni la retenir ni l’abandonner. Toutes choses qui devraient nécessairement être, s’il avait pouvoir pour lui commander et lu imposer des lois. En revanche, il peut le faire pour le corps, les biens et l’honneur ; car cela ressortit à son pouvoir. » Il y a là une sorte de jubilation pour le chrétien : celle de posséder une âme sur laquelle aucun prince, aucune influence, aucune violence même n’a de prise. Voilà qui explique peut-être l’orgueilleuse bravade perceptible dans la première citation. En quelque façon, le chrétien semble dire au pouvoir : « Je vous laisse mon corps, martyrisez-le à votre guise, j’ai mieux ! j’ai l’âme, contre elle vous ne pouvez absolument rien. » Et on l’imagine volontiers rajouter, railleur : « Ni pour elle d’ailleurs, ce qui est pire ! »

Si donc, par quelque exception Luther prêche la désobéissance, ce ne sera jamais que « par l’âme ». Et dans quel cas, précisément, l’indique-t-il ? – dans le cas où le prince enjoint à ses sujets d’obéir aux directives … du pape. (105) Et si par suite l’on est châtié par le prince même, pour lui avoir désobéi ? Eh bien, il faudra encore supporter sans lever le petit doigt ! (107)

Mais qu’on n’aille point reconnaître au moins chez Luther un partisan de la non-violence ! Gérard Mairet s’empresse : « La répression des paysans révoltés en 1525 est menée rondement sur son conseil avisé. » Et il termine son bref exposé par ces mots : « En fait, la politique devient chez lui un état de guerre. En ce sens il n’y a chez Luther aucune révolution en politique, mais la restauration d’une tradition pour laquelle penser la politique c’est théoriser la répression ». (108)


Par un simple constat ?

Un constat politique, par exemple à partir de ce que « sont au fond » les hommes», chacun peut le faire. C’est peut-être même l’accès à la politique le plus couru – dans les fors intérieurs. Mais on aura raison de s’en méfier. Et pas seulement parce qu’il est à la portée de tout le monde et de n’importe qui. En premier lieu, voir où l’auteur d’une proposition politique finit par en venir, 30 voilà qui nous éclaire souvent, rétrospectivement, sur la valeur réelle du constat qu’il aura dit avoir « simplement » fait, toujours premier dans l’ordre du discours, mais pas toujours dans celui de sa réelle cogitation. Ainsi, un accès à la politique proposé aux autres n’est que trop souvent le premier élément d’une préméditation, parfois même inconsciente. Ceci pour le seul contenu. S’agissant d’autre part de notre relation aux autres hommes, les déductions qu’on tire de nos prémisses (le constat « de départ ») trahissent le plus souvent la rhétorique qui anime nos propos, c’est-à-dire la volonté de convaincre l’autre, qui n’est autre qu’une volonté de le dominer. 31 Son savoir fut-il au bout. Sans doute faut-il regretter que les hommes soient plus attentifs aux contenus des discours qu’à la réalité des gestes relationnels qu’ils sous-tendent. Sans quoi chacun s’apercevrait très vite quand quelqu’un veut sur lui l’ascendant et n’use du problème exposé dans un discours, fut-il grave, que comme d’un moyen de prédilection. De fait, vouloir quelque chose pour les autres n’est jamais assez distingué d’un vouloir quelque chose d’eux.


Difficile dans ces conditions de juger d’un accès, et par conséquent d’une proposition politique, sans parcourir d’un bout à l’autre le programme que celle-ci propose. Du reste, se peut-il, à n’en juger que par ses discours, qu’un homme invente un accès qui soit plus respectueux des autres (que ne l’est le savoir), qui dise bien espérer pour eux sans les mettre aussitôt en scène ? On peut alors se dire ici : « L’accès en lui-même sera légitime bien avant les fondements purement théoriques – ou ne sera pas. » Il s’agira donc de dire qu’est-ce qui nous « autorise » personnellement à parler de politique aux autres hommes. En regard d’un trop général accès à la politique par la rhétorique « supérieure », la légitimité recherchée de notre intérêt même pour la politique devrait pouvoir se fonder sur notre honnêteté – relationnelle. 32


Suivant mon raisonnement, il y aurait donc d’ores et déjà trois types généraux d’accès à la politique, définissant par là même trois types de relations humaines a priori – qu’on retrouvera dans les différents discours prononcés par chacun : la théorie (qui justifie l’autorité), la pratique (c’est-à-dire la force qui légitime), et celui que je propose ici, à savoir … n’importe quel accès pourvu qu’il ne fasse pas l’homme.

Un accès (ou tenant) à la politique sans aboutissant prémédité, ni même nécessairement prévisible, est évidemment un minimum requis. Je parle bien d’accès, non de programme ! Ainsi, comment ne pas accorder notre confiance à l’accès vu plus haut par la libération personnelle si, aboutissement déjà lui-même, il nous permet de penser que l’élan qu’elle suscite en nous et qui nous pousse vers les autres est celui de la générosité, un prolongement et non un postulat de départ ? 33 Mais dès lors toute personne programmée par ses études et / ou sa vanité à étudier un jour la politique aura peu de chance de découvrir comment réussir le challenge. Une tradition perdure en effet, qu’il serait peut-être temps de remettre en question : la compétence réduite à l’intellect et la rhétorique. L’honnêteté à l’autre en matière de discours politique, si seulement on y songe, n’est pas seulement d’ordre logique et formelle (réalisme des objets, compétence personnelle, cohérence et intelligibilité du propos : avoir raison). Elle ne se résume pas à étudier correctement un problème, avec méthode, le plus objectivement possible, et à délivrer ensuite humblement ses résultats aux autres. C’est là tout ce qui est enseigné dans nos écoles. Elle est une honnêteté relationnelle. Au-delà de la simple critique souvent adressée à la théorie, la « pratique » qu’on lui oppose généralement se limite elle aussi le plus souvent à la pratique des autres. Car puisqu’il s’agit (= la pratique) de les convaincre, c’est qu’on est déjà en guerre, alors même qu’on n’a pas encore mis un pied en politique « proprement dite » ! A moins que par « politique » il faille précisément entendre la conquête du pouvoir sur l’autre, sur la base d’une conviction servant de pré-texte. Rien n’est donc dit, là non plus, sur la relation que l’on établit avec les autres hommes (fut-elle coutumière et « autorisée ») par notre dire. 34

Le problème mentionné par ailleurs par Daniel Guérin est au cœur du questionnement présent, à savoir le rapport entre une minorité consciente (ce peut être le génie d’un seul cerveau) et la masse humaine à laquelle elle s’adresse. La plus belle théorie du monde peut produire sous ce rapport le plus calamiteux des effets. Le seul expédient qu’on ait trouvé jusqu’ici fut toujours « la fin justifie les moyens ». Nous avons tous fini par croire ne pouvoir faire autrement que de défendre les meilleures causes avec des moyens … disons sur lesquels nous ne sommes pas très regardants. 35 Entre les théoriciens et les activistes un consensus semble régner, auquel les lecteurs de théories, semble-t-il, ne prêtent pas assez attention. Le théoricien se dit en gros : « Après tout, ça ne coûte rien d’échafauder une théorie ». 36 Et en effet il en reste là, cherchant seulement tous les appuis théoriques pouvant convaincre un maximum d’hommes, et pourquoi pas ! des hommes d’action, des activistes. Quant à ces hommes de main, une fois convertis, ils n’ont en tête que la réalisation du projet auquel ils croient. Ils se disent : « Nous devons réussir coûte que coûte » car ils trouvent face à eux, forcément, résistance à leur idéal. On sait ce qu’il en coûte de vouloir réussir coûte que coûte ! Ca signifie qu’on est prêt à tout, qu’on est prêt à sacrifier ces millions de personnes – qui ne se laisseront pas convaincre. Mais à quoi servent donc les meilleures intentions et inventions politiques si elles conduisent toujours à des bains de sang !? Bien ou mal, la même domination est au bout du chemin …

Par une alternative en matière de dire ?

La Boétie fait un constat. Puis véritablement s’interroge, sans préméditation. Et surtout, il ne fait pas l’homme. Nous aurions là enfin un homme qui accède à la politique par les relations humaines. Je veux dire : sans entrer lui-même dans un jeu de pouvoir.37 Alors avec lui, forcément, le langage ne se donnera donc plus libre cours, la vérité seule n’aura plus nécessairement les coudées franches. Il ne s’agit plus d’échafauder simplement une belle théorie dans laquelle on impliquerait les hommes, les soumettrait à un beau programme. 38 Est-ce à dire qu’alors chacun sera mis devant ses propres choix, ses propres responsabilités ? « Méconnaissance des hommes ! diront certains, les hommes en sont bien incapables, ils réclament tous un roi, ils veulent tous suivre, il leur faut absolument un bien collectif, sans quoi ils se déchirent » etc. Mais si au moins une chance était donnée à quelques-uns ? Peut-être ceux-là sauraient-ils ensuite inspirer aux autres de les imiter ?

Une tendance générale de la littérature politique, écrit Mairet, est la croyance en la bonté possible de l’Etat, croyance fermement enracinée au point de faire naître l’idée que la politique en tant que telle est aimable, ou si elle ne l’est pas, qu’elle peut l’être ou doit l’être. (109) Puis, pour marquer l’opposition de La Boétie sur ce point, il ajoute : « Seul entre tous, La Boétie déclare que le pouvoir est haïssable. » Mais il faut encore préciser, il me semble, que ça n’est pas tant ladite croyance au bien politique qui est mise en doute, que la réalité dont elle n’est que la partie « communication », comme on dirait aujourd’hui : la volonté de diriger, de dominer. Quand on n’a pas de velléité de domination des hommes, en effet, fut-ce en les enfermant seulement dans une théorie (« après tout ça n’est qu’une théorie »), on n’établit pas de programme politique. C’est le cas de La Boétie. En tout cas pas de programme proposé sous le principe de l’Un. Peut-être alors sous celui, réhabilité, dédiabolisé, du Multiple ? Sous la forme d’un partage politique et physique du monde suivant la nature et les choix de chacun ? Un monde à la carte ? La Boétie n’y vient pas. Quoi qu’il en soit, la précision donnée vise à marquer sa défiance à l’égard du langage humain. Sinon du langage même, du moins de l’utilisation habituelle qui en est généralement faite en matière de politique. Fait-il pour autant un procès d’intention des doctrinaires ? Notre époque est très bien placée pour déceler quand la « communication » vise à entraver d’autres langages possibles.

La Boétie ne songe pas à réhabiliter le multiple, mais tout de même, selon lui, il y aurait deux natures humaines et non point qu’une. C’est déjà ça. Et donc deux types de discours, peut-être ? Est-ce la raison pour laquelle son discours ne s’adresse pas au prince mais au peuple ? (110) Un discours que le peuple même pourrait faire sien et opposer ainsi à celui du pouvoir !? Nouveauté en politique, assurément ! « Alors que le peuple – même déclaré ‘’souverain’’ – est tenu par un devoir d’obéissance, pour La Boétie son seul devoir est d’être libre. Il écrit : ‘’Les bêtes, si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : vive la liberté ’’. » (id.) L’autre langage est bien un accès, celui de la libération. Mais il faut le trouver.

Le constat que fait La Boétie l’étonne lui-même, mais n’est pas d’emblée empreint de moralisme à l’emporte-pièce : c’est l’absence de dénomination de ce qui fait qu’une foule d’hommes obéisse sans dire mot à un seul. 39 Sans doute le langage qui, par nature, tisse selon lui un lien d’amitié parmi les hommes, est-il débordé ici par la domination, par une communication sans le langage, autrement dit la servitude. (id.) Dès lors, le problème politique est celui de savoir comment nommer ce qui, par essence, se dérobe au langage (111), pourquoi la domination est innommable. La réponse ? – mais nos habitudes de langage nous poussent à formuler une apparente contradiction : « servitude volontaire », « communication hors le langage ». (112) « Volontaire » !? La tyrannie d’un seul n’explique donc pas tout ... La volonté du peuple à se laisser asservir vient de ce que « la seule liberté les hommes ne la désirent point ; non point pour autre raison (ce me semble) sinon pour ce que s’ils la désiraient, ils l’auraient ; comme s’ils refusaient de faire ce bel acquet seulement parce qu’il est trop aisé. » (id.) Partant, La Boétie se constitue peu à peu une connaissance duelle, sinon relationnelle, des hommes et manifeste à mon sens une intelligence politique rare. Il y a deux natures, disions-nous : une qui asservit, « seconde nature », et l’autre qui libère, première. (113) Le problème politique est alors de savoir à laquelle se fier. La Boétie va montrer leur articulation présente, dans les faits concrets, pourrions-nous dire. Double nature ? Justement, la tradition politique avant lui comme après lui est toujours la référence à « la » nature. Mais de quelle nature s’agit-il alors ? De celle ou celles, seule(s), dont l’Un tire sa substance ! (114) Voilà pourquoi le Discours sur la servitude volontaire pourrait aussi bien circuler aujourd’hui encore, comme à l’époque, sous le titre de Contr’Un. L’Un tyrannique est en effet le pendant de la servitude sans voix. Et donc La Boétie, ami de Montaigne, pense le pouvoir de l’Un comme la capacité de se jouer de la Nature, de créer en l’homme une « seconde nature », celle du servage : « Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après, n’ayant jamais vu la liberté et ne sachant ce que c’était, servent sans regret [voire sans conscience de servir, ajouterais-je ici] et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. C’est cela [qui fait] que les hommes naissent sous le joug, et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentant de vivre, comme ils sont nés, et ne pensent point avoir d’autre droit ni autre bien que ce qu’ils ont trouvé [qu’on leur aura accordé], ils prennent pour leur nature l’état de leur naissance. » (id.) Du coup, renchérit Mairet, l’impensable – la servitude volontaire – devient pensable. D’un côté la liberté s’atteste de la mère nature, mais l’accoutumance à bien servir le maître prend chez l’esclave des allures de liberté. (115) La Boétie relève certes la première et la plus grande des « embrouilles », comme il est dit plus bas, faite aux hommes, celle qui consiste à brouiller leur nature première, de sorte qu’ils « en redemandent » puisqu’ils n’ont pas même de mots pour leur condition présente. Mais il est assez clairvoyant pour marquer la nature (« seconde ») des victimes aussi : elles tiennent le pli que la nourriture leur donne. (id.) Assez clairvoyant et honnête, La Boétie, car on comprend aisément quel parti de propagande il aurait pu tirer, comme d’autres le feront après lui sans vergogne, de la seule victimisation des hommes, les « travailleurs » par exemple. Surtout, s’il trouve des circonstances atténuantes (disculpantes, même) à la « volonté » de serfs, il n’attend tout de même pas du grand nombre qu’ils abandonnent cette volonté. D’où l’idée de « quelques-uns » qui se reconnaissent (qui se reconnaîtront) et chez qui la « liberté naturelle » est encore en mémoire. (id.) Pour autant, La Boétie ne prend pas prétexte de cette mémoire encore intacte chez quelques-uns pour condamner derechef une humanité violentée consentante, car il a bien vu comment le peuple se maintient en servitude : il y est maintenu. Par qui ? Par les « maquereaux » du Prince. (116) On s’en doutait : le Prince a partout des complices structurés en réseau. Et Mairet d’en rajouter : « Qu’est-ce que l’Etat ? », pour aussitôt traduite : « La question est : qu’est-ce que la domination politique, domination nominale d’un seul ou de plusieurs. Dominer, c’est bâtir (l’Etat) une pyramide de servitudes et de dépendances où chacun se croyant le maître est l’esclave d’un autre. L’assimilation au chef, la transparence au prince sont les moyens grâce auxquels chacun prend sur soi de s’ériger en maître de son voisin. L’illusion de la maîtrise, telle est la source et le fondement de la « servitude volontaire » pour laquelle sous le tyran ultime, et de proche en proche, l’illusion de commander fait de tous et de chacun des petits chefs serviles à la dévotion du chef suprême, s’identifiant à lui, ‘’jusqu’à être sous le grand tyran tyranneaux eux-mêmes’’. » Et il cite en suivant La Boétie : « Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels s’ils valaient rien, il se devrait garder, mais comme on dit, pour fendre le bois il se fait des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses hallebardiers. »

La Boétie n’est pas un homme dédaigneux, il parle au peuple sans mépris aucun. S’il n’est pas un meneur, pas même par quelque théorie, il n’est pas non plus élitiste. S’il ne croit pas en la libération possible de tous, c’est à cause des deux natures en l’homme, bien sûr, mais aussi et surtout en raison des moyens qu’il faudrait employer pour les réveiller. A commencer par user à son tour, comme ses adversaires, de l’Un. De l’Un qui trompe, toujours la même histoire, donc, le même réseau de domination à mettre en place, etc. Non, il lui suffit de révéler, de nommer, de montrer. Il ne veut pas démontrer. Il ne veut pas entrer dans le jeu du simple dualisme … La Boétie sait qu’il n’aura d’émules que dispersés ici ou là, sans autre efficacité politique que sur eux-mêmes. Mais c’est déjà mieux que de se résigner, se plier, s’aveugler, espérer, attendre ou se mettre en campagne à seule fin de soumettre les autres ! D’autant que ce lâcher prise à la domination, réussite déjà personnelle, constitue peut-être une condition préalable pratiques d’un Contr’Un réalisable à l’échelle collective. Un monde à la carte – une utopie ? On en discute …


Par le droit politique et l’institution ?

Bien après Cicéron, son idée stoïcienne d’« humanité » sera à nouveau mobilisée au service du droit subjectif. Quand « la nature » ou « Dieu » ne feront plus leur effet, quand on invoquera à la place la volonté humaine, quand la politique sera souveraine, alors on nous apprendra que chacun des individus que nous sommes appartient à l’Etat. (Grotius, 130) Ce sera tout de même en quelque façon « dans la nature des choses », en l’occurrence cette fois « dans la nature » … du sujet de droit. L’homme est ainsi défini par sa relation d’appartenance à l’Etat en vertu d’un contrat tacite passé avec la puissance. Ou bien n’y a-t-il pas eu contrat mais effet d’une sorte de connaissance, non plus des hommes mais – de la politique même et de ces conditions ? Dans ce cas, le rapport à la connaissance des hommes fut simplement inversé : la nature conduisait autrefois la politique, aujourd’hui c’est la politique qui conduit la nature des hommes. 40 C’est ainsi qu’a pu naître le Droit – entité abstraite détachée de toute légitimité traditionnelle – comme le reflet du désir de société en chaque homme, désir qui rend possible la vie politique et sociale. (131) Il ne procède pas de ce qui est, mais impose par ses règles ce qui doit être, écrit Mairet (132). Ce fut là l’accès à cette politique qui est la nôtre aujourd’hui encore : par l’institution. Sa sanction est juridique. Kant en abusera.


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Avec toute sa rigueur démocratique, St Just mise également beaucoup sur le pouvoir d’institutions. Celles-ci constituent en quelque sorte des garde-fous : « Je crois que plus il y a d’institutions, plus le peuple est libre. Il y en a peu dans les monarchies, encore moins dans le despotisme absolu. Le despotisme se trouve dans le pouvoir unique, et ne diminue que plus il y a d’institutions. » (176) Mais, nous avertit Mairet, pour les soustraire à l’arbitraire d’un prince, il faut encore que ces institutions émanent d’une Constitution. (174) En outre, après que la révolution a renversé le pouvoir (nous sommes en 1793), l’institution doit être le socle (inébranlable ?) sur lequel reposera la république. L’institution en est ainsi le principe même. (175) : « Les pouvoirs doivent être modérés, les lois implacables, les principes sans retour ». Par suite, les institutions donneront des mœurs, créeront du lien social. D’où l’importance capitale qu’il faudra accorder à l’éducation. (177) C’est par cette notion des mœurs que St Just rapporte la question politique à celle de la moralité publique.

Si « les pouvoirs doivent être modérés », il va cependant de l’intérêt du peuple que le gouvernement soit fondamentalement fort « afin que le sentiment commun [en son sein] l’emporte sur les visées personnelles ». (178) Mais « pareille hiérarchie ne devrait être que dans le gouvernement, afin que, pesant sur lui-même, sa force expirât là où commande la cité » (id.) Est-ce à dire que l’Etat encadre la cité mais s’efface à ses pieds ? Pourquoi cette distinction entre gouvernement et cité ? Parce que l’institution de la cité est pratiquement et théoriquement liée à la Révolution – qui a eu pour objet le bien de tous. (178) C’est quand la liberté publique commence que la révolution se termine, écrit Mairet. La révolution ce n’est donc pas l’insurrection, c’est l’institution d’un ordre politique, c’est le commencement de la politique. Pour cela, il faut des principes « sans retour » sinon la politique est corrompue et fait place au pouvoir. (179)

St Just n’imagine manifestement qu’une seule révolution possible. Derrière elle, le marbre suit, si je puis dire, celui dans lequel doit s’inscrire la Constitution. La Constitution, c’est donc à la fois la fin du pouvoir (puisque naît alors la politique) et l’empêchement d’une autre révolution (puisque la constitution est dans le marbre). St Just et la liberté : la liberté de faire sa révolution et d’empêcher la suivante ? A trop vouloir protéger la liberté humaine, ne l’enferme-t-on pas ?


Par un dépassement de la nature ?

Hobbes va plus loin que Grotius. Sans condamner l’état de nature, il considère qu’il est cependant ce qu’il faut dépasser en nous, ce qu’il nous faut compenser. La condition naturelle des hommes, en effet, c’est qu’ils sont des êtres de désir en proie à la passion de la puissance. (134) En clair : l’état de nature, comme l’écrit Mairet, est le lieu de la guerre de tous contre tous. L’Etat est donc institué en premier lieu pour écarter la mort violente. (132) Bien sûr la politique est déjà présente dans l’état de nature en ce sens que ce dernier se présente comme une lutte à mort qui a sa raison dans le désir de subsister. Il faut donc une loi à laquelle chaque homme obéira car il y trouvera protection de sa vie et donc garantie de ses désirs. (135) Et Mairet poursuit : « La ‘’nature’’ devient donc à son tour un moment négatif – quoique toujours premier – moment négatif car il lui manque une chose que sa seule description au niveau des passions suffit à rendre évidente : la loi commune. » (id.)

Voilà un retour de l’accès au politique par la connaissance des hommes, par leur nature, mais une connaissance comme d’habitude à charge – ici dès lors qu’une volonté commune décide de mettre chacun en sécurité. Il n’est pas question chez Hobbes de retomber dans le postulat paulinien d’une nécessité pour tous d’être sauvés parce que tous pêcheurs. Le « mal » de l’état de nature n’existe qu’autant que le bien est institué : « Les désirs et les autres passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas davantage ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, tant que les hommes ne connaissant pas de loi qui les interdise ; et ils ne peuvent pas connaître de loi tant qu’il n’en a pas été faite. » (id.) A l’égalité par nature dont le danger est la mort violente, Hobbes substitue l’égalité devant la loi. Le pacte social fait son apparition, première théorie moderne du Contrat, nous précise Mairet. « Alors que la pensée politique grecque voyait dans la nature (phusis) le lien rendant possible la communauté politique, Hobbes y voit sa négation. C’est là une conséquence de la théorie de la souveraineté introduite au 16ème siècle. Alors qu’il s’agissait pour la pensée antique de vivre selon la nature, il s’agit maintenant, avec Hobbes, de penser la société politique non pas comme existant par nature mais comme résultant d’une convention. » (137)

Ce qui me paraît remarquable ici, c’est que Hobbes part d’un constat pour en arriver à une convention, de sorte que ledit constat constituerait une connaissance suffisante des hommes pour que la convention politique à laquelle elle conduit rende inutile d’en savoir plus. De fait, l’idée d’un contrat passé entre nous dispense ainsi chacun de connaître les autres hommes, il est entendu que seule notre signature nous empêche de nous tuer réciproquement.

Ce qui me paraît également remarquable, c’est que nos sociétés libérales actuelles sont un mélange d’état de nature et de contrat (du moins tacite), le premier judicieusement inséré dans le second – et un troisième, l’Etat, qui en vit : la concurrence, véritable institution, est en effet cette liberté laissée à chacun d’anéantir l’activité de l’autre, et le contrat juste là pour nous empêcher d’aller jusqu’à le tuer.41 Ainsi, si le « mal » en l’homme n’est tel qu’à partir du moment où il connaît le bien que constitue le pacte social, l’accès de Hobbes à la politique relève bien d’une « misanthropologie » politique. 42 Mais pareille misanthropologie est peut-être la marque de la plus grande lucidité qui soit en matière de gestion des relations humaines ! Elle semble chez Hobbes partir du principe qu’il vaut mieux à coup sûr éviter que les hommes s’entretuent plutôt que de compter sur leur bienveillance naturelle. L’intérêt de chacun, voilà le bout par lequel les prendre. Ledit contrat est alors tout entier une politique de la sécurité des biens et des personnes. Pour autant, cette sécurité de chacun sanctionnée par quelque avantageuse loi ne saurait occulter notre relation collective au pouvoir. Le pouvoir actuel semble précisément jouer les arbitres de la concurrence, de cet état de nature socialisé (sans droit de tuer en fin de partie) dans lequel seul chacun de nous aurait à s’occuper. Trop content de nous voir nous y empêtrer. 43 En réalité il en profite largement, comme chacun sait, en ponctionnant au passage chaque transaction quelle qu’elle soit. Dans une société économique concurrentielle, l’Etat n’est (normalement !) pas un concurrent, mais il est économique. La loi seule joue les arbitres, pas l’Etat. Ce que veut l’Etat, comme toujours, c’est sa seule puissance.

Mais Hobbes ne renonce pas à quelque légitimité naturelle que l’idée de convention ne lui apporte sans doute pas. Par je ne sais quel tour de passe-passe, « l’allégorie de l’état de nature achève de nous livrer son sens : dans l’Etat c’est la nature qui commande. » Mais est-ce un besoin des hommes qui s’exprime là, ou bien simplement celui d’un auteur soucieux de convaincre ? Car nombreux sont les individus, il me semble, auxquels l’idée de contrat et de convention suffisent.


Par la seule force d’être ? (Et donc le combat perpétuel)

Après son court exposé sur Spinoza, Mairet tire les conséquences de sa pensée :

1° Le droit est assimilable à la force : il y a toujours un droit de résistance de la part des sujets.

2° La question de la légitimité n’est pas un préalable à la question de la politique : un pouvoir est légitime autant qu’il peut durer.

3° La référence à la révélation (« origine » sacrée ou « fin de l’histoire ») est au service de la domination. (145)

Avec Spinoza, le sujet aussi aurait donc droit à quelque vertu princière. Il possède un droit de résistance qui lui aussi, à n’en pas douter, est « légitime autant qu’il peut durer. » Ce que Machiavel accordait au seul prince, Spinoza le généralise. Ou plutôt il le distribue à des hommes libres, des sujets (au sein de l’Etat) libres pour le moins d’interpréter plutôt que d’avoir à ingurgiter sans réserve quelque révélation ou autre théorie sans fondement. Souveraineté de la raison sise en chacun de nous, en somme. Et pour commencer, bien sûr, il s’agit d’être libre d’interpréter les Ecritures, de lancer la recherche historique, par exemple. La volonté de savoir librement s’oppose donc à l’obligation prescrite de croire sans discuter. Bref, « L’interprétation […] s’oppose à la définition ou concept de l’objet », écrit Mairet. Ainsi, le goût pour ce qui n’est pas prescrit d’avance a nécessairement des retombées politiques. Chacun pense désormais suivant son désir de puissance : « C’est une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu’il juge être bon. » (145) Mais encore ? Eh bien, c’est par la distinction de ces deux domaines, foi et raison, nous dit Mairet, que la liaison entre politique et religion est établie. (142)


Mais Spinoza n’a pas dans l’idée de combattre la foi par la raison. S’il distingue soigneusement ce que chacun peut savoir de ce qu’il doit (devrait) croire, c’est-à-dire le domaine de la raison du domaine de la foi (141), il ne songe pas pour autant à imposer … un devoir de savoir. Libre à chacun de croire. Mais alors, que dit donc Spinoza aux hommes « non libres de savoir » auxquels il donnera pourtant raison d’être comme ils sont ? Il leur dit que si l’objet de la théologie est de rendre possible la piété et l’obéissance (142), celui de la raison est d’acquérir vérité et sagesse. 44 Il leur dit en somme : « A chacun de voir », même si, bien sûr, lui-même a sa préférence. Du reste, il écrit explicitement : « Il doit être accordé à chacun de dire ce qu’il veut et dire ce qu’il pense », c’est-à-dire son savoir et / ou son croire. En quelque sorte, Spinoza leur dit encore : « Libre à vous d’obéir sans raison si votre désir est tel qu’il trouve là sa puissance. » Mais en matière proprement politique, Spinoza délimite le savoir nécessaire au pouvoir (de chacun comme de l’Etat) en le distinguant radicalement du pouvoir éventuel sur le croire (le pouvoir de chacun de faire croire aux autres). Il y faudra sûrement deux institutions dont l’une seule parlera politique … Le croire (sans raison) est abandonné à la liberté civile.


On retrouve ici, il me semble, les deux natures de l’homme dont parle La Boétie – la libre et la servile – mais enrichies, chacune, d’un caractère intellectuel ou psychologique. En quelque sorte : « La raison pour ma volonté libre, la foi pour ma volonté servile. » Mais il ne faut pas entendre par « servile » un trait parfaitement négatif : « La foi n’exige pas tant la vérité que la piété et elle n’est pieuse et productrice de salut qu’à proportion de son obéissance. » (142 – c’est moi qui souligne) Pour paraphraser Stirner, on pourrait résumer ainsi la position de Spinoza : « Ce que tu as la force de savoir OU de croire, tu en as le DROIT ». La seule chose que semble demander Spinoza aux hommes de foi est – de ne pas s’occuper de politique.


Dans ce partage intellectuel ou psychologique de la liberté individuelle chère à Spinoza, une question cependant demeure en suspens : comment allons-nous, s’il le faut, obéir à l’Etat si seule une théologie sait se faire obéir ? De quelle croyance allons-nous par conséquent accepter de revêtir nos coeurs ? Ou bien n’avons-nous pas à nous inquiéter de cela, l’Etat fera tout ce qui est son pouvoir (…) pour nous faire savoir que dans l’obéissance est notre pur intérêt et notre puissance ? Aurons-nous donc plutôt à consentir qu’à simplement obéir ? Ne jouons pas sur les mots – n’est-ce point là accorder une trop grande confiance au pouvoir de la raison et à la bienveillance de chaque sujet ? Si l’on en croit Mairet, le droit naturel moderne, dont Hobbes est un bon représentant, fait reposer la légitimité de la puissance souveraine sur l’abandon volontaire par chaque individu de son droit naturel. A coup sûr cet abandon signe la servitude volontaire dont parle La Boétie et auquel Spinoza personnellement se refuse ! Mais alors, quel est son rapport personnel à l’Etat en tant qu’il en est le sujet !? Eh bien, c’est implicite jusque-là : c’est un constant rapport de forces. Le droit naturel devient chez Spinoza ma toute-puissance (143) : « Tout ce qu’un individu considéré comme soumis au seul empire de la nature juge lui être utile, que ce soit sous la conduite de la droite raison ou par la violence des passions, il lui est loisible de l’appéter en vertu d’un Droit de Nature souverain » (id.) Ce qui est remarquable ici, mais tout à fait cohérent avec ce qui précède, c’est que la raison ne s’oppose pas aux passions, et qu’elle est au contraire à même de mieux les servir ! Spinoza voit manifestement en la Culture, même, un simple prolongement de la nature. 45 L’existence selon la saine raison, précise Mairet, n’est jamais que l’existence selon le droit naturel bien compris. (144)

S’il y avait un pacte social chez Spinoza passé entre l’Etat et l’individu, ce serait celui de ne jamais cesser de se combattre : Etat ou Sujet, savoir ou croire. Chacun s’en trouve en définitive moralement grandi, car seul ce combat entérine et honore en quelque sorte la liberté la plus grande accordée à chacun. Comme l’écrit Mairet : « Si le sage est convaincu qu’il est préférable de vivre raisonnablement, c’est seulement qu’il discerne là une meilleure garantie pour sa propre conservation. Si bien que si le vulgaire n’a pas atteint cette sagesse, c’est qu’il trouve ailleurs ce qui convient le mieux à sa nature. » (145) Mais laissons le dernier mot à notre champion : « De là nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force, sinon pour la raison qu’il est utile, et que, levée l’inutilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force. » (Id.)


Par la propriété ?

La souveraineté aura inspiré bien des auteurs ! Et tout d’abord la leur propre, en tant que penseurs. Comment ne pas voir là, en effet, leur liberté totale enfin conquise de dire ce qui est, voire ce qui doit être ? Certes, chacun dit se fonder sur un savoir, mais à y regarder de plus près, chacun nourrit bien plus son bon vouloir, sa nature. Sans quoi, pourquoi toutes ces différences de l’un à l’autre sur un même sujet ? Par manque d’objectivité ?


Quel rapport avec la propriété ?


Pour John Locke, la propriété est le concept éminent de la pensée de la politique. Elle est même le centre organisateur de la société civile, l’origine et la fin de la vie politique. (146) Et Mairet aussitôt de le citer : « La fin capitale et principale en vue de laquelle les hommes s’associent dans des républiques et se soumettent à des gouvernements, c’est la conservation de leur propriété. » Qu’en est-il donc de l’état de nature ? C’est un état d’impuissance ! (147) Or puisque la propriété existe dans l’état de nature, quel est donc l’objet de la république ? C’est de la conserver. La république, c’est la puissance de faire conserver par tous la propriété de chacun … L’état de nature, en dépit de tous ses droits, n’est à cet égard qu’absence de société. (148) Le sens de la propriété chez Locke va si loin que : « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci nul n’a droit que lui-même. » (149) Mais il y mêle le droit à l’appropriation : « Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et de ce fait il se l’approprie. » L’appropriation est donc juste par nature puisque je possède ma personne et mon corps. Perpétuer cette possession à laquelle j’accède par mon travail est la fin de la société civile. (id.)

Est-ce là la naissance de l’Etat bourgeois et de l’économie conçue comme accroissement potentiel de richesses ? Quoi qu’il en soit, la société ainsi formée serait le moment pleinement positif de la nature … (150) On l’aura compris : la propriété y devient une puissance. Lors, que va-t-on en faire ? Eh bien, bien évidemment, tout faire pour la conserver. Et implicitement pour l’accroître. Or la république est justement là ... : « C’est donc par un seul et même acte qu’il [le propriétaire] associe la république à sa personne. » C’est Locke qui l’écrit.

Quel rapport entre la souveraineté et la propriété ? A l’échelle d’un homme, la souveraineté est le pouvoir que s’octroie celui-ci de dire ce qu’il veut, en l’occurrence d’établir un lien entre ce qui est et ce qui doit être sans autre (fausse) justification, le cas échéant, que donnée par ruse. Machiavel, initiateur de la souveraineté (même s’il ne la thématise pas, nous dit Mairet, et pour cause !), nous dit du souverain que s’il en vient à ruser, ce sera seulement pour maintenir l’Etat. C’est dire une fois pour toutes qu’un prince ou Etat a beau être souverain, il a tout de même tout intérêt à user de théologie (suivant l’acception de Spinoza) pour inspirer à ses sujets l’obéissance. Il fournira ainsi volontiers une (fausse) justification de son pouvoir s’il peut par là conserver sa puissance. Mieux encore ! d’autres s’en seront chargés à l’avance, complices (« maquereaux du roi » ?) : là où la souveraineté ne se fonde pas, les théories sur la souveraineté auront eu en effet à cœur d’en dire pourtant quelque chose … Les théories sur la souveraineté de l’Etat seraient-elles donc toutes des théologies ? La ruse permet à la force de s‘économiser, assurément ! Chez Locke, la réduction grossière de la politique à la propriété est purement arbitraire. Mais pas moins intéressée. Elle conçoit la politique et l’Etat à son seul service. On y sent le parfait égoïsme d’un seul rêvant d’un Etat soucieux de lui garantir sa propriété et sa croissance économique. Pas un mot (du moins ici) sur les moyens mis en œuvre et les moyens, sans doute douteux, de les conserver, pas un sur les conséquences. Rien à voir avec l’imperium d’un souverain putchiste réellement convaincu de servir l’Etat. Celui-ci ne saurait servir, du reste, quelque vulgaire propriétaire ! Non, Locke n’use même pas de ruse, il me paraît simplement de très mauvaise foi. Il n’est pas homme à parler pour tous, il parle au nom de tous pour lui-même. Certes, la propriété n’est pas un mal, mais demander à un Etat ce que demande Locke revient à lui donner le pouvoir d’écraser tous ceux qui pourraient contester les droits que sa propriété lui accorde : celle d’employer des hommes arrivés après lui, qui ne pourront accéder à la même puissance. La propriété vue par Locke, c’est celle qui me donne conséquemment puissance d’empêcher les autres d’acquérir la leur propre.


Par l’objectivité toute scientifique des rapports ?

« Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », écrit Montesquieu. (153) C’est dire que la pensée qui veut découvrir ces lois va dès lors se frayer un chemin entre ces choses et leurs natures. Pour elle, ces lois sont à déduire des choses et de leurs rapports, puisqu’elles en dérivent. Mais de quoi dérive la nature des choses ?

Mais tout d’abord, entre quoi et quoi y a-t-il « rapports nécessaires » ? Entre les objets mêmes. Et de quel type sont les rapports ? Horizontaux, pourrait-on dire. En effet, la loi-rapport, c’est-à-dire l’uniformité de la relation qui lie un objet à un autre, disqualifie l’idée jusqu’alors reçue de la loi comme décret de la volonté du législateur (Dieu ou le prince). (153) Il faut donc bien le caractère de nécessité pour s’autoriser d’une telle réévaluation de la verticalité traditionnelle de la loi ! (id.) Quelle est-elle, cette nécessité ? Montesquieu écrit : « Dans ce sens, tous les êtres ont leur loi ; la Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leur loi ; l’homme a ses lois. » Pour autant, ce n’est pas la soumission qui définit cette loi, nous explique Mairet. « La nécessité de la loi signifie d’abord que toute chose a sa loi régulatrice interne sans quoi elle ne serait pas. […] Pour être, toute chose doit avoir sa loi propre régulatrice et invariable. » (id.) Sinon physique, 46 cette façon de voir a, semble-t-il, quelque chose d’un point de vue biologique. Mais, ajoute Mairet, cette loi-rapport n’est pas de l’ordre de la volonté et du libre-arbitre, elle ressortit précisément à une obligation « ontologique ». Pas de soumission ?


Je risque ici un parallèle. Si une loi semblable ressortit de ce que j’ai nommé ailleurs « savoir-croire », si elle est à la source même de tout être comme étant « sien » (le sien de ce qu’il est, de ce pour quoi il est fait, de ce qu’il est mesure de devenir, de transformer en lui-même, etc.), alors tout d’abord il est impossible, à mon sens, que sa régulation soit invariable ; on imagine bien plutôt qu’elle variera (tel le savoir-croire) si des circonstances pousse un être à « s’organiser » autrement. D’autre part, si, comme je le crois, la nécessité de cette loi (disons sa nature) est de l’ordre de l’in-su pour l’être même 47 – alors forcément on n’en en apprendra rien. Du reste, comment pourrais-je seulement vouloir connaître la loi dont parle Montesquieu si, comme l’explique Mairet, mon obéissance n’est pas de l’ordre de ma volonté ni de mon libre-arbitre ?

Le parallèle s’élargit encore : « Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière, et privé d’intelligence subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables et, si l’on pouvait imaginer un autre monde que celui-ci, il aurait des règles constantes, ou il serait détruit. » Car selon moi, Montesquieu pose ici, comme je le fis à ma façon dans mon « fonds » (mais sans en tirer les mêmes conséquences), l’énigme d’une nature qui ne pense pas – et pourtant subsiste. Pour ma part, j’ai donné à cette faculté de subsister le nom de savoir-croire, insistant sur le savoir dont l’être qui, quant à lui croit, « profite ».48 Il en serait tout autrement si n’étaient présents sur terre que des êtres pensants. Par chance ou malchance, les êtres au monde autres que « l’homme » sont là pour nous rappeler à l’ordre de l’être sans pensée. Ainsi, si le savoir-croire est une force qui permet à un être de subsister à son in-su même, alors ce dont il prend, le cas échéant, conscience est précisément et uniquement son – croire.

Ceci n’est bien sûr qu’une réponse à l’énigme présentée, elle demande à être crue comme telle, pour la bonne raison que, par définition, la grande majorité des êtres concernés n’en sachant rien, il n’y a pas de raison que nous-mêmes, hommes, sachions. Je n’irai pas plus loin. Il me suffit de dire que nous sommes pareillement présents. C’est cette non-différence ontologique fondamentale entre les êtres que je crois voir pointée chez Montesquieu quand il relève ci-dessous les lois invariables auxquels tous les corps obéissent, et que seuls les hommes violent, pour cause de pensée.49 Mais à l’inverse de lui et de la majorité des hommes, je ne suis plus très sûr, quant à moi, de devoir vouloir savoir.

Malgré les apparences, Montesquieu procède méthodiquement à une laïcisation objective des sources et des fondements, c’est-à-dire à une évacuation pure et simple : « Ainsi la création, qui paraît être un acte arbitraire suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. » Cela signifie-t-il que Dieu même eut à obéir à des lois lui permettant de créer le monde ? Mais d’où « sortaient »-elles alors, ces lois, si rien n’était avant l’acte créateur même ? Montesquieu répond à cette question : « Il serait absurde de dire que le créateur, sans ses règles, pourrait gouverner le monde, puisque le monde ne subsisterait pas sans elles. » (154) Ainsi, c’est donc que Dieu les a créées en même temps. Il nous faut donc bien comprendre que Dieu même ne saurait gouverner le monde (l’eut-il créé ou pas, c’est au fond égal) sans en connaître ses lois. Précisément : « L’homme comme être physique est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables …. » dit Montesquieu (c’est moi qui souligne), mais, en tant qu’il est le seul être à penser, il se permet mais à tort, de désobéir à ces lois : « … Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu’il établit lui-même. » (C’est encore moi qui souligne). Bien sûr, encore une fois, ça n’est là qu’une interprétation. Montesquieu semble opposer, comme je le fis, l’être universel à la pensée humaine qui n’en peut mais – mais obéit, quoiqu’elle pense d’elle-même, aux mêmes lois, pensables peut-être, mais assurément non point faites de pensées.


Transposées sur le plan politique, le concept de loi-rapport emprunté à la physique fait donc aussitôt l’économie de l’origine et de la fin. Il s’agit d’étudier le problème politique comme le problème « physique » du mouvement des corps : connaître ce qui est, là présentement (154). Je serais tenté de dire ici : « Les hommes obéissent à des lois, les Etats aussi ! » La transposition susdite, Mairet la décrit ainsi : « Or, de même que le mouvement des corps est discernable par les lois qui les font se mouvoir, de même les corps politiques sont définissables par les lois qui les ‘’gouvernent’’ ». Par corps politique, Montesquieu entend les rapports en jeu, institutionnalisés, dont il va étudier l’esprit. « Il n’y a donc pas, pour Montesquieu, d’Etat en général, mais des Etats gouvernés par tel type de loi qui leur est propre. » (156) Ce type de loi qui fait mouvoir les gouvernements (Etats) selon leur « nature » a précisément trait, dans ma pensée, au savoir-croire. Bref, Montesquieu traite ainsi, non point des lois, mais de l’esprit des lois. Leurs rapports ? Les lois qui sont en rapport avec la formation de l’Etat, il les nomme lois civiles, et les lois qui sont en rapport avec la conservation de l’Etat, lois politiques. (155) Quand Montesquieu dit qu’il s’occupe non des lois mais de leur esprit, il veut dire que son objet est l’institution, précise Mairet. Qu’est-ce que l’institution ?, poursuit-il, c’est d’abord, méthodologiquement, ce qui est. (156) Ainsi « bouclés », les rapports politiques peuvent être étudiés comme présent historique. (id.) Mais encore ? On apprend plus loin que pour Montesquieu, l’Etat est une totalité de « nature » et de « principe », à savoir ce qui le fait être et ce qui le fait agir. Et puis ? Eh bien, c’est la nature qui spécifie cette totalité. Mairet nous fait languir … Quelles sont donc les différences de nature ? Montesquieu le dit ici : « Il y a trois sortes de gouvernements : le Républicain, le Monarchique et le Despotique. Pour en découvrir la nature, il suffit de l’idée qu’en ont les hommes les moins instruits. » (157) Tiens, voilà qui est étrange ! Pourquoi les moins instruits ? Qu’en disent-ils justement en chaque cas ? Sommes-nous assurés qu’ils percevront la juste nature du gouvernement auquel ils obéissent ? Ou bien sommes- nous, peut-être, assurés du contraire, tant « ce qui est » ne peut être perçu que par un minorité d’hommes – instruits ? Bref, Montesquieu qui est un homme instruit, mais sans doute aussi un homme modeste, déclare : « Je suppose trois définitions, ou plutôt trois faits : l’un que le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. » (id.) L’esprit des lois se comprend donc ainsi : « Puisque les lois sont des relations, seront dites ‘’lois fondamentales’’ celles qui établissent un rapport entre un ‘’gouvernement’’ et sa ‘’nature’’. » Ainsi, je le suppose, ces ‘’lois fondamentales’’ échapperont-elles nécessairement à l’homme non instruit. Il ne saura juger que selon sa courte vue et son intérêt immédiat. Est-ce cela que Montesquieu aura voulu dire ? 50

Mais revenons plutôt à notre esprit des lois et au rapport nature / principe. Les Etats sont définis par leur ‘’nature’’ respective, tandis que le mouvement des Etats est pensable par les ‘’principes’’. (158) A la nature républicaine correspond la vertu, à la monarchique l’honneur, et à la despotique la crainte. Mais ces principes ne sont pas moraux, ils sont les référents auxquels se rapportent les lois : la conformité au principe assure la stabilité des institutions, [c’est-à-dire] la pérennité de l’unité de la nature et du principe. (id.) En d’autres mots, un régime despotique tiendra aussi longtemps qu’il sera craint puisque c’est la crainte qui en est « l’esprit », un monarchique tiendra aussi longtemps que ses sujets croiront en l’honneur, et un républicain tiendra aussi longtemps que la vertu qui en est son principe perdurera aussi dans l’esprit des citoyens ? A ce rythme-là, on se trouvera bientôt renvoyés à ces Etats inspirés par l’amour de dieu ou celui des hommes. Mais on se prend aussi à imaginer un Etat fondé sur un autre « sentiment », bien que le principe, nous est-il dit, n’en soit pas moral : devons-nous vraiment considérer l’Etat comme un être réellement vivant, existant plus que nous, au risque que nous ne vivions plus que – pour lui ?


S’il est vrai que l’esprit scientifique dont s’inspire Montesquieu ne prescrit pas (ne se mouille pas), s’il se contente de décrire ce qui est et d’en tirer les lois universelles (voire simplement des lois ponctuelles de rapports), alors son œuvre s’arrête logiquement là, et Montesquieu aura développé en quelque sorte un constat, tout comme un physicien cherche, et seulement ensuite découvre ce qui ne dépendait donc pas de lui (car comme on sait, une préméditation chez un scientifique est à coup sûr une subversion). Chez Montesquieu, les relations humaines ne sont cependant pas loin, puisque au travers de l’esprit des lois qu’il recherche, c’est un certain esprit insufflé aux rapports humains qui est révélé ici ou là. Bref, savoir si la république procède de la vertu, la monarchie de l’honneur, et le despotisme de la crainte, ne nous avance guère. Mais tout du moins, nous comprenons en quoi nous sommes toujours « l’homme qui va avec » (…) tel ou tel régime, et combien il nous faut veiller désormais à toujours bien penser la politique en termes de rapport au pouvoir, au lieu de le penser lui, « l’Etat », comme au fond il le désire, et comme le fait Montesquieu. Précisément, « l’Etat » 51 comme entité simplement souhaitable et qui, chez tous les penseurs, constitue traditionnellement un met de choix pour leur activité préférée, fait désormais partie, selon nous (j’imagine ici un nous), de la prescription passée. En l’occurrence dans la continuité inaugurée jadis par Parménide et son « Etre ». Je rappelle ici à ce que Gérard Mairet disait plus haut : « Une tendance générale de la littérature politique est la croyance en la bonté possible de l’Etat, croyance fermement enracinée au point de faire naître l’idée que la politique en tant que telle est aimable, ou si elle ne l’est pas, qu’elle peut l’être ou doit l’être. » Pour ma part, cela ne signifie pas que l’Etat est haïssable (c’est la suite que donnait Mairet à son propos en parlant de La Boétie), mais que, si l’on retient ici la leçon de Montesquieu, il faut, pour le connaître, découvrir à travers ses lois qu’elle est son – esprit. Et à coup sûr, même si Montesquieu n’est pas allé si loin, cet esprit parle des relations humaines, de quel type d’Etat-rapport elles ressortissent …


J’en viens ici à me demander, pour en juger en tout état de cause, de quel esprit procède aujourd’hui notre libéralisme mondial actuel.52 Quoiqu’il en soit, nous devons à Montesquieu, si j’en crois Mairet, non point la séparation des trois pouvoirs – le législatif, l’exécutif et le judiciaire – mais leur plus juste interaction au sein de l’unité de l’Etat (160). Nous gagerions volontiers que l’esprit de cette régulation de l’une par l’autre de ces trois sources d’institutions constitue un équilibre politique durable si nous n’étions pas aujourd’hui en mesure d’affirmer qu’hélas ça n’est plus suffisant. Pour être parfait, tout paradis sur terre devrait prévoir sa corruption.

Par « le peuple » ?

Chez Rousseau, le peuple est la pierre angulaire de l’édifice constitué par le contrat (165). Le peuple étant le souverain, il est par cela même source de la loi : Souverain donc Législateur. La loi est la « déclaration de la volonté générale » (id.). Pourquoi Rousseau commence-t-il par le peuple et non plus par l’Etat ? Il répond : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre [il] est le vrai fondement de la société » (162). Le peuple n’est donc pas cette collection naturelle d’individus gouvernés par un prince, il lui faut lui-même se constituer comme tel. L’accès de Rousseau à la politique signifie donc l’accès par une institution du peuple. Mais se peut-il qu’une « agrégation d’individus » élise un roi avant que de s’être constituée en « peuple » ? Rousseau écrit : « Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y vois point un peuple et son chef. » (id.) En somme, si Rousseau accède à la politique par « le peuple », il a dans l’idée de penser le pouvoir qui va avec, non point de soulever le peuple contre la domination présente (sinon toujours effective ?) du prince. A l’inverse d’un Montesquieu ou d’un Hegel, Rousseau ne pense pas le présent mais ce qui, selon lui, doit être. La souveraineté du peuple sera sa légitimité, à son origine est le contrat. Exit le mythe de l’origine. Exit aussi la révolte ; tout est repensé ensemble. Le peuple est le pouvoir. Voici le programme : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’avant. Tel est le problème fondamental dont le contrat donne la solution. » (id.). Rousseau promet là bien plus que ces prédécesseurs ! Jusque-là, toute idée de protection de l’individu requerrait son abandon volontaire d’une partie au moins de sa liberté naturelle. Preuve, s’il en est, qu’il la détenait donc. A vrai dire, pour que Rousseau puisse tenir un pareil engagement, il lui faut au contraire imaginer la réplication d’un individu « qui n’obéisse qu’à lui-même » que pour autant qu’il aura été contraint … à la liberté. En effet : « Il [le contrat social] renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre. » (165) Ainsi, le peuple ne sera pas formé de tous les citoyens, mais de ceux-là seuls qui auront cédé à la liberté … prescrite. Un mélange inédit de bonnes intentions et de terreur ? Il fera école. L’ambition de notre penseur est grande, veut-elle se mesurer à la nature ? : « S’il y a des esclaves par nature, c’est qu’il y a des esclaves contre nature. » (163) Rousseau distingue-t-il ici deux types d’hommes, dont l’un serait digne de liberté ? Oui, celui dont il veut susciter la venue. Mais si, comme nous l’explique Mairet, « nature » et « domination » sont chez Rousseau contradictoires, la domination ne sera-t-elle pas du côté du contrat ? Mais quelque chose sûrement m’échappe … En fait, « Ayant perdu la ‘’liberté naturelle’’ et voulant la retrouver dans la société civile, les hommes s’engagent à respecter la loi qu’ils se donnent à eux-mêmes », explique Mairet. (164) Ainsi donc, c’est parce que les hommes sont nés libres mais auront été rendus esclaves par quelque pouvoir contre-nature, qu’ils veulent retrouver leur liberté naturelle en créant à leur tour un … autre pouvoir. N’est-ce pas là, peut-être, la marque d’une liberté contaminée aux idées du pouvoir, bien plus que du désir de recouvrer la liberté naturelle ? Une méprise en tout cas, logiquement ce me semble, pour autant que le pouvoir n’aura montré exemple jusque-là que du contraire de la liberté (naturelle). Sacré challenge, de ce point de vue, que de vouloir mêler deux contraires en une seule de ses parties ! De surcroît celle qui fut toujours spoliée par l’autre. Si tant de penseurs ont justifié la soumission des hommes, Rousseau donne un mauvais exemple, à mon sens, de la volonté de justifier leur liberté ! Non content de ne rien prévoir pour ceux qui ne signeraient pas (jusqu’à preuve du contraire), Rousseau définit ceux-là mêmes qui signent comme ayant été contraints de le faire ! Ma volonté de signer le contrat proposé n’est rien à côté de la volonté que le contrat forge pour elle : 53 « A l’instant, au lieu de la personne morale particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté » (id.) Se peut-il donc qu’une personne recouvrant sa liberté naturelle au point d’imaginer un Etat dans lequel elle pourrait vivre, consente à ne recevoir d’unité, de moi, de vie et de volonté, que des bienfaits d’un contrat qui ferait d’elle un exemplaire de volonté commune ? Exacerbation paradoxale de l’idée de corps social !

Rousseau est pour moi l’occasion de faire une importante distinction. Rousseau et les meilleures intentions du monde … Oui, mais je ne veux pas même être une personne si je suis par là, ou par tout autre privilège, un PRODUIT DE la société. Or c’est bien « cela » que Rousseau, à la suite de tant d’autres, propose à chacun de nous d’« être ». Pour ma part, je veux bien n’être QUE un individu indéfini vivant EN société. A ses lois je saurai ce qui m’en coûte de désobéir, mais au moins, je n’aurais pas à être suivant un programme établi avant même que je sois né. J’ai énuméré tout du long autant d’accès à la politique que d’auteurs (et encore ceux qui suivent). Sans doute peut-on réduire à une seule catégorie ceux qui consistent en définitive à faire l’homme ? « L’accès par l’homme idéal », en somme. Les autres sont-ils agglomérés suivant l’accès par les devoirs du pouvoir, l’accès par la conformité à la nature (des hommes ou du pouvoir), l’accès par la théorie savante ? En voici un mélange :

Par la place du marché ?

Pour Adam Smith, l’échange est une donnée naturelle, et la nation est le milieu naturel de l’échange social. (170) L’économie marchande capitaliste que Smith a sous les yeux est un fait de nature : le souverain (l’Etat) est et doit rester extérieur à la nation. (id.) Pourquoi donc ? « Le souverain se trouve entièrement débarrassé d’une charge qu’il ne pourrait essayer de remplir sans s’exposer infailliblement à se voir sans cesse trompé de mille manières et pour l’accomplissement convenable de laquelle il n’y a aucune sagesse humaine ni connaissances qui puissent suffire, la charge d’être le surintendant des particuliers, de la diriger ‘’vers les emplois les mieux assortis à l’intérêt général de la société‘’. » (172) Voilà qui nous rappelle l’« autorégulation du marché » dont on parlait chez nous voici peu de temps encore. On pourrait penser que Smith croit donc en un ordre providentiel commun du marché en dépit des intérêts différents et contradictoires des individus, mais Mairet nous explique qu’en fait ce que prépare Smith, à son corps défendant, quand il dresse le tableau des catégories économiques (en quoi consistent véritablement les Recherches de la nature et des causes de la richesse des nations), c’est l’instrument de la critique la plus radicale de ce que, pourtant, il tient pour le meilleur : l’Etat libéral « séparé » et la « liberté naturelle » contre lesquels le salariat et l’histoire vont respectivement se dresser (173). Cela signifie que Adam Smith fournira à d’autres le bâton pour se faire battre : un accès politique nouveau et terriblement convaincant.

Qu’en est-il de la politique proprement dite ? Smith donne à la théorie politique un substrat économique. (168) L’économie politique se constituera tout d’abord en déduction de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange. (169) Et la part du travail dans l’économie ? « Le travail annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à la consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie [valeur d’usage], et ces choses sont toujours ou bien le produit immédiat de ce travail ou achetées des autres nations avec ce produit [valeur d’échange]. » Partant, je suppose qu’on peut ainsi faire le bilan comptable d’une nation. Par conséquent, poursuit Mairet, la Division du travail est reconnue comme la source de la richesse des nations (170). Ainsi « L’économie nationale tend à augmenter le nombre de ces salariés dont le travail ajoute à la valeur du sujet auquel il est appliqué ; elle tend donc à augmenter la valeur échangeable du produit annuel de la terre et du travail du pays ; elle met en activité une quantité additionnelle d’industrie qui donne un accroissement de valeur au produit annuel ». (id.) Mais suite à une telle capacité de faire la comptabilité d’une nation, va-t-on se mettre à en proposer la gestion ? Qui entreprendra cette gestion, d’abord nationale, puis internationale? Quoi qu’il en soit, la richesse des nations n’est pas exactement et nécessairement la richesse des salariés si, comme l’entend Smith, pas même le souverain n’est en mesure de s’en mêler ! Il était donc à mon sens prévisible qu’à travers une pareille politique de production de marchandises, si elle venait à s’exercer un jour dans les pays industriels, les salariés bénéficieraient des produits à la seule valeur d’usage nécessaire à leur survie, tandis que les produits à valeur d’échange seraient stockés chez les industriels et vendus au monde entier en quantité toujours plus grande ...54


Par un absolutisme de la raison ?

En lisant les quelques pages consacrées à Kant, on comprend mieux, en négatif, en quoi il n’y aurait commencement de la politique, comme chez St Just par exemple, que par la révolution : « Contre le législateur suprême de l’Etat il n’y a donc point d’opposition légale ; car un état juridique n’est possible que par soumission à sa volonté législatrice universelle ; 55 il n’y a donc pas non plus un droit de sédition, encore moins un droit de rébellion, et envers lui comme personne singulière (le monarque), sous prétexte d’abus de pouvoir (tyrannis) pas le moins du monde un droit d’attenter à sa personne, et même à sa vie. » Version toute juridique de la souveraineté, assurément ! Comme l’écrit Mairet, le despotisme peut donc bien exister empiriquement, il ne constitue jamais en tant que tel une raison valable pour lui résister ... (186) Pour être juridiquement valide, explique-t-il, la résistance devrait être autorisée. Or cette autorisation est contradictoire avec la souveraineté (du prince) si elle repose sur l’idée que le peuple aurait le droit de la déposer, ou de lui résister – ce qui reviendrait à faire du peuple le véritable souverain, tout du moins son juge. (id.) L’horreur que lui inspira la révolution française et surtout l’exécution « dans les formes » de Louis XV| est sans doute pour quelque chose dans ce durcissement juridique du droit politique auquel Kant se livre. Il cherche à coup sûr à fonder une nouvelle instance. Qui soit hors d’atteinte, surtout ! Son propos est moins de saisir la nature politique de l’Etat (sa légitimité ?), en insistant par exemple comme Rousseau sur la constitution politique ou sur la forme de l’autorité, que d’en saisir (ou d’en celer ?) le principe juridique. (180) On comprend pourquoi. Si les raisons de Kant sont bien celles supposées ici, il pourrait avoir imprégné de juridique le commencement politique même : « Un Etat (civitas) est l’unification d’une multiplicité d’hommes sous des lois juridiques. » Il aura eu soin ensuite d’étayer, voire de renforcer son a priori (pour m’exprimer dans son langage) décrit plus loin. La distinction désormais classique entre « état de nature » et « état civil » lui en fournira l’occasion : alors que la philosophie contractualiste déduisait la nécessité de l’Etat […] de la description de l’état de nature, nous explique Mairet, Kant ne tient pas cette raison pour satisfaisante en elle-même. (182) L’idée de l’Etat ne procède pas, selon lui, de faits (bons ou mauvais) imputables à l’état de nature, elle est au contraire une « Idée de la raison » comme l’est le droit lui-même. (id.) La raison serait donc la juridiction suprême, attendu qu’elle autorise un durcissement juridique de la constitution politique, je suppose. Il apparaît clairement, commente plus loin Mairet, qu’il appartient au concept du droit qu’une vie civile, hors de toute contrainte juridique, n’existe pas non seulement réellement mais encore selon la raison elle-même. (183) Mairet a raison d’insister sur « civile », comme pour bien marquer que le droit politique de résister, s’il en fut, eut été extérieur à notre propre « unification » aux autres hommes. 56 Dans la citation donnée plus haut, Kant entend que l’Etat est la civitas encadrée par un pouvoir juridique hors d’atteinte pour tous. Sa pensée politique repose sur une double déduction continue Mairet : premièrement il déduit la notion de droit de la raison et, deuxièmement, il déduit la soumission – dans l’Etat – de cette idée du droit. (id.) Comment procéder à l’enfermement raisonné (i.e. arbitraire) du politique dans le droit ? Eh bien par exemple en postulant que l’Etat ne saurait être autrement pensé que comme le concept de la vie commune selon le droit, cette Idée a priori de la raison. (Id.)

Résumons l’absolutisme juridique « en raison » de Kant. Il procède de deux coupes franches : en amont de l’entité politique, il rompt tout rattachement à l’état de nature. En aval, il rend illégale toute résistance. Au seul commencement véritable est selon lui la raison … d’où sort l’Idée de droit … à partir de laquelle SEULE – le problème de l’Etat devient alors pensable. (182) On reconnaît là une tentative parmi d’autres de forcer les hommes à l’accès à la politique dans l’exercice de laquelle ils sont destinés à être partie prenante. Accès par la soumission générale. Hegel reprendra la méthode.


Par le Concept vivant ?

Le concept vivant – voilà peut-être ce qui résume le mieux la pensée politique de Hegel telle qu’elle est exprimée dans l’ouvrage de Mairet. « Le concept se développe à partir de lui-même, progresse et produit ses déterminations d’une manière immanente, au lieu de s’enrichir par l’affirmation gratuite qu’il y a d’autres aspects et par l’application de la catégorie d’universel à telle matière donnée par ailleurs. Le principe moteur du concept en tant qu’il n’est pas simplement analyse mais aussi production des particularités de l’universel, je l’appelle dialectique », écrit Hegel.

Quel est ce concept ? Autant dire, suivant les trois sections de la citation, 1° qu’il est souverain et actif, 2° qu’il n’est pas un de ces « universels » simplement théoriques qu’on pourrait appliquer ici ou là, 3° qu’il échappe à notre simple analyse aussi longtemps qu’on ne le voit pas véritablement agir. Surtout, il n’est pas une transcendance, et donc séparée, mais immanent à chaque individu, co-présent en lui. Ce pourrait être le savoir-croire. Hegel dit que c’est la liberté. 57 Les Principes de la philosophie du droit, écrit Mairet, sont écrits du point de vue de la liberté « concrète », autrement dit l’Etat. (188) Il faut dire ici que le point de vue de l’Etat rend forcément le statut de l’Etat concret. Les abstractions seront les individus mêmes ... L’Etat, n’est pas une chose, rapporte Mairet, il est l’intégration des parties, il est ce par quoi les parties ou éléments sont discernables non seulement pour ce qu’ils croient être mais encore et surtout pour ce qu’ils sont en effet : des abstractions. (189)58 Le « concept » dont parle Hegel n’est-il pas ce que je dénonçais ailleurs comme Etat d’esprit ? Pour autant, il se défend de déduire ce qui doit être de ce qui est – l’Etat : « Ainsi notre traité en offrant la science de l’Etat, ne veut rien représenter d’autre qu’un essai pour concevoir l’Etat comme quelque chose de rationnel en soi. Il est un écrit philosophique et rien n’est plus éloigné de son intention que de construire un idéal de l’Etat comme il doit être. S’il contient une leçon, cette leçon n’est pas adressée à l’Etat, elle enseigne plutôt comment celui-ci, qui est l’univers moral, doit être connu. » Que Hegel, l’homme, ne veuille dire ce que doit être l’Etat, cela tient à ce qu’il ne le peut pas, ne le doit pas, il n’est qu’un individu. En effet, si c’est parce que l’Etat est convertible en conscience humaine qu’un individu (= l’homme Hegel) peut l’appréhender, sa dialectique ne saurait cependant être mue par quiconque ; le tout ne se meut que par lui-même, de lui-même. Hegel profite donc au maximum de la parenté native entre la réalité et la pensée en soi : il « sent » comment la réalité du tout peut être appréhendée. Ce pourrait là encore être l’intuition d’un « savoir-croire » humain que l’on pourrait entrevoir « à l’œuvre ». Mais pourquoi circonscrire cette réalité sous le nom d’« Etat » ? A cause de la vie en commun ? Bref, Hegel dit s’en tenir là, ne rien prescrire. Mais il lui faut découvrir selon lui les principes, en l’occurrence les principes de la philosophie du droit. Pourquoi du droit ? Parce que « L’origine historique de l’Etat ou plutôt de chaque Etat particulier, de son droit et des ses modalités – est-il sorti des relations patriarcales, de la crainte ou de la confiance, ou de la corporation, et comment a été conçu et affermi dans la conscience le fondement de tels droits, est-ce comme droit divin, positif, ou comme contrat, coutume, etc. – ce sont des questions qui n’intéressent pas l’idée de l’Etat elle-même mais eu égard à la connaissance philosophique, dont seule il est question ici, c’est un simple phénomène, une affaire historique ; eu égard à l’autorité d’un Etat réel, si elle se fonde sur des principes, ceux-ci sont pris des formes du droit en vigueur chez lui. » Autant dire que l’histoire ne fonde pas, elle n’est qu’une succession de modalités de la réalisation du concept vivant. Il faut donc supposer que celui-ci seul « progresse » et qu’un jour viendra où il sera en pleine possession consciente de ses moyens. Dans la conscience de qui ? Sûrement (pas) de chaque individu ? Mais ne se peut-elle déjà, pareille conscience, puisque Hegel l’entreprend ? Si ni tel Etat ni tel autre ne l’intéresse, c’est donc bien l’Etat en soi dont il cherche les principes. Si ceux-ci sont ceux d’une philosophie du droit, c’est parce que le mouvement dialectique ne peut être considérée par Hegel et par nous que comme allant d’un point vers un autre, plaçant l’Etat en bout du raisonnement alors même qu’il est au commencement même. (188) N’était ce problème formel de l’expression, de l’Etat, Hegel révèlerait tout cru – son essence. Pour ma part, si je décèle « comme un savoir-croire aussi en l’homme », je me garde bien de prétendre chercher seulement son essence ! Quelle est l’essence de l’Etat dans une optique du « tout » dans lequel et pour lequel un individu n’est qu’une abstraction ? On le devine déjà …

Si l’Etat n’a pas d’origine historique, concevoir ce qui est c’est également substituer à une finalité historique externe un processus interne, autonome, la genèse immanente à la chose. (191) La politique n’a pas de fins supérieures providentielles dont elle dépendrait en quelque façon, elle n’a pas de fins dernières vers lesquelles elle doive tendre – elle est elle-même la fin, nous explique Mairet. (id.) Mais alors quelles sont ces idées qui animent les hommes en matière politique si aucun espoir de changement ni aucune révolution ne saurait leur faire comprendre l’essence de l’Etat ? Faut-il que l’aperception idéaliste de Hegel ne comble qu’une contemplation arrêtée de l’immanence en toute chose, immanence qui échappe nécessairement à cette chose même !? Autant dire que tout homme ne sait rien tant qu’il s’anime lui-même de quelque idéal, de quelque idée politique d’amélioration de sa condition ! Et pourtant, comme pour moi le « savoir-croire », la « dialectique » de la réalité hégélienne inclut tous ces mouvements, fussent-ils en définitive in-sus. Alors quoi ? Hegel ne nous prescrit-il pas implicitement de considérer nos mouvements de conscience (et nos actions mêmes) comme ressortissants d’une réalité qui nous échappe ? Ne nous convie-t-il pas, peut-être, à nous abandonner à cette réalité qui serait – l’Etat ? Nous allons voir … Pour ma part, si l’on peut au fond accorder confiance à quelque « immanent », savoir-croire en nous, je ne vois pas en quoi elle prendrait nécessairement la forme d’une croyance fidèle en l’Etat.

Mais Hegel insiste, et il n’hésite même pas à déifier une conscience qui transparaîtrait en quelque sorte de l’Etat. L’Idée platonicienne prend véritablement corps (spirituel et concret) en lui : « L’Etat est la réalité en acte de l’Idée morale objective – l’esprit moral comme volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se connaît et se pense et accomplit ce qu’elle sait et parce qu’elle sait. » – Le savoir-croire pense ! Et pour finir, comme on pouvait s’y attendre, la dépendance de l’individu, enfin claire à soi-même, fait office de – devoirs. « Dans la coutume, il [l’Etat] a son existence immédiate, dans la conscience de soi et l’activité de l’individu, son existence médiate, tandis que celui-ci a, en revanche, sa liberté substantielle [il n’est donc plus abstrait ? Elle est immédiate pour lui ?] en s’attachant à l’Etat comme son essence, comme but et comme produit de son activité. » Nous y voilà …

Mais nous prescrire de la sorte un tel devoir conscient d’appartenance et de dévouement historiques à l’Etat après nous avoir si bien informés de l’ignorance inhérente à notre croyance d’appartenir à l’Histoire (nos analyses historiques et nos espoirs) – n’est-ce point là demander à chacun de nous d’assumer son ignorance, de n’en être point dupe tout en y croyant ? Dois-je me vivre comme paradoxe vivant ? 59 Ma petite liberté ignorante ne doit pas se renoncer à elle-même, c’est par là qu’elle contribue à la liberté consciente d’elle-même de l’Etat … : « L’Etat, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus, dont le plus haut devoir est d’être membre de l’Etat. » C’est à se demander si le droit ne fut pas invoqué pour satisfaire aux devoirs exigés par l’Idée, ou bien si, Hegel n’est pas en train de nous livrer son propre rapport personnel à son œuvre : « Le concept de la réunion du droit et du devoir est une des conditions les plus importantes et contient la force interne des Etats. Le côté abstrait du devoir qui consiste à négliger et à bannir l’intérêt particulier comme inessentiel et même indigne, subsiste néanmoins. […] L’individu dans l’accomplissement de son devoir doit trouver en même temps son compte, son intérêt personnel ou sa satisfaction et, de sa situation dans l’Etat, résulte un droit par lequel la chose publique devient en même temps sa chose particulière. » (194) Gageons donc que c’est bien ce que fait présentement Hegel : il comprend qu’il ne peut sacrifier totalement son intérêt personnel à sa passion du tout objectif, que c’est en suivant celui-là aussi qu’il s’approprie au mieux la compréhension de celui-ci. Comme l’écrit plus loin Mairet (198) : « Car l’individu ‘’libre’’ ne suffit pas à la liberté en tant que telle ».


En somme, l’accès de Hegel à la politique consiste à établir l’indifférencié comme absolu, de sorte que tout lui appartient, tout trouve en lui son origine, et tout y revient en s’y abolissant. Les hommes, les individus que nous sommes, n’avons de valeur que pour autant que nous sommes l’abstraction nécessaire à cette réalité substantielle concrète que serait la liberté, cette immanence productive, c’est-à-dire l’Etat. Inutile de songer à une société civile, par exemple : nous ne sommes que les personnages d’un rêve du Dieu, comme dit Nietzsche.


Par l’idée de guerre « populaire » ?

Avec Clausewitz, la politique semble s’expatrier, si je puis dire, en tant que relation d’un Etat avec d’autres Etats. Si la guerre est un acte de souveraineté d’Etat (200) et non du peuple, il est clair que les individus qui y sont envoyés n’ont d’existence que celle de purs moyens. Il faut dire qu’il y a quelques temps déjà que l’idée même d’Etat – et son existence même – dépasse l’existence des individus, quand seulement ceux-ci ne sont pas de pures abstractions (voir Hegel par exemple). L’Etat d’esprit religieux avait encore jusque-là quelque considération sotériologique pour les individus. Désormais, l’accès à la politique signifie toujours penser l’Etat et ne penser qu’Etat. Le reste suit, c’est-à-dire les individus qui vont avec. Pour ses besoins, dirons-nous.

Si donc la guerre est selon Clausewitz « une simple continuation de la politique par d’autres moyens », elle ne se réduit pas pour autant à la politique, précise Mairet. Mais alors, en quoi écrire « De la guerre » mérite de figurer parmi Les doctrines du pouvoir ? Il nous l’explique : l’acte de guerre est suspendu à l’objectif politique : c’est le côté des choses par où les conflits armés sont déclarés être des moyens de la politique. (201) Clausewitz écrit : « Peut-on concevoir les choses autrement ? Les relations politiques entre nations et gouvernements ont-elles jamais cessé avec les notes diplomatiques ? La guerre n’est-elle pas simplement une autre manière d’écrire et de parler pour exprimer leur pensée ? Il est vrai qu’elle a sa propre grammaire mais non sa propre logique. » Ainsi seulement la guerre est pensable, ajoute Mairet. (id.) Il y a donc un « concept » de la guerre, pour le théoricien Clausewitz, auquel se rapportent les conflits réels. Ceux-ci n’ont donc pas en eux-mêmes leur principe d’intelligibilité. (id.) Par conséquent, 1° la guerre est un conflit d’origine sociale, 2° elle est une forme de violence mais elle n’est pas réductible à la seule violence, 3° elle est une propriété de l’existence sociale. (203)

Quelque chose cloche ici, à mon sens, relatif à une métonymie hélas coutumière à la pensée politique : comment la guerre peut-elle être d’origine sociale si elle est tout entière politique ? Un peuple ne peut décider de la guerre, ses dirigeants, oui. Un peuple n’est jamais mis au secret des transactions diplomatiques, ni même des réelles ambitions politiques touchant à la guerre. En un mot, la guerre a beau être « populaire », comme il est dit plus loin, elle n’est jamais déclarée par les peuples. Les peuples la font parce qu’on les y envoie à coup de force et de propagande, c’est tout. Dire que la guerre est un conflit d’origine sociale, c’est un peu comme entendre un premier ministre français déclarer que la France a fait ceci ou cela quand une décision fut prise dans son seul cabinet.


Penser la guerre, rapporte Mairet, c’est montrer comment la théorie s’articule à la pratique des conflits réels. (205) Le lien théorie/pratique n’est pas extérieur aux termes, ce n’est pas une « relation », elle tient au « réel », le lien commun aux deux. (206) Le facteur déterminant dans la pensée de Clausewitz fut sans doute l’entrée du « peuple » en politique : avec la révolution française, précise Mairet, un personnage politique entre effectivement en scène, qui ne la quittera plus (l’essence absolue de la guerre) : le peuple. « Tandis que l’on plaçait [autrefois] tous les espoirs, d’après les vues traditionnelles, en une force militaire très limitée, une force dont personne n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain redevenue l’affaire du peuple et d’un peuple de 30 millions d’habitants qui se considéraient tous comme citoyens de l’Etat. […] La participation du peuple à la guerre, faisait entrer une nation entière dans le jeu avec son poids naturel », écrit Clausewitz. (Tous derrière Napoléon, sans doute !) C’est donc bien la catégorie du peuple qui rend pensable le concept de la guerre : 60 la guerre absolue est une guerre populaire. (207) Si donc la guerre reçoit sa théorie avec Clausewitz, c’est que, historiquement, le peuple est devenu un agent politique réel. L’essence de la guerre coïncide alors si l’on peut dire avec l’essence de la politique d’Etat, en sa version « bourgeoise » de souveraineté du peuple. (id.) Voilà qui inspirera entre autres Lénine : la séquence que Clausewitz établit – Guerre, Etat, Peuple – sera capitale pour la définition de la « guerre juste » contre les ennemis du socialisme et pour l’institution de la « dictature démocratique populaire ». C’est que, saisissant l’essence de la guerre, Clausewitz saisit du même coup l’essence de l’Etat. (id.)

Sommes-nous convaincus pour autant ? Nous faut-il à notre tour considérer que la guerre n’est pas un état d’exception, qu’elle fait simplement partie de nos moyens d’action, nous, peuples souverains ? Pour le dire de façon vulgaire : ça sent l’embrouille à plein nez ! Il est vrai que Bismarck unifia plus tard l’Allemagne par une déclaration de guerre (à la France) … Ce fut là, en effet, de la grande politique – tout comme ce fut une grande guerre … Il est vrai qu’à sa suite Hitler arma l’Allemagne pour faire la guerre à l’Europe. Loin d’être une continuation de la politique, il semble qu’en Allemagne la guerre ait souvent constitué toute sa politique. Le peuple ?

Par l’autre parti ?

Du 16ème au 19ème siècle on ne manque pas – induits par la puissance de l’Etat souverain – de textes, de tracts, d’écrits, de libelles, de volumes de toutes sortes qui, du droit à la résistance au tyrannicide, appellent à la révolte ou à l’insurrection. (209) Le Manifeste de Marx et Engels, continue Mairet, se distingue de cette tradition en ce qu’elle ne procède pas de la providence, du libre-arbitre ou du droit naturel de se conserver, ou de telle ou telle volonté subjective mais de la structure des rapports sociaux historiques. (id.)61 L’immanence hégélienne s’est-elle faite ici structure ? Le concept vivant est-il l’histoire ? La signification globale du Manifeste ne peut pas être rapportée exclusivement à la pensée singulière et contingente de ses auteurs (id.), elle les dépasse … Marx et Engels vont donc faire taire les hommes et eux-mêmes, et faire parler la structure. Qu’est-ce que la révolution ? C’est l’objet théorique et politique du Manifeste (208) : « De toutes les classes qui aujourd’hui font face à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie, alors que le prolétariat en est le produit propre ». Autrement dit, c’est son heure. L’objet théorique a donc aussi un objectif pratique : « L’histoire de la société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes ». Le décor est planté : penser la révolution c’est instruire, en pratique, une stratégie de classe (donc supra-individuelle, bien sûr …) qui concerne la société entière et les « prolétaires de tous les pays ». (209) La politique, dans le Manifeste, cède la place aux pratiques politiques de classe. Le fin mot : il n’y a pas une politique, mais des pouvoirs politiques propres à chaque classe. (210) Et chacune, bien sûr, théorise et pratique une domination politique spécifique, conforme à ses intérêts matériels de classe. (id.) La partialité n’est pas même affichée.

Marx songe donc à la révolution au bénéfice d’une classe, mais est-il assuré que les identités de classes resteront les mêmes après la révolution ? Il ne reconnaît de politique que celle de la classe qui s’impose aux autres. Mais une fois que le prolétariat se sera imposé partout au monde ? Sur le plan de la relation des hommes au pouvoir, Marx et Engels ne changent rien, ils veulent simplement que d’autres prennent la place de ceux qui l’occupent actuellement. Est-ce à dire que ce sera aux bourgeois d’être à leur tour soumis à la domination ? Dans ce cas, il y a bien une seule politique, toujours la même, celle qui consiste simplement à dominer les hommes, fussent-ils répartis en classe(s) et traités plus ou moins injustement. Et donc des hommes éternellement – interchangeables. (Cf. paragraphe suivant) La pratique politique ? Elle consiste toujours à mobiliser, d’abord par une théorie qui passe, non point seulement pour « fondement », mais surtout pour réalité présente : ce qui est. Marx et Engels pensent la révolution en tant que c’est le seul moyen de la classe qu’ils représentent de s’imposer à son tour. Ils ne cherchent pas la conciliation, ils sont résolument dans le seul rapport de forces ; ils ne songent pas qu’il y a d’autres moyens, et surtout qu’il soit possible d’unifier les hommes dans leur diversité de classes sans en favoriser une aux dépens de toutes les autres. Si tel est le fond de leur pensée, alors il est clair qu’ils vont à leur tour faire l’homme : la suite logique de la révolution prolétaire, c’est de tuer toutes les autres classes et de les empêcher de refaire surface … L’égalité des hommes, faute de diversité.

Pour autant, les analyses permettant de dévoiler l’embrouille opérée par l’Etat bourgeois sont convaincantes : la théorie bourgeoise de l’Etat consiste à justifier sa puissance par la représentation d’un pouvoir seulement technique, celui de la gestion de l’intérêt général – au-dessus des classes. (211) En somme, par « politique » il faut entendre l’organisation fallacieuse du « bien commun ». (id.) La catégorie politique de cette communauté est le peuple, entité abstraite qui n’a d’existence qu’au titre de principe ou de source de la souveraineté (de l’Etat). En tant que tel, le « peuple » n’a pas d’intérêts privés particuliers puisque, par définition, il est le tout en qui se fondent et se dissolvent les parties (= les classes). Ainsi, s’il advient que se manifeste une violence étatique – armée, police – ce sera pour défendre le peuple même … contre lui-même. En cela la violence d’Etat sera donc toujours légitime. (212) L’Etat démocratique bourgeois est assurément un Etat populaire ! (id.) …

Déjouer pareille embrouille consiste donc à détruire 1° l’idée de « peuple » comme fondement de l’Etat, et 2° l’idée de « bien commun ». Par conséquent, la politique à mettre en place pendant la révolution sera lucide et réaliste : politique du plus fort. Mais puisqu’elle ne vise qu’à supplanter le pouvoir actuel, on peut s’aviser que le pouvoir de classe qu’elle instaurera usera à son tour de moyens rhétoriques pour œuvrer à son ambition. La domination ne passe-t-elle pas toujours par là ? La dictature du prolétariat a beau n’être considérée que comme une phase transitoire au communisme (214), rien ne garantit que cette transition se fasse sans faire suivre certaines mauvaises habitudes liées au pouvoir – ou à son essence même, peut-être ? Il y a de quoi s’étonner d’entendre plus loin Lénine déclarer vouloir vaincre la violence …


Par quelque extrapolation ?

Est-il possible de penser la politique sans croire devoir recourir à la domination ? Cela signifie alors qu’on ne pense pas le « tout », à un tout (fut-il en réalité une partie seulement) qui devra s’imposer d’une manière ou d’une autre à toutes les parties, c’est-à-dire les dominer. A quoi pense-t-on alors ? Sûrement, en tant qu’individu, à son rapport personnel au pouvoir et aux relations humaines dans leurs diversités. Accepter l’autorité et se soustraire à la domination, déjouer les relations humaines instituées par la domination et restaurer la neutralité, voire la naturalité des contacts, tel pourrait être alors le programme. Ca n’est pas celui de Bakounine. Selon lui, les développements de l’individu et de la collectivité recouvrent les mêmes principes, sinon étapes : 1° l’animalité humaine, 2° la pensée, 3° la révolte. (214) De l’animalité à la pensée, on saisit le développement (quoique). Mais pourquoi ensuite la révolte, et d’abord contre qui ? Contre l’Etat, parce qu’il n’est que le substitut arbitraire des lois naturelles immanentes à la société humaine, nous explique Mairet. N’étant pas encore pleinement connues, ces lois qui gouvernent aussi bien la nature physique que sociale, nul ne saurait s’en prévaloir pour instituer des règles dont aucune communauté humaine ne saurait se passer (id.). Par simple analogie aux sciences naturelles, Bakounine accorde donc une confiance toute politique en la science sociale à venir. Cette science sociale renversera alors l’Etat, cette forme d’organisation sociale factice, purement arbitraire, comprise entre l’animalité et la révolte qui, on s’en doute, s’opposera autant qu’elle le peut au développement prescrit (la révolte). Est-ce à dire que, quittant l’animalité, la pensée devait déboucher tout d’abord sur l’Etat (si je puis dire) avant que, dotée enfin de la connaissance requise, elle se constitue en révolte, renverse l’Etat, et institue des rapports humains naturels fondés sur la connaissance de tous ? Pour cela, en premier lieu, il faut à tous faire savoir. Faire savoir !? Mais c’est là un accès à la politique très conventionnel ! : « Une fois qu’elles (les lois naturelles) auront été reconnues, d’abord par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation populaire, elles auront passé dans la conscience de tout le monde, la question de la liberté sera parfaitement résolue », écrit Bakounine. Mais une fois que nous aurons reconnu ces lois auxquelles nous voudrons naturellement obéir, notre seule liberté (restante) ne sera-t-elle pas alors dans notre capacité à leur désobéir ? Cette façon qu’à Bakounine de résoudre « la question de la liberté » par un savoir (un impératif catégorique ?) s’apparente fort à une suppression pure et simple. En somme, selon lui l’homme (il en est qu’un) doit avoir assez de connaissance pour remettre sa liberté (comme on rend ses armes) aux mains des « lois naturelles ». « La liberté de l’homme consiste uniquement [!] en ceci : qu’il obéit aux lois naturelles, parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle quelconque. » Il faut noter ici toute la subtilité existante entre « le système d’éducation populaire » mentionné plus haut et ce que l’individu reconnaît « de lui-même ». On reconnaît là, nous, une sempiternelle volonté d’inculquer aux hommes leur moi, leur identité, leurs désirs, leur destin. S’il en est ainsi, « de lui-même » signifie alors simplement – que l’opération a bien marché. En l’occurrence l’absence de liberté est prise par l’homme lui-même comme liberté. On imagine le langage requis pour reprendre ses esprits …


Dans le développement cité, Bakounine semble occulter le paradoxe, comme chez Rousseau, d’une coercition exercée sur les hommes destinée à les rendre libres. Eternelle « impasse » faite, en matière de politique, sur la question des moyens quand on est personnellement convaincu de la fin … Bakounine extrapole doublement : d’abord de la science naturelle à la science sociale (chez Montesquieu c’était depuis la science physique), ensuite de la conscience de l’individu qui se libère personnellement à la conscience collective de la libération. La première est contredite par l’hypothèse toujours viable du savoir-croire chez les hommes : « animal » tout d’abord (quand même : avant la pensée, l’espèce humaine fonctionnait !), « noétique » ensuite – si seulement la distinction change quelque chose (…). Ce qui invalide la seconde, ce sont les différences, toujours obviées, entre nous, d’un homme à l’autre. Croire que les mots « connaissance » ou « liberté » recouvrent nécessairement les mêmes objets de conscience et de désir en chacun de nous, c’est postuler l’en-soi de part et d’autre (« l’homme »). La vérité la plus criante, même, ne suffi(rai)t pas à mobiliser les foules. Elle dessert bien trop d’intérêts viscéraux – pour la différence ! Pire encore ! la vérité n’est peut-être en définitive qu’un moyen inventé de mobiliser les foules ! Pourquoi Bakounine ne dit-il pas que « la vérité » fait précisément partie de l’étape « Etat » ou « Dieu » ? Parce que, s’étant personnellement révolté contre l’Etat, il veut à son tour personnellement mobiliser. Eh oui, on se trouve là au cœur de la contradiction anarchiste : l’isme contredit l’anarch- : vouloir convaincre tous les hommes (instaurer un régime politique pour tous) requiert leur domination. Plus largement, vouloir simplement parler « au plus grand nombre » est déjà l’objet possible d’un soupçon. Non ! point de terminus misologique pour autant dans ma pensée : voulons-nous tous nous entendre ? Que ça passe de l’un à l’autre ! L’homme qui prend la parole pour dire à tous la prend à tous, s’accapare le mouvement le plus naturel d’une réelle propagation, point par point. Alors quoi ! Vais-je dire ici que nous (ce nous que je m’invente) ne voulons plus de la vérité, qu’elle est l’emblème même de la volonté de dominer de l’Etat et avant lui de l’Etre ? Mais de quoi parlons-nous quand nous parlons de « vérité » ? De qui parle Bakounine, ici, sinon – d’un type d’homme ? Allons, lecteur, choisis ton type d’homme plutôt que la vérité collective ! Fais en sorte d’en être. Donnes-en à ton tour l’exemple, d’autres après toi l’imiteront. Et surtout, ne fait porter ta voix que jusqu’où naturellement elle porte. La vérité, entre hommes potentiellement libres, ne se dit que de l’un à l’autre. 62 Discrètement.

« La croyance en la science comme force libératrice est constitutive du refus de l’Etat » rapporte Mairet (216). Je n’en crois pas un mot : la croyance en la science est constitutive d’un rapport déjà bien établi entre les hommes et le pouvoir d’Etat. « L’homme » ne naît pas désireux de science, pas plus qu’il ne naît avec un « moi conscient de lui-même ». (…) Et avant qu’il ne fasse un quelconque rapport entre la science et sa « liberté », il aura eu tout le temps de constater qu’il était libre à l’état de nature, que la liberté se perd bien plutôt avec la science et l’organisation sociale, et enfin que la science offre un pouvoir de domination à qui sait la distribuer, la répandre … Il se pourrait donc que le refus de l’Etat s’accompagne du refus de la science – non point en tant que telle (tout le monde, je pense, aime apprendre), mais en tant que moyen de justifications de toutes sortes (et toujours en relation avec le pouvoir). Ni Rousseau ni Bakounine donc, pourtant si férus de liberté, ne nous accordent le droit de croire plutôt que de savoir. Spinoza, à ce qu’il me semble, oui. Je n’imagine pas même un dieu qui nous aurait accordé d’être libres et nous condamnerait à la première occasion pour avoir fait quelque mauvais choix « par ignorance ». C’est pourtant le programme de nombre d’accès à la politique. Faire savoir est sûrement un moyen exquis de domination des hommes, mais moi j’aspire à dire-être, non point à leur faire croire à autre chose. De fait, Bakounine veut arracher le savoir des mains du pouvoir pour le mettre dans celles de l’individu. Si la science libère, ça n’est sûrement pas, selon lui, sous la forme de quelque institution. Pas même au travers de spécialistes. (217) Il entend donc que si elle n’est pas distillée par le pouvoir, le « système d’éducation populaire » saura faire du bon travail. Hum …

Que le matérialisme soit en définitive le statut philosophique de la révolte en tant qu’il lutte contre les abstractions métaphysiques réifiées par le pouvoir (219), cela ne fait pas que la science soit exempte de ces abstractions, loin s’en faut, elles sont légion. Ou bien à quelle science sans abstraction songe donc notre anarchiste ! Pour faire de la science la « conscience collective de la société » (id.) sans recourir aux moyens de communication éprouvés par des siècles de domination religieuse, il faudrait une science sans abstractions et une vérité collective naturelle. Double insoluble contradiction. Pourtant, n’était ses effusions en direction de la collectivité, l’homme Bakounine pouvait relever en tant qu’individu ce défi : 1° le constat qu’il aura fait de la domination se passe de longue théorisation, 2° son dire-être est sa vérité naturelle, 3° en lui réside un pouvoir afférent de se taire. Cela pour d’autres hommes est possible.


Par une dernière violence ?

Le ressentiment est un puissant ressort de l’enthousiasme. L’enthousiasme à détruire, s’entend ! Car l’enthousiasme à reconstruire aura certainement à s’abreuver à une autre source ! Deux sentiments, deux types d’hommes qui se succèderont dans le temps ?

Marx et Engels n’ont pas écrit d’ouvrage systématisant l’ensemble de leur théorie politique. L’expérience de la Commune de Paris, c’est-à-dire sa chute et sa répression sanglante, devait inspirer à Marx l’idée de la destruction de l’appareil d’Etat et de sa reconstruction sur des bases nouvelles par la classe révolutionnaire. (222) Lénine entreprendra d’établir la doctrine marxiste, mais dans l’ouvrage écrit en ce sens, l’Etat et la Révolution, il s’arrêtera aux « tâches du prolétariat pendant la révolution » – on est en 1917 – révolution en cours oblige. (221) La question du « pendant » la révolution est celle qui a trait à l’Etat : qu’en fait-on ? L’abolit-on ou le transforme-t-on ? La révolution est liée à cette question de l’Etat. (223) Comme pour Machiavel, pas question de restaurer, il faut instaurer du neuf, précise Mairet. (id.) Pas de continuité donc, mais tout de même une transition. Engels avait écrit : « L’Etat bourgeois ne ‘’s’éteint’’ pas ; il est ‘’supprimé’ par le prolétariat au cours de la révolution. Ce qui s’éteint après la révolution, c’est l’Etat prolétarien, autrement dit un demi-Etat ». Par conséquent, si Lénine suit ici Engels, ce « demi-Etat » prolétarien succèdera (mais seulement dans le temps) à l’Etat bourgeois, jusqu’à ce que, s’éteignant peu à peu lui-même, le socialisme soit enfin d’actualité. Le socialisme sera-t-il donc anarchiste ? Mairet ici précise : « La démocratie doit alors être redéfinie et différenciée, sa nature est à saisir sous le rapport de la période historique pendant laquelle elle s’exerce ; vidée de sa signification univoque de gouvernement par le peuple, elle doit être pensée comme régime politique étatique et, à ce titre, est appelée à dépérir. » (224) Lénine veut donc instaurer à terme un régime (sinon, malgré tout, un Etat) dans lequel la démocratie même n’aurait plus lieu d’être. En attendant, l’Etat sera prolétaire, violence oblige (voir plus bas) : La dictature du prolétariat sera la forme de cet Etat révolutionnaire transitoire. (226)


L’Etat, c’est l’héritier de l’Etre, c’est ce qui ne veut pas changer, écrivais-je tantôt. Mais quand on veut quand même changer un monde-Etat, les instigateurs de la révolution n’ont de cesse d’enlever des mains des hommes à venir les moyens de renverser à leur tour ce qu’ils auront bâti. Il ne s’agit pas simplement de renverser et d’instaurer du neuf, il faut également que ce neuf résiste, mieux que ce que l’on a détruit, à toute épreuve. La violence que constitue la dictature est donc justifiée par cela aussi. Par cela surtout ? La position de Machiavel se comprend peut-être mieux ainsi : quoi que je construise de beau, de grand et de juste, la plus grande part de ma composition sera destinée à sa protection, de sorte que sa valeur tout entière sera tout d’abord tributaire de sa capacité à se défendre et résister. Comment a-t-on pu songer à plus forte raison en politique, que seul « le meilleur régime », purement et simplement, est cela qu’il fallait penser !

La démocratie (et l’Etat prolétaire lui-même) ne garde-t-elle donc un sens, chez Lénine, que le temps de détruire ? Il n’y a jamais eu de réelle démocratie dans l’Etat bourgeois, répondrait-il ici ; l’Etat c’est l’instance « publique » par excellence, c’est-à-dire au-dessus de toutes les classes, il donne l’illusion d’une « société » et l’Etat « libéral » est une mystification. (225) La théorie de la démocratie, comme son institution historique, relève de l’examen de la dictature de (d’une) classe : à ce titre la notion de démocratie est singulièrement contradictoire. (228) Et Mairet dit encore : « Au pacifisme qui traverserait la ‘’société’’ au-delà de ses conflits [internes], Lénine oppose la violence essentielle [c’est-à-dire effective] de la lutte des classes. De sorte qu’à la violence réelle de la société correspond la violence étatique : l’Etat est dictature. » (id.) Dans ces conditions, penser la politique d’Etat c’est penser la violence d’Etat. (id.) Autant dire que la révolution n’est pas une pure pulsion de destruction (faut-il le dire), mais la nécessité dans laquelle on se trouve de se libérer par la violence. L’Etat (c’est-à-dire la classe qu’il représente) réussit à nous faire croire en notre liberté quand nous sommes le plus esclaves, et il réussit à nous faire croire en une société pacifique quand, nous contrôlant tous sans cesse, il est en réalité en guerre contre chacun de nous.


Pour autant, quand la démocratie ne serait même plus nécessaire pour faire illusion, cela ne signifierait pas que le socialisme humaniste et égalitaire serait le bonheur sur terre. Nous vivons une époque où le mépris généralisé n’a même plus à se dissimuler. Le pouvoir (économique en l’occurrence) montre aujourd’hui ouvertement à chacun comment il le possède. Jamais le mépris de soi, je crois, ne fut aussi répandu qu’en nos sociétés occidentales. « Le dernier homme » sans doute. La démocratie libérale effective à laquelle Lénine ne songeait pas offre à chacun d’appartenir à cette « classe » qu’il combattait, et ce par des moyens institutionnels et (im-)moraux mis à la disposition de chacun : exploitation de tous par tous, interpénétrabilité maximale, « communication » forcée. Consensus quasi général : dignité de l’emploi (pour ceux qui travaillent), et rêve de (se) beaucoup vendre. La démocratie bourgeoise, capitaliste, s’est décentralisée, « déclassifiée » si l’on préfère ; elle a lâché du lest, consenti à « partager », même si les rapports de force (entre les entreprises multinationales et les individus notamment) sont plus disproportionnés que jamais. Dans ces conditions, ça n’est pas la démocratie qui « s’éteint » peu à peu, mais bien l’Etat politique traditionnel et légitime. Dans la citation suivante, Lénine ne croit pas si bien dire : « Dans les considérations habituelles sur l’Etat, on commet constamment l’erreur contre laquelle Engels met ici en garde … on oublie constamment que la suppression de l’Etat est aussi la suppression de la démocratie, que l’extinction de l’Etat est l’extinction de la démocratie. (228) Que ce soit précisément notre situation actuelle (pouvoirs économiques transnationaux = démocraties et Etats dépérissants), voilà qui surprendrait Lénine, car il ne songeait pas à ça, et à tout prendre, s’il était aujourd’hui vivant, il songerait déjà sans doute à autre chose qu’à voir l’Etat et la démocratie disparaître d’eux-mêmes dans un communisme béat où la violence n’aurait plus lieu d’être. L’Etat transitoire auquel rêve Lénine vise à « mater » [sic] la seule classe des exploiteurs, la bourgeoisie, (227) mais, dit-il encore, son but final est bien « la suppression de l’Etat, c’est-à-dire de toute violence organisée et systématique, de toute violence exercée sur les hommes en général … mais aspirant au socialisme, nous sommes convaincus que dans son évolution, il aboutira au communisme et que, par suite, disparaîtra toute nécessité de soumission d’un homme à un autre ; car les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission. » (229) Pareil programme ressemble fort aux suites escomptées d’une castration collective. Que ceux qui veulent s’opposer à la violence reprennent tout à zéro !

Par la démocratie directe ?

La pensée de Rosa Luxembourg se distingue de celle de Lénine sur deux points essentiels : la démocratie est bien le contenu politique du socialisme (234), mais surtout le socialisme n’est pas connu d’avance, en sorte que son avènement doive consister en une série de décisions et de mesures déjà préparées, longuement mûries dans le cerveau d’une poignée d’intellectuels qui, le moment venu (la révolution), s’emploient à les mettre en œuvre et à les appliquer dans la pratique.63 Le socialisme est l’invention pratique des masses au cours de la révolution. (235) Comment se peut-il ? La seule institution qui le définisse mais dont le contenu pratique est à découvrir spontanément est le « contrôle public ». (id.) Démocratie directe : « la masse populaire doit participer dans son ensemble. Sinon le socialisme est décrété, octroyé par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert », écrit Luxembourg. Serait-elle la mauvaise conscience type de ces hommes qui parlent au nom de tous et exercent pourtant seuls le pouvoir ? Quoi qu’il en soit, Rosa Luxembourg nous permet de poser enfin une question délicate : la démocratie directe est-elle seulement possible ? Si oui, combien de temps chacun peut-il lui consacrer ? Doit-on surtout contraindre chacun à participer ? De fait, le système représentatif actuel ne vise qu’à diminuer le nombre de votants, à simplifier la mise en place pratique (et il a dégénéré en carriérismes individuels). Mais l’internet aujourd’hui ne permet-il pas une démocratie directe par une consultation enfin simple et rapide ?


Par la relation ami-ennemi ?

Lénine rêvait d’une extinction, à terme, de l’Etat. Pour Carl Schmitt, le concept d’Etat présuppose le concept de politique. (238) Faut-il donc penser le politique sans l’Etat ? L’Etat, phénomène historique, est le Statut par excellence. (id.) [On se prend déjà à rêver d’un « Etat » qui ne serait pas « Constitution », « Institution » et autres Irrévocables …] La distinction est importante : si l’Etat est toujours de nature politique, la politique ne se réduit pas pour autant à l’Etat. (239) Schmitt va-t-il chercher alors à nous inspirer une autre forme de vie politique ? Puisqu’il s’agit pour lui de conceptualiser la notion de politique en tant que telle, Mairet propose de présenter la chose ainsi : en quoi une action, une décision est-elle « politique », en quoi ne l’est-elle pas ? Pour ma part, et en première approche, je serais tenté de répondre aussitôt : par la différence entre public et privé. Mais poursuivons. Pour Schmitt, la politique n’est pas le social, c’est-à-dire les relations conflictuelles ou complémentaires de classes [exit la théorie marxiste ?] ; elle n’est pas l’économie, c’est-à-dire la production et l’échange des marchandises [exit le point de vue de Adam Smith ?] ; elle n’est pas non plus le culturel ou le religieux [exit les géniales ambitions intellectuelles et sotériologiques ?]. (240) Quel est donc le critère propre à identifier la politique en tant que telle ? – C’est celui de la relation ami-ennemi. Mais alors, la lutte des classes, par exemple ? Trop conceptuelle peut-être ? Schmitt serait-il le premier à considérer enfin les relations humaines en tant que telles, en dehors de toute Instance théorique chapotant et surtout usurpant toujours leurs réalités existentielles ? Un rejet implicite de l’Etat d’esprit ? (…)


Sa définition, Schmitt ne la déclare ni exhaustive ni compréhensive. [Exit Weber ?] La politique se ramène à ceci, précise Mairet : comment rendre compte de l’union et de la désunion, de l’association ou de la dissociation ? (240) Et il ajoute : Si donc la politique est le lieu des différents modes d’activités amies ou ennemies, il n’est donc pas impossible pour nous de rechercher ce qu’il y a de politique dans des domaines identifiés jusque-là comme n’étant pas politiques. (id.) L’économie peut être observée sous cet angle, mais c’est la guerre [cas-limite ?] qui forme l’exemple idéal de ladite relation : la relation n’est pas psychologique (l’autre est bon ou méchant) ; elle n’est pas une relation esthétique (l’autre est beau ou laid) ; elle n’est pas même une relation personnelle bien qu’elle mette en rapport des personnes. (241) Schmitt écrit : « L’ennemi ne saurait être qu’un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique ». Voilà qui fait selon moi d’un tel public (l’adjectif), dans lequel chaque personne privée (s’il en est) est impliquée à son corps défendant, la marque même de l’Etat d’esprit (…) : les hommes sont engagés corps et âmes dans des notions et des valeurs qui les dépassent, dans les deux sens du terme, mais ont bien pénétré dans leurs esprits … En temps de guerre, par exemple, chacun croit que l’autre est l’ennemi et il défend son Etat, sa patrie, etc. L’autre lui aussi croit que je suis son ennemi et il défend lui aussi ses territoires de pensée. Nous nous faisons la guerre alors que nous ne sommes pas différents : nous sommes pareillement des abstractions eu égard nos deux Etats respectifs d’esprit. De ferventes abstractions, de surcroît ! C’est en cela que nos Etats sont, quant à eux, des formes concrètes de l’Etat d’esprit. Il y a l’Etat, mais avant lui et en lui : le paradigme. (voir ci-dessous)


Quoi qu’il en soit, ce cas-limite dessiné par la guerre nous permet d’intégrer la notion ami-ennemi au champ social total, nous explique Mairet : un système politique tel que le libéralisme se caractérise, par exemple, comme la tentative de réduction de l’ennemi au « concurrent » (économique) et à l’« adversaire » (dans la discussion). (id.) Alors ici encore, selon moi, l’Etat d’esprit est bien présent, il se manifeste par cette façon de gouverner les hommes en les modelant par des valeurs importées, des « fantômes » dirait Stirner exagérant. Je m’explique 64 : penser le politique sans l’Etat, et donc le penser du point de vue des relations humaines, est une occasion, selon moi, de rendre compte de ses origines. C’est ce qui a préalablement pénétré dans les esprits en tant qu’Etre qui a préparé la venue de l’Etat en tant que politique. C’est en cela que notre Etat constitue une forme laïque, juridique, citoyenne – de l’Etat d’esprit. Pour être plus précis, notre Etat politique est philosophico-chrétien (sans quoi ça n’aurait pas marché : le christianisme est ici moteur) en ce sens que le christianisme fut l’avènement spirituel de l’Etre philosophique grec. Parménide découvrit l’abstraction réelle, celle à laquelle on peut, selon lui, accorder existence. Avant lui et le christianisme, les hommes n’avaient de rapport qu’à des réalités concrètes, fut-ce au travers de leurs croyances aux dieux et des rites afférents. A Parménide, le nouveau paradigme a emprunté l’abstraction « laïque », pas même païenne donc, à laquelle correspond aujourd’hui notre science. Au christianisme il a emprunté l’esprit, la spiritualité, le mouvement de paroles … L’abstraction s’est faite religieuse, et avec elle toute la réalité convertible

L’Etat d’esprit que nous dé-couvrons ainsi n’est pas un Etat constitué, il est le paradigme de tous les Etats politiques à venir. Il signifie que dans des notions telles que « la révolution », « la démocratie », ou même « l’Etat » se mêlent aujourd’hui encore en chacun de nous une réalité intellectuelle consensuelle consciente plus ou moins concrète – à une habitude pérenne et toute spirituelle de croire. De croire et de faire croire ! L’exemple personnel donné plus haut illustrera peut-être la distinction faite ici: qu’est-ce qui me pousse à vouloir parler au plus grand nombre, par exemple de mes vues politiques, sinon d’un côté le désir d’établir une unité intellectuelle politique, très officiellement, et de l’autre à susciter la ferveur ? - Croire et faire croire, 65 voilà peut-être le nœud du problème ici soulevé : dans mon hypothèse, la recherche de l’unité politique est étroitement liée à la tradition paradigmatique d’une spiritualité de l’abstraction qui seule, jusqu’ici, nourrit la prédication de masse ... 66 L’unité va avec la prédication massive.

Il n’y a peut-être rien de plus concret que le pouvoir, mais qu’est-ce donc que « l’Etat », au bout du compte, sinon une réalité relationnelle bâtie de longue date sur un ensemble historique de croyances hétérogènes ? Selon mon hypothèse donc, c’est parce que l’Etat d’esprit, véritable paradigme, a préalablement forgé nos relations humaines (par l’Etre intellectuel abstrait et l’activisme lié à la spiritualisation de l’abstraction) que les réalités politiques en-soi (ou irrévocables), dont l’Etat, nous sont parfaitement recevables. Elles font office de réalités. En somme elles remplacent les dieux païens. La politique vue sous cet angle est l’affaire de croyants.


[Pour résumer ici le seul mythe : aux temps des dieux païens concrets, objets de croyances et de rites, mais non point de prosélytisme, 67 quelque chose de nouveau apparut : l’Etre abstrait. Tout d’abord sans parole, comme une découverte dont on ne sut que faire, celui-ci se métamorphosa pourtant bientôt en réalité. A l’Etre abstrait vînt en effet se greffer une croyance en l’Un réalisable. Ca n’était déjà plus seulement « l’Etre est ». Le christianisme, religion de l’Evangile, de la bonne parole à répandre sur la terre entière, serait-il un concours de circonstances, tomba ici à pic : il prit à cœur de colporter l’Etat possible. 68 En ce sens, le christianisme c’est déjà l’Un normatif, le modèle de l’Etat à venir. L’activisme politique qui s’en suivit fut donc bien religieux : on partit en campagne. 69 Aujourd’hui encore nos activités politiques portent trace, à mon sens, de cette origine religieuse. 70]


Que penserait ici Spinoza, lui qui, selon mon interprétation (voir plus haut), laissa à chacun la liberté de croire pourvu de le bien distinguer du savoir (de la raison et de la sagesse) ? Ne distinguerait-il pas lui aussi le croire d’une personne de son vouloir faire croire (c’est-à-dire faire savoir) aux autres hommes ? Il faut à mon avis se souvenir ici qu’il existe des intellectuels et des politiques et des activistes. Les théoriciens de la politique ne sont pas nécessairement des hommes politiques. Et ceux-ci à leur tour ne sont pas nécessairement des activistes. Les hommes politiques veulent le pouvoir et s’entourent volontiers des deux autres types d’hommes relativement à leur objectif. Les théoriciens justifient par leurs théories, les activistes enrôlent par leur action, et les hommes politiques … sont au pouvoir. C’est dire que l’homme politique au pouvoir fait le milieu entre une tradition spirituelle de l’abstraction et les hommes de main.71 Mais surtout, si ces trois types d’hommes existent (quelquefois en un), c’est peut-être bien la preuve de distinctions aujourd’hui encore possibles, sinon à faire. En clair, ce que je crois – par exemple au bienfait d’un monde politique « à la carte » – je peux l’exprimer et surtout le théoriser. Mais ça n’est pas nécessairement par un malheureux handicap (bien que je ne sois en effet pas un meneur) que je me refuse à lui assurer, en l’état, un quelconque succès, fut-il seulement éditorial. Etrange ? Insensé ? Mais que l’on songe : en comparaison, un chef d’Etat sans aucune imagination, qui s’appuie sur une Constitution faite par d’autres, sans chercher à théoriser quoi que ce soit de neuf, ne sera-t-il pas bien plus handicapé que moi ? Que fait-il là ! Quant aux activistes de tous poils, sans vouloir les offenser ici, il est clair que les partis qui les recrutent ne sont jamais très regardants sur la façon qu’ils ont de comprendre la politique. Bref, c’est (entre autres) pour n’avoir toujours pas résolu le problème que (me) pose la communication humaine (réfléchir et écrire, est-ce une solution ?) que la proposition politique qui anime mon cœur ne dépasse pas ses frontières. 72 Si je m’en tiens au critère de la relation ami-ennemi en tant que figure possible de l’accès au politique par les relations humaines, eh bien le prosélytisme politique de type religieux et la propagande publiciste qui constituent aujourd’hui nos principaux moyens d’action – et nous servent à tous aujourd’hui de communication – ne présagent à mon sens rien de bon. Trop d’ennemis, autour de chacun de nous, nous veulent trop constamment du bien. La voilà la relation ami-ennemi dans laquelle l’économisme actuel nous fait vivre.

A supposer que chacun de nous comprenne un jour ce que parler en raison recèle traditionnellement comme volonté de dominer, à supposer qu’il dissocie ce langage de la Raison de la domination pour laquelle il semble avoir été conçu 73 – comment nous parlerions-nous ? En l’occurrence ici quelle conception nous ferions-nous de l’Etat ? Eh bien, sans doute songerions-nous tout d’abord à un Etat qui ne serait plus statique, celui peut-être auquel pensait Rosa Luxembourg disant qu’il ne devait pas être prévu d’avance. Nous déciderions donc pour nous, voire, le cas échéant, pour nos enfants, mais sans que nos vues soient telles qu’ils n’aient plus leur mot à dire. Un Etat qui ne serait donc pas Statut ? S’il s’avérait que l’Etat doive inévitablement en posséder un (par exemple parce qu’il faut bien inspirer à chacun le respect de l’autorité), nous ferions cependant en sorte de proposer aux générations futures autant de statuts que d’Etats possibles. Quel statut aurait ainsi chacun des Etats dans une configuration politique mondiale « à la carte » ?


Pour en revenir à Carl Schmitt, son intention n’est pas de dégager l’essence du politique, d’un principe universel. En fait, explique Mairet, il tente d’isoler le politique de ce qui n’est pas lui. (239) Dès lors, peut-on lire plus loin, le problème que pose une théorie de l’Etat conforme à cette problématique d’une politique pure est celui de savoir comment l’unité qui définit proprement l’Etat peut s’approprier la relation ami-ennemi (241), sachant que la guerre est « l’actualisation ultime de l’hostilité ». (242) Des concepts tels que l’humanité ou le droit par exemple, n’appartiennent pas au langage politique ici circonscrit – ils aboliraient la relation ami-ennemi. (id.) De fait le droit est politisé, il n’est que l’instrument de la relation d’obéissance qui lie le gouvernant et les gouvernés sur le mode de la relation ami-ennemi. (id.) Est-ce à dire que l’Etat est une tentative faite par les hommes du pouvoir d’établir entre lui, « l’Etat », et les gouvernés une relation amie, et d’indiquer par là même à tous ces hommes quels sont leurs ennemis ? Ou bien Schmitt songe-t-il que l’Etat se comporte envers les hommes gouvernés, comme il est dit plus haut : comme leur ennemi, selon eux, MAIS qui leur veut du bien ? Quoi qu’il en soit, Schmitt, qui refuse les justifications théoriques, maintenant classiques de l’Etat libéral – la paix et la sécurité des citoyens – déclare Mairet, ne peut manquer d’observer que le domaine politique est celui, à y bien voir, de la violence et de l’esprit de conquête. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre la politique et l’Etat. (243) Peut-être Schmitt aurait-il dû distinguer toute action politique, adjective, de la réalité politique du pays, institutionnelle, dans lequel des hommes vivent ? Je reviens à ma distinction première public / privé première : dans nos sociétés libérales, le côté public de chaque homme est en guerre contre tous (concurrence oblige, il veut réussir, il doit s’imposer, etc.), tandis que les effusions amicales (non point la politesse commerciale !) sont abandonnées au privé (on mange entre amis, etc.). De fait, cette politique économique – ou plutôt cet économisme politisée – vise à faire de chacun l’ennemi de tous, mais aussi de tous les amis du système qui les met en jeu (au pas). Violence contenue et profitable : l’autre, vivant, est plus rentable « politiquement » aussi longtemps qu’il joue le jeu. Mais alors, l’ennemi public « qui nous veut du mal » cette fois, n’est plus seulement cette puissance étrangère qui tente de « nous pénétrer », c’est aussi celui, parmi nous, qui ne participe pas, qui retire son épingle du jeu imposé, qui sort du rang. De l’économisme réel parmi les hommes à la politique comme ensemble de discours, de lois et d’institutions, on peut apprécier le génie de leur savoir-croire : à la réalité doit répondre et même correspondre tout ce qui l’entérine : hommes et Constitutions, tout ce qui va avec. Pas étonnant que de tous temps, la réalité les dépasse …


Par la prise en compte (ou l’élucidation) d’un constant « décalage » …

S’il fallait un exemple de réalité politique dont on ne fait que plus tard la théorie, il suffit de considérer la contribution théorique de Gramsci à la doctrine marxiste. 74 Celui-ci commence ainsi sa réflexion : « Le premier élément est qu’il existe réellement des gouvernés et des gouvernants, des dirigeants et des dirigés. (…) Les origines de ce fait constituent un problème en soi, qui devra être étudié à part – au moins pourra-t-on et devra-t-on étudier comment atténuer et faire disparaître le fait … »

Pourquoi étudier ce fait « à part » s’il est premier et pourquoi étudier comment l’atténuer et le faire disparaître ? Parce qu’il n’est pas naturel ? Penser le problème politique, écrit Mairet, c’est-à-dire faire de la domination un objet de pensée, c’est pour Gramsci repérer la forme élémentaire et irréductible du pouvoir. Le problème politique est celui de l’obéissance d’un côté et de l’autorité de l’autre. C’est à partir de ce point initial que le pouvoir d’Etat peut être analysé. (245) L’originalité de Gramsci est qu’il formalise la conception marxiste de l’Etat à partir de Machiavel. (id) Ce dernier, en son temps, voulut réaliser l’unité italienne. Pour Bodin, écrit Gramsci, il ne s’agit pas de fonder l’Etat unitaire-territorial (national), mais d’équilibrer les forces sociales qui s’opposent à l’intérieur de cet Etat déjà fort et bien enraciné qu’est la France. Et il ajoute : « Ce n’est pas le moment de la force qui intéresse Bodin, mais celui du consentement ». (246) Le consentement des hommes à être dirigés et gouvernés ? L’Etat a gagné son autonomie depuis le 14ème siècle, c’est là qu’est née la « société » et que sont apparues les positions du libre-échange. (248) Mais ces dernières se fondent, selon Gramsci, sur une erreur théorique : sur la distinction entre société politique et société civile, qui, de distinction méthodique, se trouve transformée en distinction organique et présentée comme telle. (id) Et il ajoute : « C’est ainsi qu’on affirme que l’activité économique est le propre de la société civile et que l’Etat ne doit pas intervenir dans sa réglementation. » Pour nous, aujourd’hui, il s’agit donc de comprendre comment dans nos sociétés actuelles l’économisme a réussi à emporter le consentement de tous les hommes. Aussi avons-nous peut-être à « étudier comment atténuer et faire disparaître le fait … ». Il semble qu’avec la « société » soit apparue une certaine idée – et propagande – politique. Gramsci écrit : « Pour Halévy, l’Etat, c’est l’appareil représentatif ; et il découvre que les faits les plus importants de l’histoire française, de 1870 à nos jours, ne sont pas dus à des initiatives d’organismes politiques nés du suffrage universel, mais, ou bien à des organismes privés (sociétés capitalistes, états-majors, etc.) ou bien à des grands fonctionnaires inconnus du pays, etc. Mais que signifie tout cela sinon que, par ‘’Etat’’ il faut entendre, non seulement l’appareil gouvernemental, mais aussi l’appareil ‘’privé’’ d’hégémonie ou sociétés civiles ». En clair, l’Etat est représentatif … de la force coercitive qui emporte le consentement des hommes. La boucle est bouclée, l’embrouille dévoilée, et il ne nous reste plus qu’à redonner forme à une société politique face à la société économique, c’est-à-dire qui ne soit pas, comme aujourd’hui, entièrement à son service.


Prolongeant Halévy et Gramsci, notre constat des relations humaines actuelles pourrait être en effet le suivant :

1° L’économisme de la mentalité marchande est la seule réalité de la société civilo-politique dans laquelle nous vivons.

2° Dès l’apparition de la « société », l’économie fut progressivement politisée aux yeux du public (dirions-nous aujourd’hui) à seule fin de l’impliquer, de le convaincre par de … société civile. La politique n’est donc pas ce qu’il croit, elle n’est pas première.

3° Le pouvoir économique est aujourd’hui le plus grand, le pouvoir politique se contente de le rejoindre, de jouer l’officiel (peut-être regrette-t-il maintenant de ne pas lui avoir tenu la bride). Pénétré d’économisme, la politique a dès lors deux tâches : constituer la société civile en marché et entretenir la chaudière idéologique de la « citoyenneté de chacun dans la société ‘’politique’’ ». Il feint de s’interposer (et s’interpose parfois) entre les abus économistes (des entreprises) et les citoyens. Il joue le « social », et peut-être n’est-il en effet plus que cela. Politique économique et sociale ou comment faire se correspondre le pouvoir économique et les hommes (les contribuables). Sous l’angle du rapport entre gouvernés et gouvernants, ces lois que le gouvernement officiel fait voter assurent la jonction en enfermant toujours plus les hommes dans cette relation exclusive : pas d’autres façons concevables de vivre à l’horizon. Côté « communication », la « liberté économique » est laissée en théorie à chacun, nul ne songe donc à un Complot. C’est cela la politique actuelle ... Donner aux hommes à imiter ceux qui les dominent sans trop leur faire voir que ceux-ci les façonnent préalablement aussi. Partant, il est clair que selon eux, entre hommes de ce type hégémonique d’homme, la politique de tel ou tel Etat est encore trop souvent un obstacle. « Mais c’est un obstacle nécessaire à vos trafics », leur dit implicitement l’Etat (le gouvernement), réalisant du même coup que lui seul pense, et à ce titre il reconnaît sa mission : être (sinon devenir) le cerveau de l’affaire, ménager la chèvre et le chou, face à des pulsions libérales de « communication » trop enthousiastes devant la bêtise humaine, inconscientes du sursaut de dignité dont les hommes sont capables. Il ne suffit pas de faire les hommes, il faut encore que leur conditionnement soit durable. Si le pouvoir d’Etat est « puissance souveraine », écrit Mairet, ce qui caractérise et rend possible la souveraineté c’est l’exercice de l’« hégémonie ». (249) Sous l’hégémonie de l’homme marchand, sa seule puissance (sur d’autres hommes) distingue alors un homme d’un autre. (cf. paragraphe suivant). Pour vaincre la politique actuelle, il suffit donc de combattre l’économisme ou de s’en détacher. (De l’économisme, non point de l’économie, cela n’a pas de sens)

Par la discrimination ?

« D’un côté, démocratie pour le peuple, de l’autre, dictature sur les réactionnaires ; ces deux aspects réunis c’est la dictature démocratique populaire » écrit Mao Tsé-Toung. (251) Dans ces conditions bien sûr, le type d’homme « réactionnaire » et tout ce qui n’est pas « populaire » sont appelés à disparaître. En Chine comme ailleurs furent jadis unifiés des peuples, voire des civilisations différentes. Au 20ème siècle, imposer le plus loin possible un seul type d’homme, voilà quel fut, semble-t-il, l’objectif politique le plus couru. Le développement des techniques de « communication » y est très certainement pour quelque chose. Jusque-là on prescrivait aux hommes (fut-ce par la force) une morale ou un objectif commun ; désormais les pouvoirs politiques se sentirent en mesure de forger un type d’homme au service d’un idéal, sinon d’une abstraction. On voulut créer un monde pour recevoir les générations futures … du Clone.


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Si l’on posait aujourd’hui à des hommes ordinaires certaines questions relatives au pouvoir, il s’en trouverait peut-être quelques-uns qui refuseraient d’y répondre. On pourrait alors imaginer qu’on les forçât à jouer le jeu, à se mettre en situation, à s’imaginer en poste au pouvoir, bref, à leur arracher un point de vue. La question pourrait être : « Que décidez-vous de faire ? Incombe-t-il au gouvernement d’Etat dont vous avez la charge de faire ‘’l’homme’’ ou simplement de jouer les arbitres entre différents types d’hommes ? » Autrement dit, on interrogerait sur la distinction faite plus haut, suivant laquelle la société serait civile et / ou politique. La première, société civile multiple et diverse, porte son nom relativement à un pouvoir politique distinct et simplement arbitre. Dans la société franchement politique en revanche, il est entendu qu’un type d’homme surtout se dessine, qu’il est favorisé ou carrément prôné. Le pouvoir de faire « l’homme » est nécessairement arbitraire. Tsé-Toung quant à lui ne parle pas de « société » mais de « peuple ». Qu’importe, il veut faire « l’homme » qui entre dans sa société. Qu’est-ce que le peuple ? Si on le définit comme lui par son rapport à « ce qui n’est pas le peuple », qui sont donc les « réactionnaires » dont il parle ? Je suis tenté, pour ma part, de dire que le peuple est certes le grand nombre, mais non point que tel type d’individu (en tant que tel) ou d’activité(s) le définit. Je suis plutôt tenté de le définir « en négatif », en rapport aux forces (institutions et hommes) qu’il nourrit, qui dépendent de lui (et lui d’eux), et qui de surcroît pour la plupart les – manipulent. Ainsi des forces de communication liées à tel ou tel pouvoir. Selon moi, c’est par sa puissance de manipulation de « la masse » (les deux mots sont lâchés) que se définit aujourd’hui encore à la fois un pouvoir politique quelconque et – ce qui n’est pas le peuple. Le peuple eut-il été un jour constitué en Europe d’un seul type d’hommes (en ses multiples variantes), il serait demeuré une « masse » face à ce pouvoir qui l’aurait régi. Le pouvoir de faire l’homme nécessite qu’il veille à tout instant jalousement sur sa – créature. Il est vain de croire qu’il va la laisser un jour vivre seule.

A l’époque où nous vivons, des hommes auraient beau se réunir fraternellement autour d’un projet de civilisation, les lois qu’ils promulgueraient ensemble, s’ils devaient avoir encore et toujours le projet de fonder une société politique et une seule, auraient tôt fait de les distinguer à nouveau : une poignée à la forge, les millions d’autres au modèle, à la conformation. Au cours du 20ème siècle, les choses furent telles, semble-t-il, en pays communistes tout du moins, que la vocation de servir des uns (pour ne citer que ceux qui avaient de bonnes intentions) a fini chaque fois par asservir les autres, la majorité des autres. C’était alors à l’Etat ou au Parti qu’on était dévoué ; c’est aujourd’hui chez nous à l’Entreprise, au CAC 40, à la Culture (industrielle), au P.I.B, ou encore à la « Sécurité sociale » et telle ou telle cause caritative (si tout cela ne ressortit pas d’un même moule). Le pouvoir de manipulation qui définit ici le non-peuple (il abuse le grand nombre, il ne vit que de lui) est donc loin d’être exclusivement toujours politique. (On retrouve ici Schmitt) En définitive, le désir politique d’Un a toujours contraint le pouvoir politique à user de manipulation ; son « erreur » pour ainsi dire tenait précisément à cette volonté d’Un : la fin justifiait donc inévitablement les moyens. L’hégémonie économiste actuelle en revanche manipule sans état d’âme la masse des hommes, en vue, semble-t-il, d’une société exclusivement civile. Pour autant, les hommes d’aujourd’hui n’ont pas moins qu’avant à suivre un modèle d’homme – sinon un modèle unique de communication prescrit à tout instant ; les moyens de communication justifient cette fin- d’une société civile dite « en paix » grâce au système de communication mis en place, une société sans véritable fin collective, où les luttes ont pour enjeu l’argent (gagné ou que ça rapporte), où l’argent a pour enjeu le bien-être, où le bien-être a pour enjeu la bonne intégration de chacun à la collectivité (sa place), et où les règles sont simplement la formation professionnelle (et) à la puissance concurrentielle des entreprises. En cela la loi sous laquelle nous vivons est une et pourrait s’exprimer ainsi : « Fais ce que tu veux pourvu que tu suives les préceptes de la communication ».75 L’économisme serait-il en passe de réussir là où la politique aura échoué ? Il a « simplement » créé un cadre dans lequel chacun finit par s’inscrire (à moins de s’exclure de la société). Il a créé un monde en instaurant et imposant un type de relations.

Des institutions comme la Sécu ou l’Entreprise telles qu’elles sont de nos jours sont peut-être les réifications d’une « dialectique » qui a mal tourné, qui s’est transformée, s’est convertie à un langage qui n’était pas initialement les leurs.


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Je veux remplacer ici « le peuple », trop idéologiquement connoté, par « la société civile », plus neutre, plus conforme à mon analyse. Un médecin ou un commerçant (si je fais abstraction des moyens de communication) appartiennent pareillement à la société civile en dépit du nombre de leurs clients ou patients. Ils ne sont pas là à façonner un type de comportement ; qu’ils volent même, le cas échéant, leurs clients, simplement ils « ont affaire à » une certaine catégorie de la population. Ils sont membres. Un syndicat dont les membres séquestrent le patron d’une entreprise, ces hommes-là sont encore de la société civile, et s’ils manipulent c’est clairement dans un rapport de forces. Ils ne sortent pas pour autant du cercle. Quant à l’individu qui se refuse à la société par son mode de vie tout en usant de ses droits « de l’homme » (toucher la CMU par exemple), eh bien il n’abuse pas les membres de la société civile, mais peut-être bien d’un pouvoir qui abuse en revanche ceux-ci. Quelle est donc cette force d’abuser les hommes qui définit précisément le non-peuple ou la non appartenance à la société civile de certaines institutions « civiles » et / ou « politiques » et des hommes qu’elles abritent ? J’ai voulu distinguer ci-dessus abuser quelqu’un d’abuser de quelqu’un : dans ce dernier cas, ce quelqu’un « reste lui-même », et s’il s’est fait « avoir », il saura tout du moins tôt ou tard qu’il a été victime. En revanche, le pouvoir d’abuser quelqu’un (ou une masse d’hommes) consiste, selon moi, à le façonner en prenant toujours le plus grand soin de lui – dans le but de (se) le rendre utile, bien sûr. Une sorte d’élevage attentionné, à défaut d’être véritablement bien intentionné. Quelles sont les institutions ? De la pure recherche d’effet de l’artiste ou du journaliste, au souci pour notre santé des laboratoires pharmaceutiques, en passant par la communication afférente à toute campagne électorale, on tente partout de forger véritablement – l’homme dont on a besoin. C’est-à-dire, dans la mesure de notre possible, tout ce qui fait son identité, ses désirs, opinions, sentiments, façon d’être. On est loin de ce qu’il est prescrit de considérer comme seul politique ! Le plus surprenant dans cette grande interpénétration générale qui autorise chacun à faire l’autre autant qu’il le peut (et lui interdit à son tour de ne point se laisser aborder), ne vient pas, comme on pourrait le croire, des magnats de l’industrie qui, à n’en pas douter, savent parfaitement la distance qui les sépare de leur « public ». Ils savent que la société civile est à leur merci et ne jouent le rôle de l’employeur ou du fournisseur bienfaiteur que quand on les force à entrer en relation avec ce milieu qui n’est pas le leur. 76 Le plus surprenant vient plutôt de tous ces affairistes de la culture et de l’information, convaincus que l’outil de communication actuel est le bon, celui qui nous permet à tous d’être reconnus, d’être véritablement quelqu’un de valeur, de se faire un nom, et surtout d’être utile aux hommes .... Ainsi, jouissant sur lui-même de son pouvoir de faire illusion sur les autres (par l’entremise d’un producteur dans le cas de l’artiste), notre lampion n’entend pas un seul instant que son public puisse être un imbécile. Il croit même qu’il est son frère de cœur, au fond, qu’il est réellement utile à la société civile, comme auréolé d’une fonction parfaitement humaine, loin des manigances politiciennes (eux seuls manipuleraient). En réalité, tout public est aujourd’hui un peu bête, il croit qu’on lui donne ce qu’on l’éduque (ou le dresse) à prendre, et qu’on lui offre ce qu’on lui fait payer d’avance. Il occulte, et c’est de la sorte qu’il se fait plaisir, qu’il rêve – et même qu’il s’instruit ! Notre société est remplie d’entremetteurs spécialistes de la « communication », ajusteurs « à la demande » de ce grand mécanisme destiné à faire « l’homme » dont on a besoin. « Vous avez un projet ? - Nous nous chargeons des hommes ». Cette grande mécanique de l’abus réciproque, chacun peut en effet la mettre en pratique à son profit pourvu de n’être pas très regardant sur la façon dont il faut, pour cela, traiter les hommes. Pour la public relation, l’artiste n’a que le bon côté des choses, ces propos sont absurdes : « voyez cela avec mon producteur ».

Selon moi, dans nos sociétés actuelles les hommes ne communiquent pas entre eux, mais simplement (de) l’un à l’autre selon un type de relations (« économistiques ») prescrites. Si j’ai émis ci-dessus l’hypothèse que des hommes refuseraient de répondre à la question posée, c’est parce qu’il m’apparaît possible de partager le point de vue suivant : répondre à la question politique de « l’homme » c’est, tout comme lorsqu’on se met en quête d’un « public », s’apprêter (et donc consentir) à manipuler les hommes. Des outils et des spécialistes sont pour ça. La politique en vigueur se confond alors avec le paradigme de l’Un dont « l’homme » – ou « le public » dans une société économiste – est la figure centrale. Dès lors, si l’on se refuse à manipuler les hommes, on ne cherchera plus l’Un, ni même à bâtir à l’aide du Grand Mécanisme quelque figure de « reconnaissance » par tous et pour tous. Le succès, c’est autre chose. On saura ce que parler à quelqu’un veut dire, et l’on consentira, le moment venu j’imagine, à promouvoir une force collective arbitre, non point arbitre des agissements entre hommes au sein d’une seule et même société mondiale – il s’en trouverait très vite à nouveau un grand nombre prêts à manipuler l’ensemble des hommes à leur profit sous prétexte de servir le Monde ou le bien-être de l’Humanité – mais entre groupements d’hommes suivant leurs affinités politiques : des sociétés humaines (à responsabilités limitées). La Constitution supra- « nationales » qui régirait cet ensemble hétéroclite s’inscrirait tout en négatif : permettre à chaque homme de vivre ici ou là selon l’option politique de son choix, permettre à chaque société d’établir pour elle-même un type de communication interne et externe. (supra) Dans l’éventail de ce qu’on peut déjà imaginer, et au vu des actuels excès d’une mondialisation de la « communication », il n’est pas exclu que des hommes déjà aspirent à une société peu communicative, « fermée » diront certains, mais non point secrète puisqu’il sera permis à tout homme d’y entrer et d’en sortir. Quant aux conflits entre sociétés … 77

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Pour en revenir à Tsé-Toung, la discrimination qu’il opère entre le peuple et les réactionnaires s’inscrit pleinement dans la tradition d’une pensée politique une. Il est évident que les hommes doivent vivre sous un seul et même Toit et, s’il ne nous est pas possible de régir le monde entier selon notre modèle, c’est simplement – faute de moyens immédiats. 78 Le communisme à cet égard fut le plus « gourmand » des systèmes. L’économisme actuel est bien plus malin, il s’infiltre partout. Bref, avec Mao, en période transitoire de « dictature du prolétariat », un Etat existe bel et bien : il est « dictature démocratique ». (251) La bourgeoisie eut son Etat, le peuple a le sien. Et Mairet de noter que la pensée de Mao Tsé-Toung est une pensée de la politique d’Etat qui s’applique à reconstruire pour son propre compte une notion nouvelle du « peuple » : il y a d’un côté une démocratie étatique « bourgeoise » et de l’autre une démocratie étatique « populaire ». De sorte que, sans sa forme, l’appareil d’Etat démocratique populaire est en tout point semblable à celui qu’il sert à combattre. (255) En d’autres termes, on se forge simplement « l’homme » différemment, conformément à son Idée. L’économisme, à cet égard, a emprunté les moyens sans se prévaloir d’une fin politique.

Pour autant, Tsé-Toung reconnaît cette similitude de forme : « L’appareil d’Etat [quel qu’il soit], qui comprend armée, police et justice, est l’instrument avec lequel une classe en opprime une autre ». (253) Dans ces conditions, si la société bourgeoise avait loisir d’opprimer le peuple dont elle avait par ailleurs besoin, dans la populaire en revanche il est clair que place n’est accordée qu’au peuple, qu’à un type d’hommes (en dépit de « l’alliance structurée de classes » qu’il constitue officiellement). On peut s’interroger ici sur l’avenir d’une classe qui semble elle aussi se nourrir d’une autre à laquelle elle s’oppose, mais qu’elle veut pour autant faire disparaître. A quoi serviront, contre qui se retourneront armée, police et justice quand elles n’auront plus d’ennemis à combattre ? « Sans peuple, pas de bourgeoisie, et inversement ? », pourrait-on demander à Tsé-Toung, puisque chaque pouvoir redistribue à sa façon les cartes. Il écrit : « La dictature révolutionnaire et la dictature contre-révolutionnaire sont de nature contraire, mais la première est sortie de l’école de la seconde. Cet enseignement est très important. » (255) A moins d’une révolution permanente, nécessairement permanente, nos braves combattants oublieront très vite cette importance – fautes de « contraire » à combattre.


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Enfin, quand on connaît un tant soit peu les hommes et leur désir tout naturel de posséder, on peut s’étonner qu’un homme désire voir la propriété de quelques-uns supplantée par la propriété de tous, par le « bien commun », c’est-à-dire d’aucun : « Un système d’Etat qui soit le bien commun des gens du peuple et non la propriété privée de la bourgeoisie […], ce sera le système d’Etat de dictature démocratique populaire. » (id) Ne se peut-il donc que chaque homme possède un bien en propre sans devenir aussitôt un bourgeois oppresseur de peuple ? Encore une fois, un bien « commun » fait que chacun rien ne possède ; et encore une fois une poignée d’hommes va se retrouver en charge de sa gestion, de sa production et de la répartition des tâches humaines – et elle aura à coup sûr par là quelque droit assimilé à de la grande, de la très grande propriété. « Lorsque nous aurons uni toutes les forces intérieures et internationales et écrasé les réactionnaires de l’intérieur et de l’extérieur, nous pourrons faire du commerce et établir des relations diplomatiques avec tous les pays étrangers sur la base de l’égalité, de l’avantage réciproque et du respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale », écrit Tsé-Toung. En d’autres termes : quand le type d’hommes que nous aurons dessinés occupera seul la terre, il ne lui sera pas difficile de faire commerce avec lui-même et de se respecter ; l’autre ne sera plus l’étranger, mais le même. Quand nous aurons conquis le monde, chacun respectera notre souveraineté et l’intégrité de notre territoire. Dieu même n’aura plus lieu d’être. La communication entre hommes sera enfin parfaite, épurée.


Par l’exemplarité d’une guerre juste ?

« Sous la direction de notre parti, avec le Président Ho Chi Minh à sa tête, nous avons créé cette grande vérité de l’histoire : un peuple colonisé, faible, mais uni dans la lutte, qui se dresse pour défendre avec résolution son indépendance et la paix, est parfaitement capable de vaincre les forces agressives d’une puissance impérialiste », écrit V.N. Giap. Autant dire que pour la suite, Giap entend qu’il faille absolument profiter de l’avantage politique que confère un tel succès purement militaire. Mais en quoi le fait de repousser un envahisseur ou un colon constitue-t-il une caution politique du régime victorieux pour la paix qui s’ensuit ? Certes, rien ne soude aussi sûrement un peuple autour de son leader que sa victoire sur l’ennemi. Mais un succès militaire ne garantit pas une bonne marche politique en temps de paix, il prépare simplement le terrain. La ferveur d’un peuple autour de son libérateur peut même conduire, on l’imagine aisément, à des abus de toutes parts (les collaborateurs d’un chef sont rarement aussi nobles que lui). Il faut dire, si j’en crois Mairet, que l’importance politique de la relation que donne le vainqueur de sa victoire tient surtout à cette référence à l’exemplarité historique de la guerre juste. (258) En évaluant la « vérité historique » de la victoire finale, Giap construit (à partir du marxisme-léninisme) la notion moderne de guerre juste. (id.) Si je comprends bien, alors que les forces en jeu sont disproportionnées et hétérogènes, c’est parce que la justice guide et conduit le faible jusqu’à la victoire qu’elle saura également inspirer politiquement son chef victorieux en temps de paix. On se croirait en Grèce antique ! Il ne manque que l’oracle. Sa notion « moderne » de guerre juste, Giap la réexamine à partir de Clausewitz, peut-on lire : question capitale de la guerre (et de l’armée) en son rapport avec la politique. (id.) « Ces luttes {de classes] peuvent revêtir soit la forme politique soit la forme armée, la lutte armée n’étant que la continuation de la politique ». Et Giap ajoute : « Dans une société qui reste divisée en classes, nous distinguons deux sortes de politiques : la politique des classes et des nations qui oppriment les autres et celle des classes et des nations exploitées et opprimées. D’où deux sortes de guerres, deux sortes d’Etats, d’armées diamétralement opposées, les uns révolutionnaires, populaires et juste, les autres contre-révolutionnaires, antipopulaires et injustes ». (259)79 Un tel manichéisme a de quoi surprendre. Je retiens surtout que l’oppression ne vient donc pas toujours de l’étranger, qu’il y aura toujours du travail à l’intérieur du pays, même en temps de paix ... Certes il y a des oppressés et des oppresseurs, mais la justice et la vérité ne sont pas seulement invoquées presque toujours des deux côtés – on ne manque jamais, du côté des opprimés victorieux non plus, d’opprimer à son tour et en leur nom une partie des hommes au moins, quand on a en tête d’unifier les hommes autour de sa victoire, c’est-à-dire d’un type d’homme ou de relations codifiées et plutôt exclusives. La séquence, nous explique Mairet, est la suivante : Guerre juste = guerre du peuple = guerre de libération = guerre révolutionnaire. (id.) La fusion de Marx et de Clausewitz dans une conjoncture de lutte anti-colonialiste est ce qui détermine les rapports de la guerre, de l’armée et de la politique. (260) La construction du socialisme, une fois la paix retrouvée, est encore étroitement dépendante de l’armée. (id.). On l’avait compris. « L’armée populaire était intimement liée à la guerre de libération nationale, dans le feu de laquelle elle est née et a grandi. (...) Assurée de l’affection et du soutien du peuple, en ces jours de paix comme durant la guerre, l’Armée populaire mènera à bien sa tâche : défendre la paix et la Patrie ». (261) Un Etat policier ?

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D’un auteur à l’autre parmi ceux que Mairet suit pas à pas, un glissement s’est progressivement opéré de la politique nationale en tant que telle à une politique de la relation à un ennemi intérieur ou extérieur aux frontières : le bourgeois et / ou le colonisateur. On peut ainsi distinguer les auteurs qui conçoivent la politique à partir d’une volonté de défendre les opprimés, de ceux qui jusque-là la concevaient (ou la conçoivent encore) à partir d’une oppression nécessaire des hommes en vue d’un objectif final « tout aussi louable » : puissance d’Etat, stabilité politique, sécurité collective, prospérité, « croissance », paix durable … Pourtant, au vu de l’histoire du 20ème siècle, on peut légitimement se demander si les défenseurs des opprimés aussi ne finissent pas toujours par s’aligner sur une pareille nécessité, sur quelque « raison d’Etat » violente. A croire, encore et toujours, que la nature de l’homme est décidément telle que, quand bien même on veut le bien de l’humanité, ce bien est un jour ou l’autre à défendre (à conserver) avec des moyens auxquels on n’avait pas pensés avant. Ces moyens finissent par compromettre gravement notre propre humanité ! Dans quelles circonstances la fin justifie-t-elle donc les moyens ? se demande-t-on alors. La réponse est ancestrale : quand il s’agit d’opérer un sacrifice en vue d’un avenir meilleur … A quand une politique révolutionnaire « au coup par coup », sur des points toujours bien précis et immédiats ? Bref, sous le rapport d’une politique de cette relation-là, la restructuration de l’Etat et la guerre de libération se font en effet écho. (262) Le colonialisme est en soi une « violence », écrit Mairet, à laquelle répond une violence plus grande. (id.) Se peut-il cependant qu’une guerre civile soit une guerre de libération contre un oppresseur – autochtone ? Peut-on faire ici un parallèle nouveau avec les guerres de libération habituellement conçues et organisées face à un occupant étranger ? La comparaison a de quoi choquer : le citoyen a des droits que n’a pas le colonisé ! me dira-t-on. Et puis le plus souvent, chez nous tout du moins, il aura élu ses dirigeants ! En outre, lui au moins a une Histoire ! Etc. Il n’empêche, si le pouvoir politique d’aujourd’hui consiste à permettre à un pouvoir supérieur et bien plus étendu de disposer de ses sujets ou citoyens à lui, en sorte que l’Etat voisin fait également de même, et le voisin du voisin aussi, alors la défiance des hommes de chaque pays à l’égard de leurs propres hommes politiques s’apparentera à coup sûr au sentiment d’avoir été vendus par des traîtres à des étrangers, à la « mondialisation ». Vendus ? Non point réellement vendus comme des esclaves par des négriers autochtones, comme c’était autrefois le cas, certes, mais comme des hommes employés ici ou là selon les conditions d’embauche offertes par chacun des pays fournisseurs. Le pouvoir économique délaisse ainsi logiquement les pays riches et leur coût salarial élevé au profit des pays pauvres, on le sait.80 Il délocalise là-bas et laisse ici pour compte. Mondialisation oblige, il est clair qu’une « restructuration de l’Etat » est aujourd’hui en cours. La France par exemple doit « s’ouvrir » davantage au monde et réformer pour cela ses Institutions, nous dit-on. Nous allons tous devenir, pour notre plus grande joie, citoyens du monde. Mais nous le sommes déjà, une justice mondiale est en route, la répartition sera plus équitable …

Bref, une guerre de libération civile n’aura à mon sens vraisemblablement que deux visages possibles : libération individuelle à l’égard du pouvoir économique global : moins travailler, moins produire, moins consommer, moins « communiquer » (après tout, plutôt s’adresser à dieu qu’à ses saints), ou instauration d’un pouvoir politique vraiment national, 81 seul contre tous. Dans les deux cas un courage certain est requis face à la colonisation libéralo-capitaliste à l’échelle mondiale de toutes les politiques nationales – et des esprits – par un pouvoir effectivement apatride. Les employés de tous les pays n’ont plus leurs propres bourgeois ou le colon étranger parfaitement identifiables à vaincre, mais un « patron » et des « actionnaires » (banquiers) invisibles, qui n’ont pour leurs victimes de réalité immédiate que le nom (écran) de l’Entreprise pour laquelle ils travaillent. L’histoire des diverses puissances s’exerçant sur les hommes est toujours allée de pair avec leur dépendance – et pas seulement leur oppression. La meilleure oppression consiste à rendre dépendant. La servitude a appris à être volontaire. Aujourd’hui par exemple, il est tout à fait entré dans les mœurs qu’il faille travailler pour vivre – c’est même une question de « dignité », – je veux dire sans interroger les conditions imposées. Tout est pourtant opaque, la seule réalité manifeste est la paye et il n’y a qu’elle, en gros, que l’on voudrait voir meilleure. Mais oui ! ça n’est pas un hasard : il est important que veuillent gagner plus ceux sur lesquels le grand monopoly compte ! La « politique » actuelle vise à aligner la volonté des faibles sur les désirs des forts : même motif de vivre … Voilà pourquoi s’il est un combat à mener aujourd’hui, ça n’est plus tant, à mon sens, contre un pouvoir quelconque que pour un autre type d’homme, un autre au moins.


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Quand F. Fanon considère à son tour que les guerres de libération sont en elles-mêmes des politiques, la question qui se pose alors pour un pays colonisé est bien celle rapportée par Mairet : « … Quand peut-on dire que la situation est mûre pour un mouvement de libération national ? » (263) L’esprit tactique se met aussitôt en place : « Quelle doit en être l’avant-garde ? (…) Il y a urgence à décider des moyens, de la tactique, c’est-à-dire de la conduite et de l’organisation. Hors cela, il n’y a plus que volontarisme aveugle avec les aléas terriblement réactionnaires qu’il comporte ». (263) A son tour, Fanon a donc sûrement lui-même les talents d’un organisateur. Mais tout d’abord il s’agit bien pour lui de justifier la violence libératoire : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». S’il est une fin qui justifie tous les moyens, semble dire Fanon, c’est bien cette violence seule capable de renverser la violence subie, la violence organisée : « Chemins de fer à travers la brousse, assèchement des marais, inexistence politique de l’indigénat [en Algérie au temps de la colonisation] sont en réalité une seule et même chose ». Il suffit donc que la violence à exercer pour la renverser soit plus grande … : la violence est le mode d’existence politique du « peuple », écrit Mairet, elle est l’élément de la vie politique pratique. (265) Cela une fois posé, on peut alors feindre d’ironiser sur « l’impossible victoire des colonisés » dont les oppresseurs semblent si assurés : « Par quelle aberration de l’esprit ces hommes sans technique, affamés et affaiblis, non rompus aux méthodes d’organisation, en arrivent-ils, face à la puissance économique et militaire de l’occupant, à croire que seule la violence pourra les libérer ? » demande Fanon. « Comment peuvent-ils espérer triompher ? » Formulés ainsi, cette question est étrange. Isolée de son contexte et privée de son auteur, ce pourrait être là le propos cynique de la puissance coloniale même. Elle ne sous-estimerait même pas son adversaire, elle lui dénierait l’idée même, et plus encore les moyens, de se « libérer ». Le colonisé est toujours bête, semble-t-il. Bref, Fanon ironise. La reprise en main de l’histoire, explique Mairet, n’est pas le fait de minorités intellectuelles, elle n’est pas un mot d’ordre spéculativement produit. Au contraire, ajoute-t-il, les intellectuels, quand ils se fondent au combat où le peuple s’est engagé, découvrent la fausseté et la mystification des valeurs. (264) Voilà à coup sûr une « misologie » parfaite, une « révolution culturelle » ! Les mouvements de libération n’ont rien à voir avec la pensée et ses produits, ils émanent d’hommes mûris par l’intuition et animés par la pratique : « Ces valeurs qui semblaient ennoblir l’âme se révèlent inutilisables parce qu’elles ne concernent pas le combat concret dans lequel le peuple s’est engagé », écrit Fanon. (265) Voilà qui est clair. Et il va même plus loin, poursuivant son propos ainsi : « Et d’abord l’individualisme ? L’intellectuel colonisé avait appris de ses maîtres que l’individu doit s’affirmer. La bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l’esprit du colonisé l’idée d’une société d’individus où chacun s’enferme dans sa subjectivité, où la richesse est celle de la pensée. Or, le colonisé qui aura la chance de s’enfouir dans le peuple pendant la lutte de libération va découvrir la fausseté de cette théorie. Les formes d’organisation de la lutte vont déjà lui proposer un vocabulaire inhabituel ». (id.)

Comment ne pas nous interroger sur nous-mêmes à la lecture de ces lignes, nous qui n’avons que vaguement conscience d’être dominés, manipulés, exploités, abusés de toutes parts et sommes effectivement, dans le même temps, des spécialistes de la haute technologie intellectuelle ? L’intelligence accordée, distribuée, valorisée : une super embrouille relativement au pouvoir ? C’est ce que semble dire Fanon. Pour autant la praxis n’est pas sans former elle aussi raison : « L’insurrection se prouve à elle-même sa rationalité, exprime sa maturité chaque fois qu’à partir d’un cas elle fait avancer la conscience du peuple ». Il semble donc que la « conscience du peuple », formée et animée par la praxis libératoire (sinon révolutionnaire) soit ce type-là de rationalité dont parle Fanon, laquelle s’opposerait donc avec succès à la raison purement intellectuelle, sans doute, du colonisateur. Du coup, la révolution ne fait surtout pas sienne la théorie d’une guerre conçue comme affrontement de deux corps d’armées nationales. Si l’on se prend à ce filet-là, on n’entre jamais en guerre, faute de moyens. Diên Biên Fhu est l’emblème de l’autre méthode, nous explique en quelque sorte Mairet. Comme Fanon, Che Guevara lancera le mot d’ordre : créer de nouveaux Vietnam. (267)


« Créer de nouveaux Vietnam » : Par un effet inattendu sans doute, voilà à mon sens un mot d’ordre qui pourrait germer autrement dans l’esprit d’un « individualiste », pourtant décrié par Fanon. Car cette figure implicite d’un David vainquant Goliath n’est-elle pas aujourd’hui possiblement celle d’un individu face au pouvoir transnational ? La « conscience du peuple » ne sera certes pas son motif immédiat d’agir, mais bien, comme il fut dit plus haut, la conscience personnelle d’avoir été abusé jusque dans son individualisme. « Yes we can », comme dit un slogan aujourd’hui : oui, chacun peut se défaire de cette partie de « moi » qui lui fut inculquée à seule fin de le soumettre.


Si une guerre de libération constitue en soi une politique, comme il est dit plus haut, je crois qu’il ne faut pas sous-estimer le temps nécessaire à l’ancien colonisé pour surmonter la mauvaise influence reçue par son conditionnement passé. 82 Fanon va un peu vite en besogne quand il écrit simplement : « Après la lutte, il n’y a pas seulement disparition du colonialisme mais disparition du colonisé ». Voilà en effet un propos qui n’est que logique et qui, en tant qu’il est aussi exclusivement rationnel, tombe précisément sous le coup, théorisé par Fanon même, d’une praxis qui l’invalide. De fait, il s’agit de savoir si l’ancien colonisé ne colonisera pas aussitôt à son tour dans ses rangs – ou à l’étranger – sous quelque forme moderne que ce soit ! Ah, bien sûr, la colonisation ne se fera plus sous la forme passée ! Mais peut-être bien sous celle bien plus fine, appliquée précisément depuis par le colonisateur dans ses propres rangs : une colonisation tout industrielle des esprits ! De fait encore, tel peuple libéré du joug et de la privation d’Histoire véritablement nationale, s’empresse toujours de faire à son tour son entrée – dans l’histoire. Pour relever ici une constante : s’il ne faut surtout pas imiter le colon (ou le pouvoir) pour (le) combattre, 83 c’est tout de même sûrement pour l’égaler ensuite dans son idiosyncrasie générale ! On combat ainsi la culture oppressive par une nécessaire violence, mais une fois victorieuse, celle-ci s’inscrit à son tour dans une culture notre comme une grande page de notre Histoire à nous. C’est que après la révolution commence le partage et l’histoire de l’influence … ! Ne peut-il en être autrement ? Ne peut-on vraiment envisager comme possible une violence (nécessaire) libératoire qui ne serait pas aussitôt réactualisation, en d’autres façons, sous d’autres cieux, et entre d’autres mains, de la violence passée et vaincue ? Fanon dit : « Dans la situation coloniale, la culture privée du double support de la nation et de l’Etat dépérit et agonise. La condition d’existence de la culture est donc la libération nationale, la renaissance de l’Etat ». En d’autres termes, le nationalisme (fut-il naissant) nourrit d’abord la libération populaire (du joug de l’oppresseur ou du colonisateur) et fonde ensuite la politique nationale.84 Il n’apparaît comme politique (à l’issue de la libération) que parce qu’il est à l’origine même de la libération. Voilà qui répond à la question précédente (mise en italique). La violence libératoire s’inscrit donc d’avance dans une violence future en temps de paix, non point en tant que telle, par exemple bêtement « parce qu’elle fut violence (fut-elle nécessaire) », mais parce que dans sa motivation originaire même sont inscrits les gênes de cette violence-là qu’elle a jusque-là subie. « L’interchangeable » dont il fut déjà question, encore et toujours ? Ou bien la véritable révolution est ailleurs, dans l’éviction de la violence toujours nécessaire à la conservation du pouvoir et à la paix ? C’est une époque formidable que celle dans laquelle nous vivons : le véritable pouvoir politique étant trans-national (il se joue des nations), notre libération à l’égard de l’oppresseur 85 peut se permettre de se passer de nationalisme. Elle sera elle aussi « trans-nationale », et nous serons à notre tour citoyens du monde (comme ces spéculateurs qui jouent sur nos conditions de vie). A ceci près cependant : ce ne sera plus dans leur monde, mais bien dans le nôtre, tout différent. Pour sûr, ils feront tout, dans un premier temps, pour nous séduire, puis en viendront à tenter de nous corrompre, enfin à nous faire plier à leur loi. Mais ce dont nous nous passons délibérément aujourd’hui, il leur sera difficile demain de nous le faire à nouveau adopter.


Par la sociologie politique ?

Il paraît tout à fait sage d’étudier préalablement ce qui se fait en matière de politique avant de proposer à son tour quelque régime. Et pourtant, parmi les auteurs vus précédemment, lesquels se sont davantage souciés de sociologie politique que de leurs propres désirs d’établir ce qui doit être ? Nombreux furent les conseillers du roi, et c’est là une tentation qui nous guette tous, je crois, aussitôt que nous abordons la politique. Au génie conseiller a donc pu succéder quelque façon d’étudier et de cartographier préalablement le fonctionnement d’une société. Raymond Aron par exemple compara tout d’abord les modèles de croissance des sociétés industrielles, qu’elles soient libérales de type occidental ou socialiste de type soviétique, ce qu’elles ont en commun indépendamment de leurs régimes politiques respectifs. (269) Dans Démocratie et totalitarisme, il examina ensuite l’aspect proprement politique de ces deux systèmes sociaux. De fait, Raymond Aron pose véritablement le problème de l’accès au politique à travers ce qui distingue ces deux façons d’envisager le problème politique : la philosophie politique traditionnelle et la sociologie politique proprement dite. (270) Selon lui, alors que la philosophie a pour objet d’élaborer une théorie du meilleur régime, dans l’Antiquité surtout, la sociologie doit, quant à elle, s’occuper de reconstruire le type idéal de chaque forme politique. (id.) Le résultat, c’est qu’une société réelle devient intelligible dans le détail de ses institutions et même dans la périodisation de son histoire en ce qu’elle s’écarte plus ou moins de son propre schéma idéal – que l’analyse sociologique théorique a dégagé. (271) Est-ce à dire que la sociologie politique perçoit notamment les premiers signes de corruption d’un régime dans ses écarts de conduite ? Il faut qu’un pareil écart de conduite soit grand dans nos démocraties actuelles, entre leurs schémas idéals et leurs pratiques réelles, pour qu’un constat, comme le mien, de dégénérescence politique, soit possible sans que j’aie eu besoin d’étudier la sociologie politique ! Bref, Aron prend pour modèle la sociologie allemande, principalement celle de Max Weber, et reprend à Montesquieu la notion de principe dégagée des particularités liées à la conjecture du moment. (id.) Ainsi conçue, nous explique Mairet, la sociologie politique est donc principalement la rencontre de ces deux instruments d’analyse. (id) C’est en quoi, poursuit-il, elle se distingue de la philosophie politique qui, reposant sur des notions aussi indéterminées, quoique nécessaires, que la liberté ou la définition du « meilleur régime », ou encore sur la mise en œuvre implicite ou explicite d’une référence à la « nature humaine », ne saurait convenir aujourd’hui, si on s’en tient à elle, à une analyse de la « réalité ». (id.) En d’autres termes, l’analyse de Aron se veut plutôt objective. Elle disposerait pour cela des outils sociologiques récemment découverts appliqués à révéler les principes des différents régimes politiques, au travers de ces institutions qui leur permettent de fonctionner effectivement, c’est-à-dire selon leur propre principe interne (et non quelque postulat sur leur fondation). (271)

Je note au passage qu’en matière de principes distincts des conjectures institutionnelles qui les traduisent ou les trahissent (selon leur cohérence et sans doute leur santé), une analyse objective de ces mêmes principes pourrait tout aussi bien avoir pour fin d’étudier les relations humaines (entre elles et aux institutions). En l’occurrence, les relations humaines qu’impose ou que favorise l’exercice de telle ou telle institution, en tel ou tel régime. Critère « ami-ennemi » des hommes, comme chez Schmitt ? Parmi ces principes auxquels je pense, je crois en avoir déceler un particulièrement lié au temps et qui, loin d’interroger les fondements même de telle institution plutôt que telle autre, interroge la durée de vie de chacune, sa « date de péremption » : les rapports des hommes aux institutions en général. L’évolution de ce rapport est tel, me semble-t-il, qu’à un certain moment, toujours, il s’inverse : si une institution fut originairement véritablement au service des hommes, tôt ou tard ce sont eux qui sont, en quelque façon que ce soit, à son service. A coup sûr, ça n’est pas là un de ces principes auxquels Aron pensait ; pourtant s’il est effectif, il faut bien en tenir compte.

Bref, la sociologie politique est un accès tout intellectuel à la politique, puisqu’il nous offre de voir un tableau de nos sociétés, mais non point de considérer la façon dont les hommes entre eux se traitent à travers ce qu’ils construisent. (C’est vrai de tout ce qu’ils construisent : cela induit toujours un rapport à l’autre, cela contient un certain faire-croire). Il faudrait alors prendre parti, sans doute. Nul doute cependant que, dans ses limites bien définies, l’approche de Aron est sérieuse et crédible. Indépendamment des relations humaines donc, les deux questions de l’Un et de la volonté des hommes restent toutefois, selon moi, encore à poser. Aron écrit : « Ce qui importe avant tout à l’époque où la souveraineté démocratique est acceptée comme évidence, c’est la modalité institutionnelle de la traduction du principe démocratique. Parti unique et partis multiples symbolisent deux modalités caractéristiques de la traduction institutionnelle de l’idée de souveraineté populaire. » (272) Autrement dit, la question de l’Un est déjà résolue comme évidence par la majorité des hommes, et celle de leurs volontés tout autant par leur choix de rester unis ou possiblement divisés, mais autour de cet Un. Aron ne discute donc pas les définitions, il interroge simplement la traduction institutionnelle des principes invoqués par les hommes. Cette traduction lui livrera-t-elle la définition à laquelle il se dérobe ? Parmi les trois démarches possibles, selon lui, en matière d’analyse politique – philosophique, juridique et sociologique – la question centrale de la souveraineté est pour lui un problème juridique. (272) Elle ne relève pas de l’analyse sociologique, laquelle n’a donc pas à s’interroger sur ce que j’appellerais la « réalité relationnelle » pourtant induite, selon moi, par l’idée de souveraineté. Pour autant, quelque chose transparaît des relations humaines par le dire (la propagande politique), il me semble, dans le propos suivant de Aron, toujours au sujet de la souveraineté : « « Il n’y a pour ainsi dire pas de régime contemporain qui ne prétende, d’une certaine façon, être fondé sur la souveraineté populaire. Ce qui varie, ce sont les procédures, juridiques ou politiques, par lesquelles cette autorité légitime est transmise du peuple à des êtres réels. » (273) Lors, si Aron veut étudier les différentes procédures par lesquelles est traduite la légitimité, il devrait en effet logiquement en venir à relever que certaines « modalités institutionnelles de la traduction du principe démocratique » sont pour le moins étranges : se peut-il en effet que le peuple soit réellement souverain des deux côtés du rideau de fer ? Il faut donc se prononcer … Du reste, puisque dans nos sociétés modernes la souveraineté n’est plus qu’une fiction juridique (c’est Aron qui le dit), pourquoi étudier sa traduction en tant que telle au travers des institutions ? On fera mieux d’appeler mensonge ou corruption toute traduction, toute effectivité institutionnelle d’une fiction servie aux hommes comme légitimité réelle ! La sociologie politique s’interdit-elle de nommer moralement un chat un chat ? « La sociologie politique telle que je voudrais la pratiquer ne sera pas liée à la conception finaliste de la nature humaine … », écrit Aron. (270) Veut-il se garder de faire jamais un quelconque procès d’intention ? Soit ! Mais s’il est vrai par exemple qu’aux honorables conditions d’une prise de pouvoir succèdent presque toujours de misérables moyens de le conserver, c’est bien une conception finaliste que de considérer que l’on prend le pouvoir afin de le conserver même après sa mort, quoi qu’il en coûte. Qu’on y est déterminé. Ce serait alors bien dans la nature humaine de bâtir quand elle le peut quelque honorable institution puis de la défendre par n’importe quel mauvais moyen, pourvu qu’il soit efficace. Irai-je jusqu’à dire que la finalité de toute révolution traditionnelle, toujours honorable, est de valider par avance le mal qu’il sera fait par la suite aux hommes ? Si ça n’est là sa finalité, il y a là peut-être un principe. Je cite à nouveau Mairet : « … C’est là son optimisme final. Justifier aujourd’hui un arbitraire pour demain, tel est le statut mondain de la raisonnable croyance au pouvoir ». Une analyse sociologique des institutions peut-elle réellement faire l’impasse sur une définition de la souveraineté ?

Je ne sais si les institutions d’un pays correspondent toujours, un tant soit peu, au schéma idéal auquel obéirait le principe politique actif qui les instaure. Peut-être les quelques premières instaurées sont-elles en effet fidèles au Schéma, tandis que les suivantes apparaissent « au coup par coup », au fur et à mesure des besoins, des obstacles et des résistances ? C’est probable, et il est également probable qu’il ne soit pas toujours aisé de les faire toutes correspondre tout à fait à « l’idéal premier ». Peut-être même certaines institutions s’imposent-elles à certain moment de la vie politique qui n’ont alors que très peu à voir avec l’Idée première ? 86 « Les systèmes politiques ne sont pas une simple juxtaposition d’institutions, ils comportent une logique interne », écrit Aron. Certes, il est forcément une cohérence à tout moment d’une institution à l’autre au sein d’un même système, mais cette logique interne dont parle Aron est-elle si sûrement la même à différents moments de la vie politique d’un pays ? Est-elle si sûrement celle du Schéma idéal, de la « forme pure » dont tel ou tel moment s’écarterait, tel autre se rapprocherait davantage ? (270) Ou bien la logique interne relevée à tel ou tel moment de l’évolution de la vie politique traduira-t-elle simplement un moment politique ? Dans ce cas, le rapport entre la Constitution intemporelle (inscrivant le type idéal ?) et la succession des Institutions qui en émanent ne relève pas d’une logique interne de la forme sociologiquement épurée, fixe, décelable et reconnaissable à tout moment, mais d’une logique ponctuelle telle que le type idéal apparaît comme un – mythe. Un mythe fondateur, certes, mais un mythe tout de même. Séparé de « son » principe (dans le sens donné par Montesquieu), c’est-à-dire de « ses » institutions.... 87Après tout, c’est sûrement une loi politique universelle qui veut que le bien, le juste, le bon et les institutions d’un pays se fondent toujours sur un quelconque mythe originel. Et il est cette autre, mentionnée plus haut, qui prend aussitôt le relais, et qui touche à la conservation du mythe comme discours et du pouvoir comme réalité … En clair, l’analyse sociologique de la vie politique d’un pays montrera à coup sûr la cohérence d’un système à tout moment de son évolution (et ses failles, et les signes éventuels de sa dégénérescence), mais non point, à mon avis, la figure d’un type idéal, en quelque sorte à l’origine : elle en aura perdu l’esprit. Les cartes en seront brouillées.


Pour la philosophie politique, ce qui s’institue dans l’Etat, quelque forme que prenne cette institution, c’est la souveraineté, peut-on lire plus loin. (274) Aron écrit : « Heureusement ou malheureusement, les systèmes ne réalisent pas entièrement leur essence ». Mais dans ce cas, c’est la philosophie qui n’a pas besoin de définir théoriquement ce qui se « pratique », et la sociologie qui cherche la traduction de ce qu’elle dit pourtant mettre méthodiquement entre parenthèses ! (id.) Mais je saisis mieux l’épochè philosophique de Aron dans ce que Mairet nous rapporte au sujet des partis : Aron trouve dans le parti politique dont l’importance institutionnelle est décisive au 20ème siècle le critère permettant de définir l’essence des régimes politiques. L’intérêt d’une telle typologie est qu’elle se propose de définir la spécificité des systèmes non plus à partir de leur caractérisation comme monarchique, oligarchique ou démocratique, mais par la multiplicité ou l’unicité des partis dans les sociétés industrielles contemporaines. (274) La typologie politique, écrit-il plus loin, s’opère d’elle-même : ou bien un seul parti institue la souveraineté et se confond à l’Etat, ou bien plusieurs partis sont en concurrence pacifique pour l’exercice du pouvoir d’Etat et le pluralisme des partis donne lieu à un pluralisme idéologique. (275) Mais à l’inverse des caractérisations passées, Aron ne voit pas dans ces deux types, totalitarisme et démocratie, des régimes réels, mais simplement, comme il fut dit, des types idéaux de traduction institutionnelle de la souveraineté populaire qui, dans les deux cas, est affirmée comme principe fondateur de la vie politique. (id.) La société réelle historique (par exemple la France en 1958 ou la Russie en 1936), n’est que la mise en œuvre plus ou moins rapprochée de cette typologie idéale, formelle. (id.)



Le pouvoir abouti, c’est de rendre les hommes interchangeables (de mêmes désirs)


La Boétie inaugure un autre dire en politique : celui, retrouvé, de la liberté naturelle jusque-là supplantée par une seconde nature créée de toutes pièces, pour que nous la croyions nôtre, par les doctrinaires de la domination. Notre seconde nature entérine de fait notre dépendance de parole. Un seul rapport est établi ainsi, celui d’un Un dominant l’Autre, tout autre. La liberté naturelle retrouvée dénonce cette grande embrouille que constitue L’Un. Celui-ci se trahit en effet par ses mensonges, par les moyens qu’il emploie, par le dualisme exclusif qu’il instaure. Il n’est pas crédible. Il cherche à brouiller les cartes dès l’amont de notre être. Pour autant, notre liberté naturelle ne signifie pas que nous sommes des rebelles dans l’âme. Nous sommes libres de proposer au monde un autre paradigme et de le servir nous-mêmes sans nous y asservir. Les deux natures soulignées par La Boétie stigmatisent le rapport de pouvoir toujours mis en place. Un dualisme. Nous pourrions cependant aller plus loin, multiplier ces « natures humaines », les restaurer dans leur réalité, afin de rendre justice aux hommes et proposer ainsi à chacun d’eux le grand partage susdit, sous l’œil vigilant d’un grand arbitre. Exit la domination, incipit une fédération d’individualismes politiques : des principautés en quelque sorte ou, comme dit plus haut, des « sociétés humaines ».

Avant que chacun ne songe peut-être à un monde politique pluraliste, la suggestion implicite laissée par La Boétie pourrait être de commencer par nous soupçonner nous-même de contamination. Un véritable examen de conscience ! Mais pas exactement ce qu’on entend d’ordinaire par ces mots, car il ne s’agit pas seulement d’extirper en nous notre « seconde nature », mais aussi de connaître ses ramifications intérieures, l’étendue et surtout la nature du pouvoir effectif. Si le pouvoir nous fait depuis des lustres, il y a de fortes chances que nos revendications mêmes, à commencer par celles de liberté, voire les moyens critiques que nous développons à son encontre, fassent partie de son programme. Il y a alors peut-être une partie de nous-même à déjouer, à déposer … par exemple cette évidence qu’il y a « un homme libre naturellement », moi, FACE à « un Pouvoir », l’Etat. Le dualisme, encore. Voici précisément quelle pourrait être, à mon sens, l’exposition traditionnelle, contaminée dans l’oeuf, du problème : « Ce n’est pas seulement la domination ‘’en soi’’ qui échappe à la dénomination, c’est surtout notre authenticité propre. (Ce serait là les termes d’un dualisme prescrit d’avance, à l’insu du locuteur qui les prend comme tels sans prendre garde) Il peut paraître démagogue de soupçonner l’inter-dire mis en place par le pouvoir (« le » pouvoir …) de vouloir déposséder chacun de nous de son authenticité, mais de moi à moi : si j’ai des convictions, des ambitions et des velléités activistes – qui suis-je indépendamment de ce qu’on a fait de moi ? Puis-je mettre des mots, là ? Ou bien l’accès à ces mots est-il barré par l’Un et son réseau d’inter-dire ? Dans ce cas, à quoi bon chercher plus loin ! Laissons-nous faire ! c’est plus sûr, c’est plus simple ! De toute façon chacun à lui-même échappe ! » Le raisonnement me paraît bon, mais la conclusion soulignée ressort précisément d’une impossibilité a priori d’aboutir. Pour ainsi dire attendue. Si je suis fait de part en part par l’inter-dire, je le suis tout autant d’une « nature » mienne. Entre l’un et l’autre donc, « on n’en sort pas ». En on prolonge ainsi soi-même la dualité dans laquelle on est véritablement pré-inscrit


Non, il ne s’agirait pas de se connaître soi, mais de voir une relation déjà mise en place. Or j’ai appris ceci, comme un indice : le pouvoir toujours veut que chacun l’imite, il distribue même à chacun, fut-ce en plus petits, quelques-uns des outils de son pouvoir, car c’est le meilleur moyen pour lui de constituer un réseau dont il est au sommet, de nous aligner sur lui. Du moins je le crois. Me dépossède-t-il ? Non, il me forge. Il me fait moi « un bout de l’Etat ». Mais alors quand à mon tour je critique, analyse et fais la police ?… Ma conclusion est celle-ci : un pouvoir est effectif quand les hommes en lices, fussent-ils placés les uns face aux autres dans un rapport de forces, sont interchangeables. Parce qu’ils sont faits du même moule. Interchangeables ? Mais alors le pouvoir n’est pas au sommet, il n’y a pas véritablement de sommet en tant que tel, il est partout dans la structure ! [Nous retrouvons peut-être ici « l’esprit » d’un Etat dont parle Montesquieu. En l’occurrence pour nous aujourd’hui la structure psycho-économique] Dès lors, même la morale et les revendications du dominé me paraîtront douteuses ! Là où d’autres admireraient sans doute la moralité de mon examen de conscience – par exemple si je me demande : « suis-je un de ces petits chefs soucieux de sa promotion dans l’échelle ? » – je me sais aujourd’hui plus avisé de lui opposer une alternative simplement logique : « Quitte à vivre dans un rapport entre interchangeables, il faudrait être fou pour préférer la position de celui qui envie à celle de celui qui est envié ! » Plus généralement, mon seul dilemme pourra être le suivant : « Ou bien je perdure dans cette relation d’immoralité équitable, ou bien j’en change ». 88

Plus concrètement, pour demeurer ici dans la réflexion politique, le pouvoir effectif qui rend les hommes interchangeables se traduit par l’accès à la politique de chacun et de tous selon la prescription. Inutile dans ces conditions de m’inventer un autre accès si le premier des économistes, par exemple, est en droit de me renvoyer dans mes pénates, ou se fait un devoir de me remettre dans le droit chemin « preuves à l’appui ». Qu’est-ce qu’un économiste ? C’est un envoyé du paradigme chargé de montrer aux gens comme moi comment se traite le problème. Le problème, ici, c’est la gestion des biens et des personnes. L’accès politique actuel par excellence. Quoi que je pense en matière de politique, il me faudra donc emprunter cette voie. Et là, bien sûr, je ne vais pas manquer de révéler mon ignorance … (cqfd) Vais-je persister ? C’est alors que j’imite déjà. Il en est de même de l’historien si je m’avise de penser la politique sans le consulter, ou pire, si j’écarte l’histoire de ma réflexion pour avoir compris qu’elle ne recouvre jamais que celle du pouvoir. La relation vient toujours après, si elle vient. L’histoire, c’est pour moi l’obligation de demeurer dans le paradigme actuel. L’histoire est complice de la domination, elle est fille de la raison. Je m’en méfie en politique.

Ainsi, quand je veux parler politique, il est entendu que je dois commencer par me soucier des problèmes que nos Etats considèrent objectifs : l’économie, l’histoire, la science, etc. Je n’ai aucun mal à reconnaître mon ignorance dans ces domaines. Pour autant, il ne m’échappe pas que ces connaissances pourraient venir après, en l’occurrence après le(s) type(s) de relations humaines que nous aurions décidé de mettre en place. Les spécialistes nous diraient alors comment c’est possible ou encore pourquoi ça n’est pas possible. Au lieu de ça, tous ces spécialistes n’ont de cesse de nous expliquer le présent – et l’avenir qui en dépend – à partir de considérations d’Etat. L’Etat, par définition, c’est ce qui ne veut pas changer. Mais l’Etat ce sont des hommes qui le fabriquent, c’est-à-dire fabriquent les outils pour qu’il ne change pas.

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Cette façon de rendre les hommes interchangeables parce que fabriqués dans le même moule, reflète selon moi le modèle circulaire d’un système politique abouti, alors même que l’idéologie officielle, dans les rangs de l’inter-dire, est restée linéaire (« le progrès », « l’avenir », « l’espoir », etc.) et les oppositions frontales (Patrons d’entreprises, ouvriers). Le principe politique contredit-il ici sa nature, selon les distinctions faites plus haut par Montesquieu ? Le système s’alimente, s’auto-régénère tout seul, à l’image de l’unité ontologique sécessionniste (…) constituée par « l’homme » face aux autres espèces vivantes sur terre. La culture face à la nature. L’idée de souveraineté procède du même modèle, d’un même désir d’auto-suffisance, d’auto-détermination surtout. Allons-nous continuer sur cette voie ? Que cet idéal de circularité ne soit réellement abouti, peut-être, que dans « la vie » dans son ensemble, voilà qui a pu inspirer l’idée d’un éternel retour du même, à une échéance temporelle qui nous échappe (un temps qui revient immanquablement sur lui-même, lui aussi). A mon sens, les relations humaines seront bafouées tant qu’elles seront (et pas seulement font) le monde. Le plus ancien accès à la politique, sans doute, est aujourd’hui en passe de renaître : l’accès par notre relation au monde qui nous entoure. Est-ce la fin d’un cycle ?



Nécessaire méconnaissance des hommes ?


Convient-il de gouverner les hommes comme on gouverne des « pulsions qui s’ignorent », surfaites de surcroît par les contingences des pouvoirs précédents (tous faux et dépassés, comme on sait …) et du moment ? C’est là contester gravement l’authenticité de chacun. « Quelle est ton identité ? », me demande le pouvoir autoritaire. « Moi ? je nais à peine, je puis donc encore être modelé à votre guise ! ». « Soit ! ça m’évitera de te défaire des mauvaises influences qu’ont subies tes parents ! Surtout n’écoute pas ce qu’ils te disent ! ». L’histoire n’a pas manqué d’honorables hommes prétendant vouloir connaître les hommes. « Prétendant », oui, car leur désir ne fut pas de faire connaissance avec les hommes, mais le plus souvent de définir « l’homme », au singulier, tel que les hommes (les vrais) devaient le refléter, et chacun se comporter, face au pouvoir. Un est l’Etat, Un doivent être les hommes, telle est cette loi dont parle plus haut Gérard Mairet. Voilà pourquoi pareille « connaissance des hommes » destinée à être le vis-à-vis de l’Etat revient toujours à établir « l’essence de l’homme », c’est-à-dire à reparler encore et toujours du Ciel vers lequel le pouvoir toujours lorgne. Connaissance utile, en effet, mais définie par les besoins d’un corps étranger à chacun des nôtres, ce corps spirituel qu’à « nous tous », nous formons.

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Tous ces hommes qui admettent une téléologie générale admettraient peut-être une téléologie non plus collective mais individuelle, non plus politique mais intellectuelle. Qu’est-ce en effet qu’avoir une « idée » ou une « intuition » en politique, la développer et en faire bientôt un système qu’on va proposer au monde entier ? N’est-ce point obéir en quelque sorte à sa nature individuelle ? Celle-ci ne se cherche-t-elle pas, aussitôt consciente, un chemin déterminé par la fin ? 89 Sans même parler ici de téléologie, il me paraît légitime de poser les conditions « pratiques » d’un système politique – pensé. Non point seulement les conditions psychologiques individuelles, mais également les conditions logiques du système proposé, sa cohérence. Nombreux furent les théoriciens par exemple qui ont su invoquer une totalité, que ce soit le peuple, la société civile, la « partie prépondérante » etc. Mais l’ont-ils seulement démontrée ? Se sont-ils préalablement assurés que cette totalité existait bien ? Ou bien fallait-il que cette totalité existât pour que leur système de pensée puisse voir le jour ? C’est ce que je crois. Une pensée politique plus généreuse qu’une autre ne se fondera pas moins pour autant sur une méconnaissance des hommes. Car cette totalité existerait-elle, il faudrait encore montrer comment elle se met en branle. Ou bien peut-être ne se met-elle pas en branle, mais y est-elle mise ? « Qu’à cela ne tienne ! » répondraient sans doute nos meilleures volontés, « nous allons l’éduquer ! » Et l’heureux programme met aussitôt les activistes en campagne. Pourtant, le problème soulevé ici pourrait être majeur – à condition de ne pas l’éluder pour des raisons de fin. A tel point qu’on pourrait déceler un nouvel accès en politique dans la manière d’y répondre. Le problème a déjà été rapporté plus haut. Je cite à nouveau Daniel Guérin : « Les rapports entre la masse et la minorité consciente forment un problème dont la solution n’a pas encore été pleinement trouvée […] et sur lequel le dernier mot semble n’avoir pas été dit. » Faut-il s’en étonner ? Si démonstration était un jour faite (à moins qu’un constat suffise …) que la grande majorité des hommes ne sont QUE ce qu’« on » 90 en fait, c’en serait fini des élans affectivo-politiques. Il n’y aurait plus alors qu’une catégorie officielle 91 de doctrine politique – la réaliste – celle d’un Machiavel, entre autres, pour lequel la politique se résume aux moyens de prendre le pouvoir et de le conserver. Rien ne sera alors toujours plus excitant pour un esprit politique – que de faire l’homme !


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Marsile de Padoue non plus n’a pas répondu au problème posé ci-dessus. Il ne songe manifestement pas à la nécessité, peut-être, de mettre les hommes en branle (sinon il ne se passe rien), et par voie de conséquence à la légitimité et aux limites à imposer à cet activisme : celui-ci n’est-il pas déjà, au fond, une façon de faire les hommes ? 92 Mais déjà en amont de ce problème, si je m’en tiens à ce que Mairet rapporte, Marsile ne dit manifestement rien des ressorts de la « prépondérance ». S’est-il demandé comment la « partie prépondérante » d’une époque pouvait différer de la « partie prépondérante » d’une autre époque ? La prépondérante d’aujourd’hui ne fut-elle pas cette minorité d’hier qui aura « activé », d’une façon ou d’une autre, la plupart des autres hommes ? Mais alors si pour Marsile la partie prépondérante toujours institue, aucun changement n’est autorisé. Aucune autre ne peut voir le jour. Marsile n’envisage manifestement que le temps présent. Il devait pourtant savoir qu’aucun type d’homme n’est éternellement prépondérant sur terre.

Malgré tout, Marsile se montre plus noble politiquement, à mon sens, que les théologiens auxquels il s’oppose : il ne prétend pas établir une essence de l’homme. Mais la générosité de sa pensée se fonde là encore sur une illusion : l’unité de la société civile. Jusqu’ici on a pu admettre cette unité, mais y a-t-il seulement une « partie prépondérante » à laquelle confier la mission d’instituer ? Il n’est point nécessaire d’établir une essence de l’homme pour constater combien chaque clan, chaque corporation aujourd’hui encore défend ses seuls intérêts, au détriment des autres. L’institution met-elle tout le monde d’accord ? En théorie, oui. En pratique, une institution comme la sécurité sociale profite aujourd’hui avant tout à une corporation : les laboratoires. Qu’on ne me parle pas des bénéfices sanitaires pour le peuple s’il en est le débiteur à la source ! Qu’on songe seulement : si les riches seuls finançaient les laboratoires, ceux-ci n’auraient en effet qu’un faible marché. Bref, la « sécurité sociale » est moins une solidarité effective qu’un financement collectif en amont d’un corps d’entreprises. Qu’on songe encore à une même institution de solidarité devant financer la police. Pour sûr chaque policier aurait à cœur d’être à la hauteur de l’honneur ainsi fait à sa profession ! Pour autant, la police fixerait son prix. C’est une belle idée que l’institution civile. Encore faut-il qu’un pouvoir politique joue les arbitres et, le cas échéant, sanctionne toute volonté de se l’approprier. Duplicité actuelle ?


A quoi se reconnaît l’homme surfait


Le pouvoir de faire l’homme est double : l’Etat s’en charge, mais aussi la société, le commerce des hommes, l’inter-dire. 93 Si c’est bien de cet homme fait que chacun parle quand il parle de politique, alors quand il parle de ses propres désirs en politique, il parle AUSSI, à son insu, de ce qu’« ON » a fait de lui. Mais qui est-il donc ! Et que valent ses discours et ses belles théories éventuelles si elles se retrouvent aussi bien en aval qu’en amont de lui ? Ils valent comme l’histoire passée qui les inspire et les traverse (sans parler de l’inter-dire présent), comme le sceau d’une continuité culturelle dont le pouvoir et notre homme se réjouissent – et sont même fiers ! L’homme et son histoire (elle est bien à lui, bien en lui) justifient ainsi sans le vouloir vraiment le pouvoir dont c’est le tour de le faire. Notre homme dût-il croire lui résister par des protestations. 94 La Loi ancestrale et le droit réclamé sont du même côté. « C’est heureux qu’il en soit ainsi », me dira-t-on. « Il n’est pas dans le pouvoir de chacun de s’inventer à chaque nouvelle génération. Heureusement, il y a des acquis politiques, de l’expérience. Telle est notre maturité » …



Ces acquis qui nous font, 95 quelle connaissance des hommes, quelle Histoire ou autres Entités évoquées …


La maturité évoquée ci-dessus (par l’histoire, avatar de la pensée souveraine) et son pendant (« l’embrouille » ci-après), les voici selon moi réunis dans ce passage écrit par Gérard Mairet : « Il y a un problème politique, on serait bien présomptueux de croire que ce qu’en dit la pensée constitue une solution. Et pour cause, penser la politique c’est justifier le pouvoir : il y aurait lieu d’écrire une ‘’histoire de la pensée politique’’ dont l’objet – il n’y en a pas d’autre qui soit réel – serait de manifester l’implication de la pensée dans le pouvoir. 96 On a raison de dire que la philosophie ou théorie pose le problème politique. On se tromperait lourdement en croyant qu’elle peut le résoudre. L’Etat n’est pas seulement fait de discours, et en dernier lieu c’est la police qui détient la vérité sur lui – non la philosophie. […] Il est vrai que les plus belles notions de la pensée spéculative, l’âme, Dieu, la nature ou le genre humain, pour ne citer que les plus ‘‘ contemplatives ’’ d’entre elles sont […] les idées du pouvoir. Il n’est pas un théoricien, sauf peut-être La Boétie incompris et méconnu, 97 qui ne tienne en effet pour possible l’existence du bien en politique. Toute pensée repose sur cette croyance que la politique est le bien, qu’il existe ou plutôt doit exister un Etat aimable. Quels que soient ses apparats rationnels, la pensée théorique baigne dans cette croyance. C’est là son optimisme final. Justifier aujourd’hui un arbitraire pour demain, tel est le statut mondain de la raisonnable croyance au pouvoir » (10, 11). (c’est moi qui souligne, et on appréciera j’espère la subtilité de cette dernière phrase)

Par conséquent, puisqu’il faut demeurer dans la Loi susdite, relater les différentes doctrines du pouvoir, comme le fait Gérard Mairet, c’est en effet, comme il le dit, tenter « de montrer cette métamorphose de la pensée en doctrine, autrement dit cette appartenance de la raison à la domination ». (11 – c’est moi qui souligne). On ne s’étonnera donc pas que la pensée politique se soit toujours préoccupée jusqu’ici de montrer aux princes eux-mêmes comment les hommes devaient être gouvernés » (13). En effet, cette pensée émane d’une volonté (16) de gouverner les hommes suivant les différentes potentialités offertes. Une stratégie, donc. Pour autant, qu’on invoque pour cela le Dieu, la généalogie royale, l’institution ou la simple raison, bien sûr « le concept de la vie politique ne séjourne pas dans le passé ». (14) Quoi que la pensée politique pourrait croire en détournant son regard de l’histoire, « c’est la répétition de l’ancien qui, en fait, importe dans les affaires présentes. […] Quel est, dans ces conditions, l’objet de la philosophie politique aujourd’hui ? Ce ne saurait être que la puissance d’Etat. […] Le problème politique est, à notre époque, de tracer les limites, les différences à l’intérieur du concept de puissance d’Etat » (15) Tout tourne désormais pour nous autour du concept de « souveraineté » (16). Ainsi, « Nul ne saurait s’étonner que notre époque ait à proposer, en politique, que la gestion de l’héritage que constitue la souveraineté ». Et pour remonter plus loin dans le temps auquel cette nouveauté (la souveraineté) se rattache, ce n’est pas sans penser à l’Etre de Parménide qu’on peut comprendre la formule de Loyseau, dès 1660 : « La souveraineté est du tout inséparable de l’Estat […] elle est la forme qui donne l’estre à l’Etat ». 98 Voici donc résumée peut-être la filiation et tout l’héritage sur lesquels nous devons penser la politique. L’histoire ? C’est ce qu’il nous faut savoir pour aborder la politique comme le pouvoir l’entend.


L’autre histoire : la grande embrouille


S’il est une éternelle cynique nécessité, peut-être, de tromper les hommes « pour leur bien collectif », les différentes bonnes raisons de les gouverner ont forcément toujours consisté à les « embrouiller ». Le pouvoir souverain invoque ainsi et justifie devant les hommes et pour les hommes les Entités respectables (leur Histoire, leur Collectivité, leur Bien collectif, leur souveraineté etc.), mais songe très certainement, en a parte, à une tout autre justification : qu’il les connaît mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes (par ex. ils veulent être gouvernés et non gouverner eux-mêmes – voyez La servitude volontaire), et que le mensonge (sur la perpétuité dont parle Mairet, par exemple) leur est en quelque sorte , leur est bien plus utile, en définitive, que de les aider à prendre leurs responsabilités ontologiques. Le pouvoir d’Etat souverain se fonderait donc bien à la fois sur une volonté de puissance, certes, mais aussi sur une connaissance des hommes. On reconnaît dans cette « connaissance » l’insuffisance a priori qui « autorise » le souverain (ou son représentant) à entreprendre la correction (de la nature ?) et insuffler le progrès moral et matériel parmi les hommes. Qu’on juge de cette nécessité-là, si l’on veut, à l’aune de l’efficacité, à ses résultats, aux bénéfices qu’en tirent les trompés, fussent-ils consentants, 99 selon moi il y a quand même « embrouille » dans la mesure où il y a duplicité. Quoi qu’il en soit, le cadre est toujours le même. Volonté de puissance et connaissance des hommes ne disent cependant pas comment la Loi héraclitéenne citée plus haut s’applique. Eh bien précisément par l’exercice du pouvoir, non plus ce qui nous est dit, mais ce qu’il fait réellement de nous.


La souveraineté

De la puissance d’Etat à l’invention de sa souveraineté, c’est la grande unité entre le principe de la puissance et la forme de son exercice qui est inaugurée (19). La philosophie est de la partie, elle « s’est efforcée de donner raison par laquelle les hommes instituent l’Etat […] en définissant la politique par la souveraineté. Ce modèle […] est à lui-même son propre principe. » (17, extrait cité plus largement plus haut) Autrement dit, des hommes ont eu l’idée de créer un « fondu » composé de principe-de-puissance et de forme-de-son-exercice auquel nul ne pourrait rien changer. Le quartier politique fut ainsi bouclé, les choses fixées dans le marbre de quelque Constitution, la légitimité suprême et l’Etat souverain rendus synonymes. La conséquence : l’arbitraire éventuel de l’exercice voire du principe se trouve légitimés par avance par cette équation. (C’est ainsi que je comprends ladite subtilité des propos de Gérard Mairet indiquée plus haut). Autre conséquence : contre la Constitution il n’y a que la Révolution, « c’est-à-dire forcément le désordre.

Le sujet de la souveraineté

La souveraineté consiste en une unité du principe et de forme. Soit ! A ses débuts, cette pensée moderne « croyait voir dans la personne du prince – c’est-à-dire le prince comme personne physique – le sujet de la souveraineté. […] En lui l’unité de la vie politique se trouvait personnifiée. C’est d’ailleurs là une représentation qui vise à montrer que l’unité (morale) de la société civile ou politique est incarnée dans l’unité (physique) du corps du prince […] En fait d’incarnation, il s’agit plutôt d’une véritable métonymie […] 100 Citons Hobbes, pour l’exemple, comme nous y invite Mairet : ‘‘ Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait concevoir l’unité d’une multitude sous une autre forme ’’. » (21)

On ne saurait mieux arracher le consentement des hommes qu’en les forçant à s’abandonner avec fierté à l’idée qu’ils sont représentés comme un « tout » par quelque prestigieux pouvoir (un Roi Soleil), ou comme aujourd’hui à s’identifier à un Etat souverain, à faire corps avec des Institutions qui à leur tour les « représentent ». Face à cet Un impérial – et impérieux – on peut cependant toujours rappeler que les hommes sont tous différents, qu’ils n’ont d’Etat en commun que le coup de force qui les réunit, qu’ils n’ont pas forcément (en tout cas pas tous) gagné au change, et qu’enfin ils ne consentent à rien quand tout est préparé d’avance. Quand l’Etat souverain c’est l’Etre politique enfin bouclé comme territoire, 101 on ne laisse pas aux hommes le choix, on les fait. Faire les hommes : en cela rien de mieux assurément que la souveraineté d’Etat.

L’idée d’institutions auxquelles le prince lui-même, tenant du pouvoir exécutif, se soumettrait, est une riche idée. La loi institutionnelle devint alors le principe politique même, et il sembla qu’on n’aurait plus à subir l’arbitraire de quelque pouvoir que ce soit. Hélas une loi ça se « contourne », et quand on le peut, on peut même la « faire instituer » à son avantage. C’est le cas, comme chacun sait, aujourd’hui des entreprises multinationales. Mais alors, la loi même souffre de duplicité, et le sujet de la souveraineté (en l’occurrence la « partie prépondérante » comme dit Marsile) n’a de souveraine que sa crédulité.


L’inéquité naturelle

Confucius écrit : « La vertu du prince est comme le vent, celle du peuple comme l’herbe. Au souffle du vent l’herbe se courbe toujours. Le peuple imite le prince » (36) Et pourquoi le peuple ne serait-il pas arbre ? Si le peuple était arbre, il aurait pu un tant soit peu résister au vent. Non, il est dans la nature de l’homme de se plier comme l’herbe sous le vent.

Cette inclination à faire (faire obéir) les hommes (et aussitôt qu’on le pourra à corriger la nature entière) est aujourd’hui encore intimement liée au pouvoir. Elle a structuré le langage et l’inter-dire humain de part en part. Chez Confucius, c’était encore simple, aussi simple que dictatorial : le langage seul est retenu comme l’unique fondement du pouvoir du prince, ou de l’Etat (36). Pouvoir du « fiat lux » en quelque sorte. Mais on imagine aisément, perdurant la tradition d’une politique exclusivement liée au pouvoir, (supra) combien toutes les avancées, même, en matière de légitimité et de droit des hommes perpétuent malgré tout inlassablement notre côté herbe. La nécessaire duplicité est là, au cœur du partage entre dit et non-dit. Songeant à La Boétie, Gérard Mairet écrit : « Le langage n’est pas la source de l’autorité du prince, c’est la communication sans le langage qui est la cause de la servitude des sujets. Il aura fallu un millénaire de tradition gréco-chrétienne pour renverser le point de vue du sage antique chinois, et cela au moment où, entre Machiavel et Bodin, se dessine la figure autoritaire de l’Etat bourgeois moderne souverain et laïc. » (36 – c’est moi qui souligne)


Un stratège de la domination

Convainquez un homme de sa culpabilité, sa conscience en sera imprégnée et il voudra se racheter. Convainquez l’humanité tout entière, elle se fera – chrétienté ? Comme il fut dit plus haut, Paul postule une faute humaine commune et promeut la foi. Pourquoi la foi ? Pour que l’homme n’ait plus qu’à espérer ? … Fonder une politique sur ce couple faute/rachat ne peut qu’établir par conséquent les modalités de notre soumission. Mais après tout, si on est convaincu soi-même …

Mais je soupçonne Paul de duplicité à notre égard : il semble n’invoquer une réalité qu’en vue d’une autre. Non point comme un prétexte ou un alibi, figure rhétorique de la justification que nous pourrions discuter, mais bien les deux comme formant une seule réalité. Un coup de force suivi d’une grâce inespérée. Le coup de force, c’est d’avoir inscrit la faute dans nos chairs, pour ainsi dire au fer rouge, de sorte que notre salut ne soit point conjecturel mais tout entier nécessité ontologique : nous n’avons pas péché, nous sommes (nés) pêcheurs. La grâce inespérée (et pour cause !) c’est celle qui nous est accordée de pouvoir racheter alors nos vies à force de foi – et d’obéissance aux pouvoirs institués. Le couple faute/rachat renvoie à cet autre : espoir/soumission. Gérard Mairet écrit : « La soumission à la Cité et, en général, à l’autorité du Maître est non seulement demandée au chrétien, mais elle est requise absolument. Le devoir d’obéissance ne souffre aucune exception dans son application. Le principe de soumission est [carrément !] une affaire de ‘‘conscience’’ : désobéir au Maître, c’est se soustraire à Dieu. » Paul lui-même dit clairement : « Que toute personne soit soumise aux pouvoirs établis ; car il n’est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont institués par Dieu » (65 –déjà cité plus haut)

Je le redis : une réalité est invoquée à laquelle seule nous sommes conviés de nous arrêter : « Nous sommes pêcheurs, nous pouvons nous racheter ». Mais cette réalité structurelle profite en réalité à une autre, bien plus conjecturelle, car tout pouvoir étant institué par Dieu, il suffit qu’un, n’importe lequel, se mette en place, et si je veux me racheter (et je le veux forcément), il me faut alors m’y soumettre … Comme l’écrit Mairet (déjà cité plus haut), avec Paul, Loi et foi ne sont point opposées sous le rapport de l’obéissance et de la soumission qu’elles inspirent. Un tel alignement aveugle de la foi à la Loi, on s’en doute, profitera aux hommes de pouvoir bien avant de profiter à Dieu ! Mais du moment qu’il profite au pouvoir religieux ! « Pour nous, notre Cité se trouve dans les Cieux … » Tout de même ! …102


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A propos d’Augustin, Gérard Mairet écrit : « Le contenu proprement politique de son œuvre est discernable uniquement à partir de ce qui l’inspire : Dieu. La doctrine de l’autorité qu’elle développe est surtout suspendue à la foi, c’est pourquoi l’obéissance sans faille aux lois profanes est déjà par elle-même la soumission à la loi du Christ. » (67) On reconnaît là la ferveur paulinienne à soumettre la politique à SA foi, et un même empressement à réduire la politique à – l’obéissance. On peut surtout s’effrayer de voir la foi s’arroger un tel droit ! Quoi qu’il en soit, un même « vice de forme » nous renvoie au même soupçon qu’envers Paul. Augustin écrit : « Il existe deux cités différentes et contraires, car les uns vivent selon la chair, les autres selon l’esprit ou encore les uns vivent selon l’homme, les autres selon Dieu ». (68) Et cependant, Mairet nous rapporte plus loin : « Les lois humaines ne sont que le tremplin de la soumission aux lois de la justice chrétienne. […] Il n’y a pas, à proprement parler, deux mondes opposés quant à leurs fins. » Là encore le péché est à l’origine d’une nécessité politique. La doctrine du péché est la pierre angulaire des déductions de la Cité de Dieu. (69) Et si c’est être « mauvais esprit » que de soupçonner que le péché n’est là (ne fut inventé ?) que pour mieux offrir aux hommes les services d’une grâce divine, eh bien Augustin est mauvais esprit : « Pourquoi donc Dieu n’aurait-il pas créé des hommes dont il prévoyait qu’ils pècheraient, puisqu’en eux et par eux il pouvait montrer, et ce que leur faute mériterait, et ce que sa grâce leur donnerait, alors que sous [ou bien sans ?] son action créatrice et ordonnatrice, le désordre pervers des pêcheurs ne pouvait troubler l’ordre régulier des choses ».

Evidemment je n’ai pas assez « d’informations » pour décider de la bonne ou mauvaise conscience de ces hommes-là. J’en suis toujours à « Je cherche un homme » (…). Du reste, cette articulation douteuse de l’obéissance (aux lois terrestres) à la foi trouve peut-être sa justification dans la téléologie qui sous-tend la pensée d’Augustin. « L’idée d’un devenir destinal, c’est-à-dire d’une histoire dont les fins divines dépassent considérablement les agents humains qui la font, est l’axe fondamental de la pensée d’Augustin. Avec lui et pour plusieurs siècles, la politique est liée à l’histoire et au temps, nous dit l’auteur. (69) Ainsi, la foi en question serait la foi en un avenir, ne fut-il point sur terre. « Alors que nous importe d’obéir à des Lois qui nous paraîtraient arbitraires et injustes si nous pouvons déjà par là montrer au Dieu que nous acceptons cette mise à l’épreuve, cette vie transitoire qu’il nous a données ! » dirions-nous. De fait, à la fois comme notion intellectuelle et comme « vécu », la foi est indissociable de cet avenir. Foi signifierait alors espoir et confiance – en l’avenir. C’est donc cet « à venir » qui justifierait notre présent et tout ce que nous aurions à endurer. « La soumission au temps est déjà l’entrée dans l’éternité », commente Mairet. Reste cependant à savoir si dans le temps, c’est pas l’éternité qui s’instrumente, (70) s’il est possible d’embrouiller les hommes « en toute bonne foi », si dans le cas présent Dieu n’est pas seulement le Nom donné à un savoir-croire universel pourtant in-su de tous (et mis dans la bouche de quelques-uns comme volonté d’un Dieu, comme « politique du point de vue de Dieu » (id.)), si donc la foi n’est pas un moyen stratégique de détourner les hommes des valeurs et des affaires humaines présentes, et enfin si le péché originel et une réalité politique voulue par Dieu ne furent pas des inventions destinées à nous forcer un peu la main, je veux dire à nous inspirer notre foi103 Pour ma part, le « savoir-croire » fut une déduction hypothétique consécutive à une double énigme (…). Je n’en fais pas un Dieu, ni même une prescription, elle me permet encore moins de donner une définition téléologique de la vie des hommes, de considérer que les hommes sont « en vue de ». J’ai simplement « foi » en une pratique, foi dans le dire-être de chacun, en tant que soi (et non en tant que moi), foi dans l’expression humaine au sein de l’inter-dire ET en dépit de lui. C’est ce mélange des deux qui me fait dire.


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Chez Thomas d’Aquin, c’est l’Un articulé qui fait problème. Le peuple obéit au monarque sans jamais pouvoir le destituer, et le monarque est lui-même soumis au sacerdoce (c’est-à-dire au pouvoir religieux). En d’autres termes, l’Eglise enjoint le peuple de se soumettre au monarque que pour autant qu’elle-même commande au monarque. Un ensemble hiérarchisé. Mais de fait, le pouvoir religieux commande à la fois au peuple et au prince, à l’un de se soumettre, à l’autre comment gouverner. Au sujet de la loi, Thomas écrit : « La loi se trouve en un sujet non seulement comme dans le sujet qui règle, mais aussi, par participation, comme dans le sujet qui est réglé. Et de cette façon, chacun est à lui-même sa loi, pour autant qu’il participe à l’ordre de quelqu’un qui le règle ». Thomas entend par là que le roi règle ses sujets, lequel roi se règle au sacerdoce, et que les deux parties font ainsi « un », sous la coupe d’un pouvoir religieux bienheureux. Mais s’il arrivait que le peuple s’insurgeât contre son prince (en dépit de l’Eglise, donc), de quoi « participerait » alors chacune des parties, et laquelle l’Eglise « règlerait » elle ? Le peuple ou le pouvoir ? Mais de préférence le peuple, bien sûr, puisque elle-même n’aura pas destitué le pouvoir ! Le soupçon à l’égard de l’autorité de l’Eglise est ancestral. Quand un peuple s’insurge contre un Etat qui l’oppresse, l’Eglise est toujours prise de court, mais s’empresse d’offrir sa médiation.


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C’est peu de dire que Smith accède à la politique en focalisant son intérêt sur la seule « valeur » de chaque nation, son prix. Qu’est-ce que s’enrichir ? C’est accroître sa production de valeur. Comment ? La richesse d’une nation est le résultat du travail salarié. Conséquence : il faut accroître la masse salariale. L’objet théorique de son ouvrage, Smith le considère peut-être comptable, en réalité « l’esprit » qui est le sien est celui d’un gestionnaire : il veut construire économiquement la nation indépendamment des relations humaines que cela induit. C’est en vue du marché qu’il entend rallier l’Etat à sa cause, et non point, comme il le présente, la « liberté naturelle d’échanger » (le loup déguisé en agneau ?) qui lui suggère sa discrétion. Le rôle de l’Etat ? Il est le garant de la « liberté naturelle », le gardien de la liberté d’échanger, le dépositaire des intérêts personnels : propriétés et droits. (172) Décidément, le génie comptable de Smith aura inspiré non seulement aux hommes politiques à venir un autre point de vue qu’à partir et sur des hommes – les nations supplantent désormais les hommes dans l’ordre de l’existence – mais la promotion de la politique « par l’économie » qu’ils s’attacheront à défendre servira au mieux les intérêts des hommes d’affaires, elle servira de propagande : les valeurs économiques ne sont-elles pas en effet aujourd’hui entre nous, le plus officiellement du monde, des valeurs – morales ? On nous parle de la « santé » de notre pays, mais que sous-entend-on par là si ce n’est qu’on aurait mauvaise grâce de ne pas participer à l’accroissement de sa richesse ? La « santé de la nation », double métaphore, a ses indices économiques, son poumon est l’industrie, ses membres sont les banques – comment pourrions-nous songer affaiblir notre nation sans nous sentir coupables ! 104 Et les salariés au juste prix, c’est-à-dire à la seule valeur d’entretien, dans tout ça ? Ils voient leur « niveau de vie » augmenter nous dit-on. Incidemment ? Henry Ford disait qu’il payait ses ouvriers pour fabriquer ses voitures et – pour qu’ils les achètent. On comprend mieux, sous cet éclairage, le rapport existant entre une politique décidément très économ(iqu)e sur les coups de revient et l’accroissement du niveau de vie des salariés ... Un salarié « riche » serait-il plus rentable qu’un pauvre s’il compense lui-même la différence de coût de revient en consommant plus qu’il ne coûte ? Incidence très avantageuse : un salarié moins pauvre c’est un salarié qui conteste moins l’engrenage dans lequel il est pris. Le crédit généralisé devrait donc faire des miracles. Une politique économique saine offrira donc un niveau de vie calquée sur – l’économie. Cqfd. La propagande aidant (mettre l’économie au centre de toutes les préoccupations), tout concordera a une parfaite harmonie nationale (et un jour universelle). Du moins aussi longtemps que chacun croit voir dans le plus riche que soi son modèle d’homme, de discours et de façon de vivre. (Cf. §. Le pouvoir abouti, c’est de rendre les hommes interchangeables)


Le nouveau partage


La tâche susdite de faire les hommes – ou si l’on veut les justifications de leur domination – semble recouvrir deux domaines. Sous Grégoire VII par exemple, le partage fut ainsi fait : « Le Pape, dépositaire ‘légitime’ du principe en tant que successeur de Pierre [principe selon lequel il n’est de pouvoir que de Dieu, et ceux qui existent sont institués par Dieu – suivez son regard], n’a pas en tant que tel d’autorité politique temporelle […] Quant à l’empereur, son pouvoir se limite à ce même exercice temporel de l’autorité car il ne peut prétendre avoir en lui-même le principe de son autorité. Car celui-ci est en Dieu » (21)

Voilà un partage qui manifeste une vraie connaissance des hommes ! Ceux-ci en effet savent et croient. Ils savent d’un côté ce qu’il leur faut savoir, et croient de l’autre ce qu’il leur faut croire. C’est-à-dire ils consentent à un pouvoir terrestre qui sait ce qu’il fait, et ils espèrent en un avenir au ciel puisque c’est Dieu même qui les y invite. 105

De nos jours, entre autorité qui sait ce qu’il nous faut savoir et autorité qui sait ce qu’il nous faut croire, un autre partage de pouvoirs s’est mis en place. Et le plus surprenant, c’est que le pouvoir d’Etat, relayé par les médias (lesquels médias relaient également le pouvoir économique), en vient peu à peu à jouer à son tour le rôle du pouvoir sur le croire dévolu autrefois à l’Eglise : 106

La continuité historique des fondements sur lesquels reposaient nos politiques modernes 107 est aujourd’hui rompue, et « on » nous fait croire qu’elle existe encore : « Le Prince en charge de la souveraineté [populaire] n’en est que le dépositaire et l’exécutant » – voilà notre tradition ! C’est-à-dire : « Le Prince [Etat] est au service du peuple, lequel seul est souverain ». Soit ! mais si cela fut vrai, peut-être, par le passé, ça ne l’est manifestement plus aujourd’hui : le peuple souverain représenté en Occident par un parlement s’est partout fait doublé. Nos Etats ont en effet laissé croître en leur sein (quand ils n’y ont pas pris part !) des structures économiques et financières qui se jouent aujourd’hui des frontières et des politiques nationales. De fait, les Etats ne sont plus au service des peuples, mais de ces nouvelles puissances. 108 Si l’on veut croire que les Etats existent encore, on ne peut cependant croire encore que les peuples qu’ils représentent ont conservé leur souveraineté. Dès lors, comme il fut dit ici en introduction, il est fondé de déclarer illégitimes ces Institutions et ces Lois qui ne les représentent plus : elles sont noyautées, victimes de l’entrisme d’entreprises multinationales (lobbyings jusqu’au sein des parlements, par exemple). L’Etat (qui n’est plus « nous » puisqu’il n’est plus souverain 109) nous masque cette réalité pour ne pas diminuer son aura, pour ne pas montrer sa subordination – et pour ne pas mettre à nu l’embrouille. Sa duplicité : il prêche désormais les « vertus » du tout économique (tout privatisé, tout libéralisé) et la « dignité » pour les hommes à être employés dans un tel paradigme. Pour garder leur statut, les gens du pouvoir politique se font ainsi les complices de valeurs purement économiques dont il faut qu’ils soient eux-mêmes convaincus. Ils jouent à leur tour à fond les « ressources humaines », le « social », la « solidarité » … (rôle d’une Eglise) La duplicité des hommes politiques est grande : ils veulent notre intérêt tout en voulant celui du (nouveau) prince. 110 C’est-à-dire ils n’ont pas le choix, ils sont contraints de nous parler le langage du pouvoir (le pouvoir étant le commerce mondial, chacun connaît son langage …), eussent-ils de réelles ambitions sociales (A vrai dire ils n’ont plus que cette latitude). L’Etat a pris la place de l’Eglise, il est celui « qui va arranger ça », qui nous redonne espoir, qui tente de vaincre les injustices, qui parle au cœur des hommes, qui se rend là où ça va mal, tout en se gardant, comme l’Eglise autrefois, de nous sauver tout à fait du pouvoir en place – puisque lui-même en dépend.


Duplicité du pouvoir politique, subordonné à un pouvoir économique dont il adopte le langage et alimente les intérêts. Mais quel est le langage économique même ? Croit-on qu’il se résume aux mensonges de la publicité ? 111 Non, il s’agit encore et toujours de faire les hommes, sur ce point on ne peut guère se tromper. Et que veut dire « faire l’homme » quand on vit sous un paradigme économique ? Eh bien faire en sorte que l’individu rapporte, qu’il fasse « tourner la machine » et qu’il permette aux puissances économiques « d’investir pour l’avenir ». Tout le monde est mis à contribution, chacun est relais. Le programme ? - le « bonheur », « la santé », « le bien-être » de chacun et autres valeurs de même acabit. Où est la duplicité ? Il n’y a pas de programme mais une injonction faite à tous de ressembler à un modèle unique d’homme. Voilà pourquoi les hommes d’aujourd’hui sont pour la plupart interchangeables, et voilà aussi pourquoi ils couront tous dans la même direction, comme les moutons de Panurge, si un grand danger ou une chance d’avenir se présente, pourvu que quelque chef bien doté leur monter le chemin à suivre. C’est la communication qui changera en dernier.


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1 Cf. mon « fonds ».

2 (…) renvoie à ce fonds ; mais sa lecture n’est pas ici indispensable.

3 Lui, l’auteur qui, comme tous ses semblables, a montré tant de retenue de son être au profit du savoir qu’il énonce.

4 Un savoir m’obligerait à réunir plein de livres – je préfère rester sur un seul, dialoguer avec lui, me fonder sur ce qu’il dit, quitte à nourrir des lacunes dans mon propos. Je prends des risques, certes, mais il n’est pas pour me déplaire de ne pas être lu comme quelqu’un qui sait. Je préfère un lecteur qui s’interroge et s’en va explorer à son tour son propre dire à la même source. Au pire, je fais vendre le livre d’un autre ! ;-) Que cette modestie vienne donc compenser si possible l’insolence de ma liberté de pensée. Oui, je veux communiquer autrement.

5 C’est là l’extrapolation à laquelle se livrent habituellement tous les programmes épistémologiques et politiques. Peut-être serait-il cependant plus juste que chaque génération décide pour elle-même, et pour elle-même seulement, fut-ce sous le poids d’un passé ou du bénéfice de merveilles laissées par les anciennes – dont elle n’aurait pas su, pas pu, ou pas voulu se défaire ? Il faudrait au moins demander à chacune son avis.

6 On a tort d’associer le ciel à la spiritualité et à l’abstraction, Les divinités de notre passé étaient concrètes, elles n’étaient l’objet que d’histoires. Elles n’étaient pas nécessairement encadrées de théories. De même, on se fait illusion si l’on croit que Dieu (ou les dieux) mort ou écarté, la réalité découverte est alors d’autant plus concrète. Il y faut au contraire, justement là, une théorie : la réalité devient concrète pour autant qu’elle est solidement encadrée, théorisée.

7 Si ce n’est, bien sûr, le cas échéant, celle touchant leurs capacités à être gouvernés.

8 Connaissance qui leur révèlerait peut-être leurs ignorances, leurs désirs erronés.

9 Par exemple qui profiterait plus avantageusement pour eux de leur ignorance.

10 Mairet songe ici certainement à Hobbes. Cf. Par un dépassement de la nature ?

11 Et Mairet poursuit par ces mots : « il faut dire cependant pour sa défense que cette responsabilité s’arrête au moment où c’est la police qui commence ».

12 Distinction notable avec nos démocraties où il nous est donné à « choisir » qu’entre tel ou tel discours (pour ne pas dire visage).

13 On peut du reste distinguer des types d’hommes supérieurs et inférieurs sans établir aussitôt de nécessité chez les premiers à gouverner les seconds. Cela leur est simplement possible, attendu qu’ils en auraient les compétences. Mais ils pourraient aussi bien envisager un autre rapport, pourvu de ne pas se laisser à leur tour gouverner par des inférieurs. De fait, le mépris est aujourd’hui la chose la mieux partagée parmi les hommes (elle est même enseignée par le libéralisme), de sorte que la classe (sinon la caste) qui se sent supérieure aux autres n’a d’autre relation aux inférieures que d’en faire l’élevage. Est-ce là gouverner ? « Confucius dit : ‘’ Ceux en qui la connaissance des principes de la sagesse est innée, sont des hommes tout à fait supérieurs. Au second rang viennent ceux qui acquièrent cette connaissance par l’étude ; et au troisième rang, ceux qui, malgré leur intelligence, travaillent à l’acquérir. Ceux qui n’ont ni intelligence ni volonté d’apprendre forment la dernière classe des hommes ». Voilà bien un exemple de distinction que l’on peut faire entre deux types d’hommes au moins, radicalement opposés, quand on n’a pas en tête le pouvoir. Car alors, on l’aura compris, il faut un coup de force pour unifier les hommes. En proie au pouvoir, Confucius se fait tout d’un coup plus optimiste : « Les hommes sont tous semblables par leur nature, par leur constitution physique et leurs facultés naturelles ; ils diffèrent par les habitudes qu’ils contractent. » (30)

14 Je me prends parfois à rêver d’une autre communication parmi les hommes. Ca va assurément de pair.

15 Au mieux la pratique est un savoir-faire. La pensée seule conduit à un savoir, un savoir-penser. « La » pensée se confond-elle donc ici avec « la » vérité ? (….)

16 « Au sens strict le droit ressortit à la régulation des relations des citoyens (libres) entre eux. C’est ainsi que par exemple il peut y avoir de l’amitié (philia) entre le maître et l’esclave : il n’y a pas de droit. » (51)

17 « Mais les hommes ne s’associent pas en vue de la seule existence matérielle, mais plutôt en vue de la vie heureuse. Car autrement une collection d’esclaves ou d’animaux serait un Etat, alors qu’en réalité c’est là une chose impossible parce que ces êtres n’ont aucune participation au bonheur ni à la vie fondée sur une volonté libre. » (cité page 50)

18 Par « nature de l’homme », Cicéron entend-il en réalité définir naturellement la raison ?

19 Expression empruntée à Pierre Aubenque.

20 « est » ou bien « fut » ? Car c’est une chose d’assister à la corruption des corps, c’en est une autre de les définir in esse comme corrompus.

21 Duplicité : c’est sur ce caractère que j’« instruis » plus bas, sur la base des informations recueillies dans l’ouvrage de Mairet, le paragraphe « Embrouille ».

22 Les péchés liés au corps : fornication, impureté, débauche, sorcellerie, idolâtrie, haines, querelles, jalousie, fureur, etc.

23 Marx inventera le parti qui veut être tout, la totalité.

24 Il faut rendre justice à Marsile d’avoir conçu un Etat « mandaté pour un temps » (87)

25 Cf. § Le nouveau partage.

26 « Car un plus grand nombre peut davantage remarquer un défaut dans une proposition de loi à établir qu’une quelconque de ses parties, comme chaque totalité corporelle est au moins plus grande en masse et en force qu’une de ses parties » (87)

27 Il me semble relever une contradiction dans les propos de l’auteur de ce livre suivi pas à pas, au sujet de la nécessité : entre la « réintroduction de la ‘’nécessité’’ dans la formulation THEORIQUE du problème politique » (c’est moi qui souligne) et la capacité du Prince, dont il parle plus loin, « de faire de l’occasion une réussite, autrement dit de s’approprier la nécessité » (97). Car si notre Prince n’a cure de légitimité théorique, son théoricien même ne nommera pas nécessité, fut-ce avec des guillemets, ce qu’il décrit comme simple opportunisme. Pour ma part, je crois fort que la conviction d’un homme assez puissant pour prendre le pouvoir par la force se double toujours d’une conviction profonde de sa … nécessité. Qu’il ait raison ou tort, là n’est pas le problème. Du reste, le peuple fut-il soumis au Prince, Machiavel n’en manque pas de louer son opportunisme : « Qu’un Prince donc se propose pour son but de vaincre et de maintenir l’Etat : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ». (déjà cité)

28 Mais est-ce là précisément l’effet ironique d’Utopie ?

29 Il faut croire que c’est là un des accès favoris des fervents défenseurs de l’ordre en politique, c’est-à-dire en matière de pouvoir.

30 La téléologie appliquée aux discours ?

31 On ne saurait faire un constat « tiède », il faut nécessairement qu’il marque les esprits.

32 Si nous sommes des hommes libres, alors la seule présence de chacun est déjà politique par sa façon d’être, ses choix de vie. Et l’homme qui veut se faire entendre de tous aura à comprendre qu’il prend le problème à l’envers, à savoir par un conditionnement des autres hommes.

33 Deux façons, bien distinctes, de créer un mouvement.

34 Mon « fonds » fut une tentative d’éclaircir la situation relationnelle induite par le verbe savoir, ce vouloir dire aux autres par excellence, auquel on a accordé tant les coudées franches.

35 L’utilisation actuelle du langage (la « communication ») au service des grandes causes, même, est très instructive à cet égard.

36 Et Gérard Mairet a bien défini le champ de sa responsabilité, relayée en effet par la police. (En introduction)

37 Excepté d’écrire un livre ? (…)

38 Son propos s’intitule « Discours sur .. .» et non « Principes de … » (… de quelque volonté de puissance).

39 Aujourd’hui il s’étonnerait de voir les hommes harcelés à tout instant et de toutes parts sans qu’ils ne bronchent. Et il comprendrait de la même façon que ce sont les liens qui les retiennent.

40 Peut-être le pouvoir n’invoque-t-il la nature et autres puissances divines qu’aussi longtemps qu’il n’a pas les moyens « techniques » de faire lui-même concrètement les hommes ?

41 Mairet dit joliment : « la mort est abandonnée à la nature ». (137) la société « nous » rend éternel …

42 Je crois même qu’elle est à la base de la plupart des doctrines politiques. L’instruction faite de ce que sont ou valent les hommes est le plus souvent à charge. C’est même à ce titre qu’est justifiée la politique (de redressement ?) que l’on propose.

43 Son éducation ou sa formation sont concurrentielles, son job est concurrentiel, son emploi est concurrentiel, toute sa vie tourne autour de cet axe, et du moment qu’il occupe une bonne place dans la société par rapport à d’autres ...

44 Il suppose donc que la foi émane de la théologie, que celle-ci l’inspire. Est-ce toujours vrai ?

45 Hobbes tente d’établir que dans l’Etat c’est la nature qui commande. Or il dit précédemment que l’état de nature est à dépasser par la loi. Spinoza est plus convaincant puisqu’il maintient la passion au-delà même de la raison politique.

46 Le concept de loi-rapport, Montesquieu l’a introduit dans la pensée juridique après que Newton l’eut introduite en science physique (154)

47 Je ne dis pas qu’il est nécessaire que le savoir-croire soit in-su – d’où le tiendrais-je ! – je dis seulement qu’il semble tel chez tous les êtres. Il faudrait alors m’expliquer pourquoi les hommes, eux, feraient exception. L’être se passe partout de notre pensée. Les hommes peuvent-ils prendre en charge leur propre savoir-croire ? J’en doute. Cf. Si savoir est croire.

48 Une plante se tourne vers la lumière, un homme pense, une roche résiste aux chocs, etc. Croire et savoir-croire ne sont pas des entité onto-psychologiques, elles sont le caractère de la simple présence (auquel il faut ajouter le faire-croire). Chez les hommes seuls elles ont ce caractère d’être liées à leur pensée. (…) Je ne saurais répondre à la question de l’immanence du savoir-croire !

49 C’est là encore mon interprétation. Juste ou fausse, je ne la conçois pas comme vérité mais comme occasion de réflexion. Juste serait mieux, pour concilier savoir et expression (et non simplement « croire »). De fait, ma liberté de pensée est telle que, si je fais erreur ici, je ne crois pas pour autant offenser l’auteur puisque je dis bien que je l’interprète. Le lecteur l’aura compris : il est en danger d’erreur s’il se contente d’apprendre. Et peut-être même s’il ne fait que lire … ;-)

50 De fait, Montesquieu semble ne s’intéresser qu’au rapport de tel ou tel gouvernement avec sa propre « nature » et non plus, comme on l’étudiait autrefois, avec la nature – des hommes. Dans ces conditions, toute la vie politique dépend uniquement du choix de gouvernement que font (?) les hommes ; ils sont partie prenante du rapport (du gouvernement à sa nature) qui fait loi, c’est-à-dire englobés dans ladite loi, sans rien y pouvoir faire (changer). Sinon changer de gouvernement. Comment ? Montesquieu ne discute pas les lois mais l’esprit des lois. Il est peut-être un parfait exemple d’une façon de traiter des hommes sans les hommes, de traiter uniquement de ce qui les dépasse, à quoi ils sont soumis – pardon : des lois auxquelles obéissent leurs différents gouvernements. Je voudrais moi d’une étude politique approfondie qui considère objectivement la façon implicite de traiter les hommes dans chaque façon de parler politique aux hommes : contenu d’un discours politique, mais aussi toute étude sociologique en tant que telle, tout discours à la tribune, toute rédaction individuelle d’un livre, etc. …) Il s’y trouve, à mon sens, beaucoup d’a priori, de procès à charge, de volonté de puissance – et surtout de non-dits. Un « milieu » riche de croire, de faire croire et de savoir-croire.

51 Ou la puissance en place quand ce n’est pas lui qui la détient, comme aujourd’hui dans nos démocraties marchandes.

52 Se peut-il, comme je l’ai dit plus haut, qu’il procède d’un mépris des hommes et qu’il ne perdure que parce qu’il « s’enseigne » avec force parmi les hommes ? Qu’on m’objecte ici ses avantages et les bénéfices que nous en tirons, cela est d’ores et déjà bien discutable (notamment à l’échelle mondiale, si convoitée aujourd’hui). Surtout, cela ne constitue pas sa « nature-principe ». Un nouvel esprit politique à partir des types de relations humaines que nous aurons choisi d’établir – un tel esprit ne nous montrera pas nécessairement notre intérêt, mais il nous assurera un confort relationnel et une présence réelle (des hommes derrière les forces) absents aujourd’hui parmi nous. Pour autant, je ne rêve pas d’institution inspirant aux hommes l’amour ou la fraternité … C’est là une tout autre histoire !

53 On retrouve cette incommensurable disproportion entre notre pouvoir actuel de voter et ce que nos votes font réellement de nous comme « volonté ».

54 Cf. suite dans « Embrouille »

55 « législateur … légale … juridique …soumission …volonté législatrice … » Une volonté législatrice de fonder légalement la soumission des hommes à un état juridique ?

56 De Cicéron à Kant « Tu dois parce que tu es » / « Tu ne peux pas (résister) puisque tu es lié aux autres » ?

57 L’idée hégélienne d’une « science de l’Etat » ne peut consister, nous dit Mairet, que dans le déploiement interne et autonome de son concept : la liberté. (193)

58 Bien sûr, ce qui est, la propriété, le sujet moral, la famille et la société civile n’ont de sens que dans l’Etat. (196) Certes l’Etat doit être distingué de chacun de ces niveaux, commente Mairet, mais c’est seulement de son point de vue que ceux-ci acquièrent quelque réalité. Et il ajoute : « On voit que la solution hégélienne au problème politique est, finalement, d’une grande simplicité : l’Etat est l’origine et la fin de la liberté. » (id.)


59 C’est là notre condition : nous pensons que nous savons tout en sachant que nous ne savons sans doute pas vraiment, en tout cas pas suffisamment. Ce qui fait problème ici, c’est d’imaginer un réceptacle conscient de lui-même et qui s’alimenterait de notre conscience – de lui ! Voir citation suivante.

60 Ainsi donc, c’est « le peuple », – personnage politique, en effet – qui permet à Clausewitz de parler de l’Etat comme d’une personne ; « le peuple » lui sert de matière vivante, aux yeux de ses interlocuteurs sans doute, en regard de l’abstraction que pourrait constituer « la guerre » en tant que telle. Si on l’interroge « Et les hommes dans tout ça ? », il peut répondre « eh bien le peuple, en tant de guerre, fait la politique et l’Etat. La preuve, ils y vont tous ! ».

61 Pareille distinction me paraît suspecte. Selon moi, c’est bien Marx et Engels qui ont écrit le Manifeste, non point quelque structure des rapports sociaux à leur place. Procédé éculé que celui de faire parler la vérité à sa place … !

62 La démarche de publier, habituellement si naturelle chez un « auteur », fait pour moi dilemme. Je m’y suis résolu concernant mon « fonds » pour la réalisation concrète du seul livre – l’objet matériel – pour le plaisir de le tenir entre mes doigts. Sans succès, hélas, auprès des trois éditeurs contactés, et sans persévérance de ma part dans cette voie. Il faut dire que l’internet présente en rapport cet avantage énorme que l’on peut déposer sur la place publique sans émettre quoi que ce soit d’officiel ou de reconnu (quand on est édité, on est reconnu, c’est ce que l’on cherche). Une occasion de renouer avec la parole ? Je me fiche d’être reconnu par le système de reconnaissance, on tombera sur mes écrits par hasard ou par ouï-dire. Je ne fais rien pour me faire connaître, pas même du copinage (j’ai même résilié mon abonnement). Il y a donc peu de chances que l’on m’imite. J’imite moi-même la majorité des gens qui parlent encore : ils disent librement. Je ne veux parler que jusqu’où porte ma voix, je n’ai rien à dire « au plus grand nombre possible ». Peut-être bien que c’est pour la parole un autre monde … Pour autant, je crois ferme que le problème que je pose à la communication ne sera pas, un jour ou l’autre, sans susciter des réactions. C’est à d’autres de poursuivre.

63 Les génies nous font toujours grâce de leur supériorité, d’une supériorité que tous assimilent à un droit naturel de conduire l’humanité. Est-ce vraiment de génies dont nous avons besoin ?

64 Encore une fois il ne s’agit pas de pure et simple misologie.

65 Faire croire ne veut pas dire ici vouloir tromper.

66 Non point que la certitude ferait défaut à ceux qui se gardent de convertir les autres hommes, mais il semble que parlent aux autres avec désir de tous les convertir ceux-là mêmes qui sont le plus convaincus « d’évangile ». Convaincus comme des convertis au prosélytisme. S’il existe des hommes spirituels non prosélytes, existent-ils des hommes de la politique – sans passion pour la propagande ?

67 Qu’on songe à cet égard à l’obligation qui était faite aux étrangers en territoires grec et romain anciens : de croire aux dieux que l’on voulait pourvu de pratiquer les cultes locaux.

68 Pas seulement dans le sens de la Cité de dieu, mais plus concrètement de par l’organisation sociale des chrétiens. Au 4ème siècle, comme on sait, elle devînt religion d’Etat.

69 Chez les Grecs par exemple, comment s’opérait la démocratie ? Y avait-il campagne électorale ? Quels tours prenait la propagande ?

70 Si nous pensons que notre Etat est laïc, c’est parce que son esprit né de la religion fut progressivement laïcisé. Il nous paraît tel naturellement aujourd’hui.

71 Ce qu’un homme est se définirait-il à partir des deux pôles d’action : son justifier et son faire ? On peut aussi définir un homme à partir des questions qu’il ne se pose pas.

72 La plus belle et la plus généreuse pensée politique, même – émanât-elle d’un discours très ami envers les lecteurs ou auditeurs – n’a plus naturellement les coudées franches. Elle n’est plus suffisante. Son zélateur a beau être sincère, la relation qu’il instaure entre nous par son discours en vue de me convaincre lui échappe. Elle lui est bien antérieure et a occulté à son endroit sa conscience. Il faut croire qu’elle fut justement dissociée « à dessein » du contenu de son discours par un savant savoir-croire, bien sûr in-su. (…) Peut-être ne pourrait-il me dire comme il le fait si cette relation lui devenait tout à coup parfaitement claire ? Elle ne s’accorderait en effet plus au contenu de son discours. Comment nous parlerions-nous alors ?

73 La raison utilisée pour résoudre des problèmes ET légitimée à infliger ses solutions à ceux qui n’en peuvent mais, c’est là l’impératif historique dans lequel se trouve toujours l’Un politique. La volonté d’Un se devait de découvrir une force capable de convaincre la plupart des hommes « en intelligence » et une légitimité à s’imposer à tous « en autorité ». Dans un monde à la carte, en revanche, chacun choisit selon ses moyens, son intelligence, ses croyances, ou sa bêtise : La Raison garde toutes ses vertus, mais elle n’a plus lieu de s’imposer à ceux qui, pour une (autre mauvaise) raison ou une autre, semblent s’y opposer.

74 La conjoncture historique révolutionnaire n’a pas permis à Lénine, pour ne citer que le plus grand, de dépasser le point de vue principalement doctrinal de l’Etat en période de « dictature du prolétariat ». (244)

75 De l’inter-dire (…)

76 Ils se mettent alors à parler à leurs adversaires et employés ce langage d’économiste que ceux-ci ont l’habitude d’entendre.

77 Pour l’heure je ne veux pas entrer dans le détail d’un monde politique à la carte. Je ne veux pas être seul à en discuter. Un forum sur internet sera(it) mieux approprié. Quelle que soit la société dans laquelle chacun voudrait pouvoir vivre, il lui faudra immanquablement répondre à certaines questions pratiques : de quoi y vivront les hommes ? Comment communiqueront-ils avec les autres sociétés d’hommes, avec les autres « principautés » ? A quel âge auront-ils le choix de choisir de partir ? Etc. Bien sûr, la question imminente à la réalisation de pareille utopie serait quelque chose comme : comment s’opèrerait le déracinement d’un homme ayant vécu ici et voulant vivre là-bas ? Que faire de ma Culture, de l’histoire de mon pays, etc. (des questions auxquelles les émigrés peuvent déjà répondre). Et plus problématique encore : comment dresser la carte géographique des sociétés humaines sinon d’un seul coup, en leur attribuant à chacune un territoire selon un critère d’avantages et d’inconvénients « compensatoires » !? Quant à l’arbitrage supranational, on peut imaginer qu’il consistera en un contingent chargé de faire respecter chaque société par les autres : des échanges, le cas échéant, certes, mais non point d’annexion possible. Etc. (une Organisation des Nations Désunies ?) Dans la perspective d’un tel forum, peut-être certains d’entre nous aperçoivent-ils déjà en filigrane de cette utopie une autre réalité plus immédiate, tout à fait réaliste et réalisable ?

78 Si l’internet avait été inventé et propagé plus tôt en milieu communiste … ?

79 Et il me vient à l’esprit qu’un discours prononcé devant des hommes capables d’analyse ne saurait être celui prononcé devant des hommes qu’il s’agit de mobiliser (immédiatement).

80 La main-d’œuvre qualifiée est certes plus à l’abri … un certain temps.

81 Un protectionnisme des citoyens dans une de ces principautés à venir où des hommes auront choisi de ne point s’aligner sur les ambitions et les façons de vivre des dominants et des dominés de la terre. Rien à voir avec le nationalisme patriotique ou de race.

82 Sur le plan des sentiments, notamment, le ressentiment aura eu trop longtemps toute latitude pour être resté durablement sans effet.

83 Par comparaison, on peut s’interroger sur les droits accordés à toute forme d’opposition par le pouvoir en place dans nos démocraties.

84 De l’un à l’autre le lien n’est pourtant pas si évident.

85 L’un des nôtres nous opprimeraient moins, il aurait un visage ...

86 Je suppose que le type idéal et autre forme pure révélées par la sociologie politique consistent en une origine faisant référence.

87 Auquel cas la sociologie politique de Aron aurait le mythe fondateur pour objet et non quelque référence suprême à l’analyse objective de ses successives actualisations.

88 Si sa morale n’alimente chez un dominé que son désir de prendre la place du dominant dans sa puissance, celui-ci n’en sera pas dupe. Il sait que leurs morales respectives ne sont pas différentes, mais qu’elles sont seulement situées de part et d’autre d’une même relation consentie tacitement réciproquement. La prétention à l’égalité, présente dans toutes les bouches des dominés, sont des volontés de puissance qui ne voient là en réalité qu’un pallier transitoire. Elle ne trompera personne, si ce n’est ses adeptes mêmes, le temps de « la mettre en place ». On sait ce qui vient ensuite. Dans ces conditions, il faut rompre la relation si l’on veut rompre cette complicité nôtre qui est comme un engrenage. Oui, il y a parfois d’autres moyens d’abattre la puissance qui nous écrase qu’en érigeant en face d’elle un pouvoir équivalent. L’hétérogénéité de la « riposte » est à mon sens bien plus efficace. Chacun ses propres armes, en somme. Qu’on songe, pour comparaison et exemple, d’un côté au principe et aux conditions d’une grève générale : il faut être armé d’un syndicat – qui tient fort à son existence parce qu’il faut aux hommes des « représentants » –, qui soit le porte-parole d’une opposition dont l’existence importe beaucoup au pouvoir même, preuve de sa légitimité. Le tout relayant ainsi la rhétorique du pouvoir qui a instauré toute cette procédure (une autre ne sera pas autorisée) et encourage maintenant la discussion, prône le dialogue. Mais on a vu avec La Boétie de quelle privation « à sa source » notre langage est constitué. Et maintenant, que l’on songe aux effets d’un général boycott de la télévision ou de la « consommation de masse » par la population assorti de revendications précises. Une économie de moyens, une hétérogénéité d’action, un rapport de forces qui ne nous prive de rien au final. La loi du marché en politique, ce peut- être : donnant-donnant. Tel boycott jusqu’à satisfaction de telle requête précise. Quand on aura eu gain de cause, on s’empressera de dépenser nos économies ainsi faites. Que ne débourse-t-on pas déjà POUR telle ou telle campagne caritative !

89 La fin se double ici aussi d’une origine, comme il est dit plus haut. Comment pourrait-il en être autrement ?

90 Les mainmises sur lui de toutes sortes dès sa naissance.

91 Car il faut toujours en supposer une autre au moins, officieuse, discrète.

92 Entre informer librement et éduquer de force, la différence est vite franchie en activisme politique.

93 Quand il ne se retourne pas contre l’Etat, le peuple est volontiers policier dans ses propres rangs.

94 « La philosophie […] s’est efforcée de donner la raison […] par laquelle les hommes instituent l’Etat. […] Il apparaît alors qu’il n’est d’histoire que de pouvoir. […] C’est seulement quand le concept d’Etat est dégagé de la politique médiévale, que l’histoire comme représentation mentale, comme catégorie de la vie humaine sociale profane – l’histoire comme idée – fait son apparition. Ainsi l’idée d’histoire est consubstantielle à l’idée de l’Etat ; ensemble, histoire et Etat constituent un modèle de puissance qui s’est perpétué jusqu’à nous. Le XXème siècle en est l’héritier indirect. Ce qui définit la souveraineté, c’est en effet la ‘perpétuité’. Rien d’étonnant à ce que, sous une forme originale, qui est l’œuvre de l’histoire comme idée et comme pratique, le Prince soit encore parmi nous, autrement plus puissant que ne l’ont pu rêver ensemble, quoique en des temps et de façons différentes, Machiavel, Bodin, Hobbes et quelques autres ». (17)

95 Ou bien grâce auxquels « on » nous fait ?

96 On pourrait en effet songer au type de dire qui s’est ici enraciné, au point que nul ne le conteste plus …

97 Un homme qui nous propose enfin une autre connaissance des hommes ? Lui seul s’adresse au peuple.

98 « La puissance souveraine est une puissance unifiée et le modèle du Prince, c’est-à-dire la vie politique dans l’Etat, défini une fois pour toutes comme institution de la souveraineté, est l’avènement tout à fait original du pouvoir de l’Un. La pensée philosophique avait posé, dès le début, en Grèce, un principe d’unité qui, pour se donner comme pure spéculation métaphysique devait faire son chemin jusqu’à nous, en traçant le cadre ontologique dont la vie politique occidentale, des cités antiques à l’Etat moderne, resterait d’une façon ou d’une autre tributaire. […] ‘La loi, dit Héraclite, c’est encore d’obéir au vouloir de l’Un’ » (19)

99 Et alors on reconnaîtra la même nécessité dans la publicité actuelle. Que l’infecte et avilissante publicité soit tolérée par les hommes d’aujourd’hui montre du reste à l’envi qu’ils acceptent d’être moralement maltraités pourvu que ça leur fasse du bien de juger de – voire de s’offrir – ce qu’elle propose.

100 « La métonymie consiste alors à confondre l’Etat avec le prince […] Elle consiste à exprimer la souveraineté dans le prince, autrement dit à réduire ce qu’elle est à celui qui l’a » (22)

101 C’est-à-dire « le fondement de l’exercice du pouvoir d’Etat ne dépend plus de quelque principe sacré extérieur à cet exercice (la nature dans le monde antique) ou transcendant (Dieu, dans la politique chrétienne médiévale). La souveraineté développe un modèle héraclitéen de pouvoir. La chose est particulièrement visible si l’on considère la question de la loi. » (22)

102 Il aura fallu attendre Marsile de Padoue pour rappeler au pouvoir religieux qu’il n’a en charge que le salut des âmes et n’a, à ce titre, aucune prétention à avoir en ce qui regarde le gouvernement de la vie suffisante. La « partie sacerdotale » appartient bien à la société humaine, mais elle n’en est qu’une fonction. (89)

103 Faut-il imputer les travers politiques du christianisme à la récupération politique qui en fut faite dès Constantin ?

104 Et pendant ce temps, nombre de personnes gravement malades ont honte de coûter aussi cher à la société …

105 Selon Aron, la peur et la foi sont au principe de l’Etat partisan, l’Etat totalitaire. (276) Ce que je nomme du croire. Les régimes à parti unique sont tendus vers l’avenir et trouvent leur suprême raison d’être non pas dans ce qui a été ou dans ce qui est, mais dans ce qui sera. (id.) Est-ce à dire que le pouvoir politique soviétique prit la place dans le cœur des hommes qu’occupait autrefois l’Eglise ? Quelles institutions dès lors furent en charge de l’autre part du cœur humain, de leur faire savoir ? Je voudrais d’un partage selon trois institutions distinctes – et non point toutes campées sur le seul savoir : la science pour le verbe savoir, la philosophie pour le verbe créer (croire), et la politique pour le verbe discuter ( y compris de leurs intersections).

106 « Quand un peuple s’insurge contre un Etat qui l’oppresse, l’Eglise est toujours prise de court et s’empresse d’offrir sa médiation », écrivais-je plus haut.

107 Cf. page 17 de l’ouvrage de Gérard Mairet

108 Elles traversent tout, comme les « rayons de la violence ».

109 « L’Etat est cause de soi et ne dépend que de lui-même » (23). Qui de l’Etat français ou de l’Entreprise Monsanto (par exemple) – peut le plus se targuer d’une telle souveraineté ?

110 L’Eglise s’est toujours comportée ainsi. Cf. § Par où aborder la politique. C’est aujourd’hui le tour de l’Etat.

111 Qu’il faut à mon sens distinguer de la publicité mensongère car plus enracinée. En quelque sorte cette dernière reste visible.

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