jeudi 22 avril 2010

Merci Marcion

 (Septembre 09, 3 pages)

 

1) La communauté préalable
Même si tu devais un jour, pour d'étranges raisons, renoncer à chercher la vérité, tu ne pourras jamais renoncer à dire. Mais plus étrange encore, ce que tu diras alors ne sera pas si différent de ce que tu aurais dit si tu avais poursuivi dans la première voie. Il y a là quelque chose à comprendre d'une convergence possible entre toi et ton dire, d'un côté, et l'incognoscible, l'impalpable, l'imperceptible et l'innommable, de l'autre.

Un savoir d'un nouveau type, un savoir étranger à notre habitude de communication. Non point qu'il procède d'une préméditation, éthique ou politique, de communiquer autrement ; non point qu'il consisterait en un secret à ne point glisser dans toutes les oreilles. Son origine et sa destination ne sont tout simplement pas – l'inter-dire.
Dans cet autre espace (que l'inter-dire), la "vérité" explose pour laisser place au savoir-croire, au croire (y compris le croire-être) et au faire croire de chaque être au monde et de tous. Le critère est une sorte d'effectivité de chacun de ces modes. Par exemple, si un homme fait bien ce qu'il fait, c'est qu'il possède le croire – et le croire-être – correspondants. (1) Il colle parfaitement à son action. Son savoir-faire n'est pas seul (en) cause, un certain mode de présence (à soi, au geste fait et à la mondanité) est également manifeste. (2)
Cet autre espace, nourri des modalités des verbes croires à la place du savoir et de la vérité, c'est celui d'où l'on observe sans participer. Observer la communication humaine sans participer personnellement à la communication humaine, c'est s'exclure soi-même d'emblée de tout savoir, de tout commerce. 

Ce savoir-là, s'il en est, n'est pas commercialisable.

Une communauté religieuse : un système de communication parmi d'autres. Un petit système dans le grand. On y retrouve là comme ailleurs un intérieur et un extérieur. La communication extérieure, c'est par exemple ce qu'on dit de la foi à un homme épris de science. On lui parle comme à un étranger-de-la-foi. A l'intérieur, au contraire, on est "entre nous", c'est-à-dire que quelque chose d'important – le plus important sans doute – est tacite. Un lien secret, implicite, fait que nous sommes là, ensemble. On ne se parle pas comme on parlerait à un étranger venant frapper à notre porte. (On ne parle pas à un enfant comme on parle à un adulte). Cet étranger poserait certaines questions étranges face auxquelles on sourirait. On penserait alors, et lui ferait savoir, que s'il les pose, c'est parce qu'il ne sait pas ...

Mais ai-je dit que je ne souhaitais pas le rester, étranger ?

Si la vérité n'avait pas été préalablement exclue de mon discours présent, on penserait à bon droit que la discipline scientifique nommée systémique (si je ne m'abuse) s'occupe précisément des questions de communication. Mais la systémique comme science ne s'adresse-t-elle pas elle aussi à une large communauté ? Cette communauté n'est-elle pas préalablement constituée de tous ces hommes, érudits ou profanes, qui veulent connaître la vérité, rien que la vérité ? Même à enseigner la systémique devant un parterre d'ignorants, on est encore "entre nous".
Quel est donc cet implicite communautaire qui réunit par exemple un conférencier et des personnes curieuses de systèmique ? Entre eux, on ne dit pas le point de vue extérieur au savoir sur la communauté réunie autour du savoir, de l'institution savoir – et pour cause ! Mais on ne se dit pas non plus la communication qui règne à l'intérieur de la communauté. Quelle est-elle ? Je veux tenter de le dire : de même que mon intérêt ici pour la systèmique requiert de ma part un certain croire-être personnel avant même que j'apprenne quoi que ce soit – de même ma satisfaction finale d'avoir appris et compris achèvera de dessiner les contours de mon être (l'être que je suis) en tant qu'appartenant à la communauté. C'était pour ainsi dire écrit d'avance. De façon générale, l'art communautaire de désirer la connaissance (désir forgé en chacun par la communauté) fait figure d'ontologie individuelle et collective. Voilà donc manifeste, préexistant aux individus que nous sommes, un système d'exploitation du monde par la communauté préalable. Grâce au savoir qu'elle (se) propose, celle-ci empêche quiconque de découvrir une économie générale du verbe croire, synonyme d'être au monde (économie du savoir-croire, du croire, du faire-croire et du croire-être), et qui impliquerait autrement chacun d'entre nous. (Plus il sait, plus il s'en éloigne) :

Pour savoir, il faut d'abord en être.

Mais alors, dans ces conditions, savoir n'est pas ce que chacun (dans la communauté) croit : une opportunité, une liberté, un supplément d'âme offerts à un être, lui, qui serait, comme il le croit ingénument, "face au monde". Ce n'est que collectivement, en tant que chacun n'est pas face au monde, qu'il est offert à chacun de savoir, c'est-à-dire de croire qu'il est cet individu libre ... face au monde.

C'est en tant qu'il n'est pas seul face au monde
Qu'il se sait face au monde.

Ce savoir d'un autre type dont j'ai eu l'intuition place ainsi notre homme face à son croire, ce croire "d'avant le savoir en guise d'être" que lui offrit la collectivité. L'individu qu'il est s'en trouve aussitôt un brin paniqué ; il découvre qu'il a à s'assumer, lui – mais cette fois en tant qu'être au monde incapable de rien savoir, si ce n'est désormais par une sorte de lâcheté, par manque de courage ... (3)

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2) Un ciel pour deux
Si une cause au moins précède toute chose (objet, pensée ou évènement), alors la causalité est la loi de l'univers. Si la causalité est la loi de l'univers, alors tout l'univers procède sans doute d'une cause originelle (sinon d'une poignée à peine). Quiconque aurait le pouvoir de semer cette même cause première dans un autre monde que le nôtre, mais semblable au nôtre à son origine, celui-là réenclencherait aussitôt l'enchaînement des mêmes évènements que ceux produits sur terre. (Nous aurions un endroit où retourner en arrière)

Si le monde revenait en arrière de quelques minutes ou de quelques siècles,
Il parcourait le même chemin, reproduirait la même histoire, exactement.

Mais alors, cela signifie que si un dieu bon a créé le monde, sa bonté ne consista que dans le fait de l'avoir créé. Aussitôt le monde né, ce sont en effet les Lois (dont raffole la raison humaine) qui auront pris le relais. Aussi, l'enchaînement des évènements (par exemple l'histoire des hommes) n'est-elle pas l'affaire du Dieu. Pas de "providence divine", pas d'autre dessein possible du dieu créateur que de laisser être le monde comme il va ... A supposer même que le dieu qui créa la terre créa par la même occasion les Lois qui gouverneraient les évènements, il aura fait ces Lois fixes et éternelles – comme on le voit.
Que signifie la cosmologie des Grecs anciens ? Ils voulurent imiter sur terre l'ordre et l'harmonie qui régnaient selon eux dans le ciel. Qu'avaient donc les astres que n'avait pas la terre des hommes ? Ils étaient fixes, ils ne souffraient d'aucun changement. Ils étaient l'image même de l'éternité.

Ceci ne vous inspire-t-il rien ? Les hommes d'antan cherchaient un repère fixe, un zéro sur une échelle, une chose certaine, un levier sur lequel s'appuyer pour régler les affaires humaines. Ils propitiaient certes le dieu, mais ils comptaient bien plus sur la connaissance de ses Lois.

Un même ciel pour le Dieu et la destinée humaine.

 

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3) Un dieu sans histoire
Je préfère être face au monde, mourir et renaître à chaque instant. Cosmologie, généalogie, théologie ... au fond, le dieu à histoire est celui de la communication humaine. Je préfèrerais un dieu sans attache, sans notoriété, sans preuve – un dieu de tous les instants. Celui-ci me soufflerait à l'oreille, il serait peut-être bon. Celui-là dont on dit qu'il créa la terre ne peut l'être (bon), car aucun dieu bon ne peut règner sur cette terre si tout y est conforme à des lois fixes et éternelles (ce que notre savoir confirme). Qu'aurait-il à me dire à l'oreille sinon qu'il est le dieu juste ?

" Aime ton destin, il est juste qu'il en soit ainsi
Même si tout cela t'échappe"!

La "providence divine" à laquelle on me demandait de croire parce que nul ne sait les fins dernières, ça n'est que la justice de ces Lois qui s'appliquent partout et en toutes choses avec la même indifférente équité. Justice absurde et aveugle ! Toute mauvaise cause produit immanquablement son effet ! Du bon et du mauvais, seul le plus fort, le plus malin l'emporte. Si l'on sait la juste raison du monde (rationnelle causalité) et que l'on croit possible la bonté, alors la liberté humaine de croire en un dieu créateur à la fois juste et bon est celle de la victime qui consent, si le dieu le lui demande, à lui pardonner :

Bon serait le dieu qui tenterait de se racheter auprès des hommes
- d''avoir créé ce monde !

Je ne vois pas comment il le pourrait sans contredire à la fois sa justice et son éternité. Je préfère m'imaginer qu'un autre dieu, étranger à ce monde, m'inspire à son tour la bonté après que le dieu d'ici m'aura fait comprendre sa justice. Dans mes plus mauvais jours, alors que je jure que ce monde est mauvais, ma liberté vient à mon secours, celle de me contredire à mon tour, non par quelque foi partagée par une communauté, mais par la bonté toute gratuite qu'ici ou là l'un d'entre nous peut encore exercer. Si quelque action, infime soit-elle, est bonne, alors le monde n'est pas entièrement mauvais.

Il est alors juste que la bonté échappe à la loi :
Gratuité.




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(1) Il croit qu'il est ceci ou cela, il "s'en croit" comme il convient.
(2) Le croire-être est bien illustré dans l'épisode de "La mauvaise foi" décrit par Sartre.
(3) Voilà qui devrait faire plaisir aux adeptes de la foi. Mais ne te réjouis pas trop vite, toi qui croit de la sorte : ta foi, quand elle cherche à enrôler autrui, n'est qu'un savoir-pour-toi dont tu ne peux faire la preuve.


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