mercredi 27 janvier 2010

D’un dire à l’autre, la distance assassinée




(Août 09, 20 pages – modifié le )

Toi qui veux nous dire
Nous avons tous cette étrange double faculté de croire en la vérité la plus authentique et de croire « pour du semblant », point de départ de notre jouissance de tous les spectacles issus de l’imaginaire des artistes (cinéma, roman, peinture, etc.).1 La vérité dite n’est pas seule à emporter nos suffrages ; au spectacle monté et montré aussi nous savons accorder notre assentiment. Les mots suscitent-ils davantage la réflexion, les sons et les images emportent-ils davantage notre adhésion ?

Les mots pour réfléchir nos sens,
Les ramener à la raison ?

Écrire un livre sur un évènement, c’est-à-dire proposer cet évènement à la réflexion des hommes plutôt que de le mettre en scène, c’est assurément un mixte un peu dégradant pour l’évènement, dans lequel les acteurs sont les mots, et où le réel de l’évènement, transposé, est l’espace de nos pensées. 2

Dans la mise en scène d’une réflexion (s’il en est), la réflexion à son tour est quelque peu écornée : les sons et les lumières, l’agencement général, etc., tout concourt, renforce une même impression : pour peu qu’on se laisse prendre à un « évènement culturel » de ce genre, 3 tout y est bien plus varié, bien plus « complet », bien plus « présent », bien plus ressemblant, bien plus convaincant.

« Ça plaît ou ça plait pas »
- Mais ça convainc sans rien n’avoir à faire.

De ces deux espaces indiqués, « L’un n’empêche pas l’autre », me dira-t-on, mais tout de même :

Mettre des idées en scène, quelle drôle d’idée !
Mettre un évènement en idées, quel drôle d’évènement !

« Qui préfère les hommes à l’art, la politique ou la morale, et qui préfère ceux-ci aux hommes ? » C’est la question que je laisse traîner ici tout du long.


Aristote défend la tragédie
Il arrive qu’une explication de l’art soit fournie par le créateur même. Ici 4 ça n’est pas le cas : Aristote, autant que je sache, n’a pas composé de tragédie, il plaide simplement pour celle-ci en philosophe, en réaction à l’accusation prononcée par Platon à son encontre (qu’il ne cite cependant pas). Dans ce court ouvrage, La Poétique, il s’efforce de rattacher la tragédie à une longue tradition, et à établir des règles de composition de l’art poétique dans son ensemble. Tout d’abord « … de la manière dont il faut composer l’intrigue 5 afin que l’œuvre soit réussie … ». Dans l’ordre chronologique : « … de l’épopée et la poésie lyrique, ainsi que la comédie, la poésie dithyrambique et, pour une bonne partie, l’art de la flûte et celui de la cithare. » S’ensuit l’allusion à un pouvoir propre à chacune de ses espèces et à leurs différences dans l’imitation.

Pouvoir de chaque type de dire.

J’en suis tout curieux. Ce qui m’intéresse de déceler ici, encore et toujours, ce sont les différents types de dire, savoir si tel dire est soucieux de son propre pouvoir, tel autre axé sur une quelconque éthique, peut-être ; si « la loi du plus grand nombre possible »* sévissait déjà, etc. Mais aussi : quel rapport entretient chacun des dires (et donc des poètes) avec le vrai et le seulement vrai-semblable, quel est son référent : épistémologique, artistique, politique, ontologique …

Tous ces arts cités imitent, nous dit Aristote, et tous élaborent l’imitation à l’aide du rythme, du langage et de la mélodie (que ces moyens soient utilisés chacun séparément ou combinés). (5). Par exemple, c’est à l’aide du rythme, mais sans la mélodie, que les danseurs imitent (en effet ils imitent les caractères, les émotions et les actions par le biais de figures rythmiques. (id.) Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans l’art qui n’utilise que les discours,6 ce n’est pas parce qu’une composition est en vers que son auteur est un poète. (id.)
La surprise pour nous ici est qu’il ait donc pu exister dans l’antiquité des hommes d’histoire, ou de médecine, tel Empédocle, exprimant leur pensée (ou leur expérience ?) selon un mètre poétique. (id.) Est-ce que le savoir en tant que tel n’existait pas encore ? Et tout, donc même ce qu’on savait, se racontait-il ? Tout dire n’était-il alors qu’épopée ? 7 Dans ce cas, ce que nous nommons histoire ou encore médecine passaient à l’époque d’un homme à l’autre par un autre dire que celui, spécifique, s’il en fut, au savoir.

Une épopée du savoir n’est-elle pas toujours, en filigrane dans son dire ?

Le dictionnaire de l’Antiquité précise ceci : « Avant la diffusion de l’écriture, l’enseignement était dispensé en vers, car ils étaient plus facile à retenir que la prose ». (314) Mais c’est bien là reconnaître que le savoir n’avait donc pas son mètre à lui. Quoi qu’il en soit, cet art qui n’utilise que les discours sans être poétique n’imite sans doute rien, puisque imiter est le signe distinctif de la poésie. Savoir étranger à la poésie ? Mais alors la philosophie ? Mais alors la philosophie qui parle de la poésie ?


De l’enfant à l’adulte
« Il semble que l’art poétique dans son ensemble doive son origine à deux causes, toutes deux naturelles », nous explique Aristote. (11) Dès l’enfance, les hommes sont naturellement enclins à imiter, et l’homme diffère des autres animaux en ceci qu’il y est plus enclin qu’eux et qu’il acquiert ses premières connaissances par le biais de l’imitation. (id.)
Le jeu serait donc l’une des deux causes de l’origine de l’art poétique, cet art naturel de jouer propre à l’enfant,8 cette capacité à s’identifier à des personnages et à imiter ses actions dans des situations imaginaires. Plaisir de croire « pour du semblant » ce qu’il voudrait (sans doute) pouvoir croire un jour « pour de vrai » car c’est ainsi qu’il acquiert – des connaissances.
L’autre cause, symétrique à la première, c’est l’autre plaisir de l’enfant, celui du spectateur, plaisir d’assister en quelque sorte à des évènements (joués) qui en temps normal le feraient fuir : « Nous prenons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité comme les formes des monstres les plus répugnants et les cadavres. » (13) Et la raison, ajoute Aristote, en serait là aussi … le plaisir d’apprendre : « En effet, on aime regarder les images parce qu’en même temps qu’on les contemple on apprend et on raisonne sur chaque chose comme lorsque l’on conclut : cette image, c’est lui. » (id.) Et si l’imitation produite ne nous rappelle rien ni personne, eh bien « ce ne sera pas l’imitation qui procurera le plaisir, mais le fini dans l’exécution, la couleur ou une autre cause de ce genre ». (id.) En d’autres termes, si rien n’est imité, du moins on pourra apprécier la beauté du geste, ou encore la virtuosité expressive

Plaisir d’enfants : plaisir de croire, plaisir d’acteurs,
Plaisir de jouer ensemble. 9

Par suite, si ce ne fut là que jeux d’enfants, ce jeu créatif de croire se conjuguera très vite, chez les plus doués tout du moins, à la mélodie et au rythme, inclinations tout aussi naturelles chez les hommes. (id.) Chacun se met alors à composer (imiter) selon l’homme qu’il est : « Les auteurs graves imiteront les belles actions, c’est-à-dire celles de leurs semblables ; ceux qui sont plus communs celle des hommes bas, en composant d’abord des blâmes pendant que les autres composeront des hymnes et des éloges. » (id.). 10

Plaisir d’homme : plaisir de créer, 11
- Plaisir de mettre en scène et de faire croire ?

Enfants et adultes : les uns jouent ensembles de façon homogène – les autres, chacun pour soi, exposent leurs créatures ? Les uns jouent en amateurs, les autres en professionnels ? Les uns croient en ce qu’ils jouent, les autres pour partie à la façon qu’ils jouent, pour partie à ce qu’ils voient ? Dans l’évolution hiérarchique des espèces poétiques selon Aristote, le sommet est atteint avec la tragédie et la comédie : « Une fois apparues la tragédie et la comédie, ceux qui de par leur nature propre s’attachaient à l’un ou à l’autre type de poésie devinrent les uns auteurs de comédies et non plus de poèmes iambiques [pamphlétaires], les autres créateurs de tragédies et non plus d’épopées, et ce parce que la comédie et la tragédie ont plus d’ampleur et de valeur que les autres. » (15) C’est dire que l’évolution n’est pas que dans celle des accessoires mis à la disposition du tragédien. Elle est évolution de la composition – et du rapport aux autres.

En quoi la philosophie sera-t-elle à son tour supérieure  à la poésie ?


Ce qui change avec l’acteur adulte : la concurrence.
Qui ou qu’est-ce qui est imité, en fin de compte ? Ceux qui imitent 12 imitent des personnages ou nobles ou bas, nous dit Aristote. Ils les imitent ou meilleurs ou pires qu’ils ne sont, ou bien semblables, comme le font les peintres. (7) Qu’ils imitent les hommes pires, meilleurs ou semblables à ce qu’ils sont, ils peuvent encore imiter l’un ou l’autre soit en racontant (que l’on se fasse autre, comme Homère, ou que l’on demeure le même sans changement), soit en faisant de tous les personnages des êtres en action, c’est-à-dire des acteurs de l’imitation. (id.)
Voilà qui traduit, selon moi, quatre types de rapport aux autres (au « public » ?) : Homère, qui se fait autre que le narrateur, rapporte. Celui qui raconte sous sa vraie identité, témoigne. (Mais ils sont tous les deux eux-mêmes présents) Quant au poète faisant appel à des acteurs, manifestement il délègue. Il est le premier à faire jouer, le premier absent.*

Le premier à faire parler* d’autres que soi ?
Le premier à mettre en scène.
- Début d’une longue tradition !13

Ces acteurs vont alors rendre, comme le font peintres et sculpteurs de façon tout à fait « professionnelle » quand une œuvre leur ait commandée. En purs artisans maîtres de leur savoir-faire. Mais un savoir-faire purement technique ? sans plus l’amour ni l’émotion que dit le mot même d’amateur ? (supra) Je me souviens de cette cantatrice déclarant qu’il ne (lui) fallait surtout pas ressentir les émotions qu’elle exprimait. C’est dire ce qu’il nous faut comprendre par « l’expression » d’un sentiment chez un acteur … 14 Chez les Grecs plus anciens, tous les dires passaient-ils donc jusque-là par la narration ? (supra)

On ne racontait sans doute qu’une fois…

Avec l’apparition du jeu d’acteur, du jeu sur commande, la règle du jeu du croire ensemble (supra) fut donc rompue. Non point que l’acteur fut moralement douteux 15  – non, il ne cherche nullement à tromper. Avec l’évènement culturel, la règle du jeu est claire pour tout le monde. L’acteur peut même être le plus consciencieux des hommes. Mais on peut cependant dire de lui :

L’acteur n’imite pas comme le narrateur,
Il est le premier à feindre.

Puisque les spectacles étaient l’objet d’un concours, ces diverses espèces d’art poétique et leurs différentes « manières » d’imiter sont-elles concurrentes entre elles ? Aristote n’en dit rien. Mais on sait combien il veut réhabiliter la tragédie, condamnée par Platon. Et on sait aussi combien la philosophie platonicienne a voulu légiférer en matière d’art, précisément en raison de son influence (mauvaise, selon lui) sur les hommes. En raison d’un certain type de « dire », donc, si je comprends bien : 16 Celui qui ne dit pas clairement qui parle et tire les ficelles ?


*

D’un dire à l’autre, qu’est-ce qui fait la tragédie ?
Les chants phalliques et le dithyrambe, nous dit Barbara Gernez, sont associés au culte de Dionysos. Ils étaient entonnés au cours de la procession du phallus à travers les villes. Dans les deux cas, un initiateur (l’exarkhos) improvisait pendant qu’un chœur lui répondait. (16) La comédie est issue des chants phalliques, la tragédie quant à elle se développa peu à peu à partir du dithyrambe, jusqu’à se fixer sur sa nature propre : Eschyle, le premier, porta le nombre des acteurs à deux ; il diminua la partie du chœur et donna le premier rôle au dialogue. (17) Encore une fois : il y eut donc bien évolution :

Un spectacle fixe
A la place de la procession religieuse à travers la ville ?
La mise en scène d’un dialogue
A la place d’une incantation collective ?

Mais alors pourquoi conserver les anciennes formes de procession et de spectacles aux côtés des nouvelles, dans un même évènement culturel ?
Je m’inspire du dictionnaire de l’Antiquité pour dresser le tableau suivant d’une partie de ladite évolution :

- Anthestéries : grande fête du dieu Dionysos où l’on célébrait le printemps (dieu de la vie, de la croissance, du vin, de l’ivresse …). Au 3ème et dernier jour on offrait quelque préparation culinaire au dieu Hermès Chtonios [souterrain] pour calmer l’hostilité des morts. (57). - Joie et crainte ?

- Dionysies et Lénéennes : fêtes cultuelles et processionnelles de cinq jours (Phallus porté, reconstitution de l’arrivée du Dieu depuis Eleuthères) suivies de sacrifices et de libations, agrémentées de grands concours de spectacles dramatiques : concours de dithyrambes, de comédies et de tragédies. Au programme :

Matin des 1er et 2ème jour : un dithyrambe
Après-midi : une comédie
 
Matin des3ème au 5ème jour : une tragédie ou un drame satyrique
Après-midi : une comédie
La question est donc bien pour moi : comment les Grecs sont-ils passés de cultes processionnels divers (mobiles) à cette sorte de grand spectacle « œcuménique » réunissant toutes les formes jusque-là de dires 17 et de processions sous la forme de spectacles (fixes), de surcroît mis en concurrence (du moins au sein d’un même genre) – et ce en dépit de leurs points communs (évènement festif, sacrifices et libations) ! Ça ne fait pas très … respectueux ! Pire, le programme même de ces festivités « religieuses » semble avoir été établi pour que les après-midi viennent compenser la gravité des matinées … Eut-on voulu dédramatiser le culte religieux d’alors en mettant en scène (« dramatisant ») le comique de pratiques et de dires jusque-là très sérieux, on ne se serait pas pris autrement. 18


Un style pour tuer l’autre ?
La question du style (de dire), à une époque où les dires ne sont pas encore marqués institutionnellement et où l’on aura (peut-être) cherché à dédramatiser les convulsions religieuses ou exploité leur désaffection, est nécessairement prépondérante. Ce serait même là, à mon sens, la grande découverte de l’époque. 19 On employait jusque-là le tétramètre, nous dit Aristote [dans l’imitation narrative de l’action (97)]. Dès lors que la langue de la conversation fut introduite [sur scène], la nature trouva d’elle-même le mètre approprié : le mètre iambique. 20
Si la tragédie et la comédie ont dépassé les dires dont elles ont hérités, annoncent-elles à leur tour la philosophie ? Faire l’éloge, faire peur, faire pitié, faire rire – et un jour enfin, faire réfléchir ? 21

Mais la philosophie dépassera-t-elle la tragédie et la comédie
- si elle n’est pas poésie ?

Après diverses considérations, Aristote conclut : « La tragédie est donc l’imitation d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements,22 dont chaque espèce est utilisée selon les parties de l’œuvre. 23 L’imitation qu’elle met en scène est exécutée par des personnages agissant. Elle n’utilise pas le récit 24 et, par le biais de la pitié et de la crainte (qu’elle cherche à susciter (41), elle opère l’épuration des émotions de ce genre. (21)
Précisément, si « l’esprit » général de ces grandes fêtes est bien celui décrit ci-dessus, alors la catharsis prend ici tout son sens : Tout n’est affaire que de style, de la façon de dire. « Voyez comme on peut tout mettre en scène et rire même de votre plus grand sérieux ! » :

La comédie vient toujours en dernier
Car elle est la plus forte. » 25

Longtemps la comédie ne fut pas prise au sérieux, jusqu’au jour où un archonte lui accorda enfin un chœur de comédiens (jusque-là composé simplement de volontaires). La tragédie n’eut alors rien à craindre pour elle-même ; l’une et l’autre auraient pu faire une même annonce : « Si votre passion religieuse est aujourd’hui trop forte, vos craintes et votre pitié déprimantes, venez assister aux Dionysies ! » 26


Présenter l’action, non des caractères
Les hommes sont ce qu’ils sont en raison de leurs caractères, mais c’est en fonction de leurs actions qu’ils connaissent le bonheur ou le malheur. (25) Dans la tragédie, ce n’est pas pour imiter des caractères que les personnages agissent : ceux-ci reçoivent leurs caractères en même temps et dans la mesure où ils agissent. (id.) La tragédie est donc l’imitation, non pas d’hommes, mais d’action, de vie. 27

Dans la tragédie, le caractère découle seulement de l’action mise en scène :
L’acteur rend donc bien l’action comme effective.

Dans la tragédie comme dans la vie, le bonheur et le malheur sont dans l’action, mais la fin que l’on poursuit dans la tragédie n’est pas une manière d’être mais une action. (id.) Sans action, insiste encore Aristote, il ne pourrait y avoir de tragédie alors qu’on pourrait en concevoir sans les caractères. (id.) D’ailleurs les tragédies de la plupart des auteurs modernes, ajoute-t-il, sont sans caractères et, de manière générale, c’est le cas pour de nombreux poètes. Que d’autres, à l’inverse, mettent à la suite les unes des autres des tirades [poétiques] qui expriment des caractères, et qui soient parfaitement réussies dans l’expression et dans la pensée, on ne réalisera pas l’effet propre à la tragédie. Il y faut une intrigue, un assemblage de faits. (id.)
Le poète peut donc fort bien éviter d’accorder sa place au caractère défini comme une « partie » de la tragédie, la suite du texte montre qu’il se révèle de toute façon dans un certain type de discours, précise encore Gernez.

Le type de discours révèle un caractère ...

Ce qui exerce la plus grande séduction dans la tragédie, ce sont en effet les parties de l’intrigue : les péripéties et les reconnaissances. 28


La pensée
L’intrigue est donc le principe et comme l’âme de la tragédie : les caractères viennent en second, dit encore Aristote. (27) La tragédie est une imitation d’action et c’est surtout en fonction de l’action qu’elle imite des hommes agissant. La pensée vient en troisième. C’est la capacité de dire ce qu’implique la situation et ce qui convient ; c’est, dans les discours, l’œuvre de l’art politique et de l’art rhétorique : en effet, les anciens poètes faisaient parler leurs personnages ‘’politiquement’’, ceux d’aujourd’hui les font parler ‘’rhétoriquement’’. (id.)
Voilà une indication fort intéressante. Elle semble reconnaître que l’expression des poètes était bien jusque-là politique, mais qu’elle tendit de plus en plus à user de rhétorique, à faire désormais sa place, si je puis dire, dans la « société civile ». La pensée est ce qui fait que l’auteur du poème ou de la tragédie est en mesure de poursuivre son discours ou sa mise en scène. Il sait « ce qu’implique la situation et ce qui convient » de dire ou de montrer à la suite.29 Or donc, Aristote nous dit que de politique, l’expression poétique s’est faite de plus en plus rhétorique. Politique par la conscience qu’avait le poète ou le dramaturge d’appartenir à une collectivité civique et religieuse ? - son expression s’est peu à peu tournée vers les autres hommes en vue de seulement les – convaincre.30
Je vois là exprimée toute la différence que j’accorde à l’expression du dire-être au regard de la recherche d’effet aujourd’hui partout entreprise, encouragée, et qui n’offre d’identité personnelle à chacun qu’à l’aune du pouvoir qu’il exerce sur d’autres hommes et la « reconnaissance » dont ceux-ci « le » gratifient. De Eschyle à Euripide, Nietzsche a perçu et décrit, il me semble, une pareille évolution, funeste, de la pensée poétique. Montrer l’action au détriment des caractères des personnages (les acteurs portent des masques) n’est pas, à mon sens, sans rappeler l’exposition d’un « problème », d’une situation, d’une Idée … « en-soi », indépendamment des hommes. La tragédie a pu ainsi inspirer Socrate dans sa recherche morale de ce « qu’est » la vertu, mais également Platon dans sa recherche de « l’Idée » pure (ou de l’Un selon certains).

La tragédie a donc pu inaugurer « le problème » philosophique
En initiant une représentation de « l’action » en tant que telle.


Entre dire-être et rhétorique ?
D’un pôle à l’autre selon moi de l’expression humaine – de l’expression de son dire-être pur (s’il en est) à sa recherche exclusive d’effets sur autrui en guise d’identité – où se situe donc la tragédie ? 31 En comparaison du dire-être, geste identitaire et politique,32 elle est la (re-)présentation d’une action « en-soi ». Le geste du poète est là, celui de montrer une action. Aristote a insisté là-dessus. Si donc le tragédien rend subsidiaires dans son spectacle les caractères humains, c’est bien la preuve, il me semble, qu’il n’a pas le désir de dépeindre des hommes auxquels les spectateurs pourront s’identifier. 33 (Si ceux-ci le font, c’est qu’ils n’auront pas compris le geste – geste d’exposer une action, tout comme Platon exposera plus tard une Idée – mais simplement vu des hommes « derrière », en dépit de leurs masques.34) Du reste, le spectacle doit plaire, ou mieux : émouvoir. Il est même l’objet d’un concours. Quel spectacle l’emportera ? Je ne crois pas que les spectateurs sont invités à réfléchir (même s’ils le font après le spectacle), ni même que la tragédie ait pour fonction ou désir de permettre à elle seule une catharsis collective (même si elle a pu opérer) ; je crois que l’emporte le spectacle qui aura le mieux réussi à montrer … le nécessaire et le vraisemblable. (supra)

« Les reconnaissances 35 où un personnage cherche à persuader sont les plus éloignées de l’art » (61)

Tout est donc bien dans le rendu, et les effets ont donc bien leur importance mais en tant qu’ils explicitent * – l’action ! Le nécessaire et le vraisemblable sont ceux de l’action représentée. La pensée qu’Aristote place en troisième partie peut donc être placée en premier s’il s’agit pour le poète de n’user que des seuls artifices et appareillage de scène strictement nécessaires à l’explicitation * de son œuvre. 36

Le bon poète agit sur son spectacle, le mauvais sur son public.

En ce sens, créer une tragédie peut être le geste d’un homme explicitant son dire-être et donnant exemple d’une éthique de la communication en ne prétextant pas de son œuvre ou de son statut d’artiste pour influer « rhétoriquement » sur un public. 37


L’expression du nécessaire et du vraisemblable
L’expression n’est pas l’apanage de la poésie. Elle a la même fonction dans la prose. (27) Aristote a énuméré jusqu’ici les différentes parties de la tragédie. Il aborde maintenant « cet assemblage des faits, puisque c’est la première et la plus importante des parties de la tragédie. » (id.) Suivent l’exposition des règles auxquelles doit se plier l’intrigue, son unité organique, son unité …Nous sommes dans les détails techniques. L’occasion d’une dogmatique ?
Puis, comparant l’historien au poète, Aristote écrit qu’ils ne se distinguent pas par leur type de dire (poétique ou en prose), mais parce que l’un dit ce qui s’est passé, tandis que l’autre dit ce qui pourrait se passer. (35)
Encore une indication fort intéressante. Aristote (sinon la tragédie même) semble vouloir distinguer ce qui fut de ce qui est encore possible. Au passé, nécessaire et auquel on ne peut rien changer, s’ajoute(rait) ou s’oppose(rait) un vraisemblable qui pourrait arriver. Le spectacle de l’action prend alors un autre sens que simplement « artistique ». Le vraisemblable n’a pas seulement trait à la cohérence interne de l’œuvre et à sa crédibilité. La tragédie montre que ce qui va arriver n’est pas écrit dans un quelconque marbre, qu’il dépend de nos actions. En quelque sorte l’avenir attend notre présent et le spectacle suscite réellement nos choix, nos décisions. Il nous interpelle depuis la scène. Qui se soucierait ici de la psychologie des personnages !
Le vraisemblable prend alors le sens de « potentiel », d’ensemble des possibles dépendant de nos actions. Il lui faut un dire spécifique. Et c’est parce que la poésie dit cet ensemble (le général, dit Aristote), alors que l’histoire ne dit que l’unique passé qui l’engloutit (le particulier, dit Aristote), qu’elle est plus philosophique que celle-ci. (id.) J’en conclus qu’aucune histoire de la philosophie n’est philosophique. Or donc, la philosophie sera-t-elle l’art de penser l’encore possible à faire ?

La tragédie en est la poétique mise en scène !

Le poète est poète par l’intrigue, non par le mètre ou l’histoire. Ainsi, même s’il lui arrive de composer avec les choses qui se sont réellement produites, il n’en est pas moins poète ; car rien n’empêche que certaines de ces choses qui sont arrivées ne soient semblables à celles qui pourraient se produire selon la vraisemblance et le possible 38 et, de ce fait, il en est bien le fabricant. (37)
La créativité du poète est mise en lien direct avec sa faculté d’énoncer le vraisemblable à partir d’un fait réel.39 - Comment s’y prendra le philosophe ?
 

Susciter deux sentiments
Nécessité et vraisemblance / pitié et crainte …
Les outils : alternance chant / dialogue, parties de l’intrigue : péripéties, reconnaissances et pathétique.
Articulation : prologue, épisode, exode et chants du chœur (chant d’arrivée et chant sur place)
Etc.
Il y a une étrange obstination, dans la tragédie, à ne vouloir susciter que deux sentiments. Pourquoi ces deux-là ? Pourquoi rien que ces deux-là ? Voici quelques citations de cette exclusive :
« … De plus l’imitation est non seulement celle d’une action complète, mais aussi d’évènements qui suscitent la crainte et la pitié. (39)
« … En effet, une telle reconnaissance avec péripétie comportera pitié et crainte, et c’est d’actions suscitant de telles émotions que la tragédie est supposée être l’imitation. (41)
« …et puisqu’elle [la tragédie] doit être l’imitation de faits effrayants ou pitoyables (c’est là en effet le propre de ce type d’imitation), il est dès l’abord évident qu’on ne doit pas y voir des hommes bons passer du bonheur au malheur (il n’y a là ni crainte ni pitié, mais répulsion), ni des méchants passer du malheur au bonheur (c’est de toutes les possibilités la moins tragique puisqu’elle en comporte rien de ce qui est nécessaire : il n’y a en effet ni sentiment ordinaire de sympathie, ni pitié ni crainte) ; ni d’autre part, l’homme  foncièrement mauvais tomber du bonheur dans le malheur (un tel agencement pourrait en effet susciter le sentiment ordinaire de sympathie, mais pas la pitié ni la crainte : l’une, en effet, concerne l’homme qui n’a pas mérité son malheur – c’est la pitié, l’autre celui qui est semblable à nous – c’est la crainte ; de sorte qu’un tel évènement ne sera ni pitoyable ni effrayant). » (45-47)
« …Il faut, en effet, que, même sans les voir [le spectacle et l’agencement des faits], l’intrigue soit agencée de telle sorte que l’auditeur en apprenant les faits qui s’accomplissent frisonne et soit pris de pitié devant ce qui se passe (…) Quant à ceux qui, par le moyen du spectacle, ne provoquent pas la crainte mais simplement le monstrueux, ils n’ont rien à voir avec la tragédie : en effet, ce n’est pas tout type de plaisir qu’il faut chercher dans la tragédie, mais celui qui lui est propre. Et puisque le poète [tragique] doit susciter le plaisir qui vient de la crainte et de la pitié par le biais de l’imitation, il est clair qu’il doit produire cela au moyen des faits. » » (51)
Les limites du genre étant ainsi fixées, la suite du propos d’Aristote nous indique quel personnage et quelle situation conviennent donc à la tragédie. Mais voyons … crainte et pitié, il semble que ce sont là deux sentiments que l’on éprouve respectivement à l’égard d’un homme plus fort que nous (de par sa situation présente) et d’un homme plus faible que nous (de part sa situation présente). Mais Aristote a insisté là-dessus : ce sont des actions qui sont représentées. « Pas de psychologie !» est en quelque sorte la consigne. Tout de même, ce sont bien des hommes qui sont représentés. Et pas n’importe lesquels ! Pourquoi ceux-là ? Voici en effet quels sont ces hommes : (suite de la citation page 45-47)
« Reste par conséquent le cas intermédiaire. C’est la situation de celui qui, sans être un parangon de vertu et de justice, tombe dans le malheur non pas à cause de ses vices ou de sa méchanceté mais à cause de quelque erreur, l’un des hommes qui jouissent d’une grande réputation et d’un grand bonheur, comme, par exemple, Œdipe, Thyeste et les membres illustres des familles de ce genre. » (47 - C’est moi qui souligne).
- Pourquoi des hommes illustres ? Est-ce à dire qu’il nous faut craindre ces personnages de par leur statut social, mais aussi avoir pitié d’eux quand le mauvais sort s’abat sur eux ? Notre pitié ne se tourne-t-elle pas plus naturellement vers les pauvres gens ? Sans doute, mais les poètes se nourrissent d’histoires fournies par la tradition. Voilà tout ? Non, Aristote dit aussi que la tragédie est l’imitation d’hommes meilleurs que nous. (59) Et il ajoute : « De la même manière, le poète qui imite des hommes coléreux ou nonchalants ou avec d’autres traits de caractère de ce genre, doit, étant ce qu’ils sont, en faire des hommes justes, comme Agathon et Homère le font pour Achille (exemple de dureté). (id.) Pas seulement du fait qu’eux seuls ont une histoire, les meilleurs seuls méritent donc d’être mis en spectacle ! (En regard des esclaves, qui ne sauraient fournir matière à tragédie ?)

- Pourquoi des actions plutôt que des caractères ?40 Pour que nous rendions le hasard seul responsable des conséquences des actes de ces hommes ? Certes l’erreur est celle du personnage, mais la faute ? La faute incombe à l’action, non point à « l’être » du personnage, son caractère.

- Et les autres sentiments sont proscrits ? Malgré tout, la tragédie est censée susciter du plaisir, nous dit Aristote : plaisir de s’effrayer, plaisir de prendre pitié (et de pleurer, etc.). Si la tragédie n’est là, parmi les autres spectacles, que pour susciter crainte et pitié – d’autres sentiments sont-ils donc « dévolus » aux autres spectacles ? Les Dionysies : une grande foire aux sentiments ?

« Venez rire, venez pleurer, faites-vous peur, prenez pitié … ! »


Du bon usage des histoires fournies par la tradition
Une certaine liberté d’expression ? Non, une occasion librement prise de mettre en scène ce que l’on veut, comme l’on veut. A part Euripide prétendant dépeindre les hommes « tels qu’ils sont », il s’agit bien de produire un effet en prenant toute liberté sur la réalité des évènements « repris » :
« Sans doute n’est-il pas possible de défaire les histoires traditionnelles ; disons, par exemple, le meurtre de Chlytemnestre par Oreste ou celui d’Eriphyle par Alcméon, mais c’est au poète qu’il revient de trouver comment faire bon usage des histoires transmises par la tradition ». (53) Le bon usage est ici celui qui convient à la tragédie. Et Aristote donne alors le détail.


Quelques détails relatifs à l’expression
« La vertu de l’expression est d’être claire sans être médiocre. Or la plus claire est celle qui est composée de mots courants, mais elle est médiocre. » (87)

« … c’est que le mètre héroïque est, de tous, celui qui a le plus d’assise et d’ampleur, c’est pourquoi il s’accommode au mieux des mots exotiques et des métaphores ; en cela aussi, l’imitation narrative surpasse les autres. » (97)

« En son nom, en effet, le poète ne doit dire que très peu de choses car ce n’est pas par là qu’il est imitateur. » (99)

« Il faut, dans les tragédies, produire l’étonnant, mais l’épopée admet bien plus aisément l’irrationnel, qui concourt pour une grande part à l’étonnant parce qu’il n’y voit pas le personnage agissant. » (99)

« Par-dessus tout, Homère a encore appris aux autres comment [faire] dire des mensonges. Il s’agit du faux raisonnement. Les hommes croient que, lorsqu’une chose en entraîne une autre ou qu’un évènement en entraîne un autre, l’existence du conséquent implique l’existence de la chose ou de l’évènement précédent ; mais c’est faux. » (99)

« Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais pas persuasif » (101)
« En général, l’impossible doit être justifié eu égard à la fiction, au mieux à l’opinion. Du point de vue de la fiction, l’impossible persuasif est préférable à ce qui n’est pas persuasif mais possible. » (111)

« Les critiques se ramènent donc à cinq espèces : en effet, on dit que c’est soit impossible, soit irrationnel, soit nuisible, soit contradictoire, soit que cela va à l’encontre de l’exactitude qui dépend de l’art. » (111)
« Sophocle disait qu’il composait des hommes tels qu’ils doivent être, tandis qu’Euripide les composait tels qu’ils sont. » (105)


*

Le politiquement artiste

« On ne t’a rien demandé et tu nous parles. Un autre se contenterait de dire-être,* de ne nous donner que sa présence ‘‘en dire’’, et de ne répondre qu’à ceux qui l’interrogent. Mais bon, tu veux créer ? Alors va ! »


De la narration au spectacle 
Est-ce que dire savoir (dire qu’on sait) imite ? J’ai déjà posé plus haut la question. Le savoir grec antique n’a pas de façon spécifique de se dire, pas de mètre à lui. 41 Il emprunte parfois, pour se dire, le mètre de la poésie. Mais ça n’est pas pour paraître poétique, c’est simplement, comme il fut dit plus haut, pour faciliter sa mémorisation. Lors, bien qu’il ne soit pas poétique, le dire du savoir n’est-il pas tout de même imitation de quelque réalité ?- Et donc narration ? Savoir est légitime, la façon de savoir discutable. De même, dire qu’on sait est légitime, la façon de dire aux autres qu’on sait me paraît discutable.

Tragédie, opéra, cinéma …, le spectacle qu’on me met sous les yeux tue mon rapport traditionnel à la simple narration en abolissant une certaine distance : l’action qu’ils imitent a beau le cas échéant me « raconter », voire « m’informer », elle est plus vraie que nature, c’est-à-dire plus sensible, puisque elle est non seulement parfaitement imitée, mais de surcroît « assaisonnée » (comme dit Aristote) de musique et de chants ; elle – m’implique. 42 La musique et le chant font-ils entrer les spectateurs dans la danse ? Voilà qui expliquerait les processions antiques 43 – et jusqu’au processus actuel nommé cinéma.

L’homme chérit-il la réalité ?
Le spectacle renchérit ses désirs – et la réalité !

Je ne suis plus le spectateur-auditeur d’une scène simplement rapportée (ce mot traduit et conserve la distance), mais partie prenante des actions mises en scène. Je suis le spectateur lui-même mis en scène par la puissance (le savoir-faire) du spectacle. Non point seulement captivé, mais bel et bien envoûté. Dans la narration la plus puissante même, mon oreille est certes apprêtée, flattée et même séduite, je suis « tout ouïe », mais mon ouïe n’est pas mise en scène. Bref, encore une fois – l’acteur rend donc bien, il rend effectif (fut-ce seulement le temps de la représentation), tandis que la narration me rapporte, me témoigne de quelque évènement. 44 Elle ne semble pas chercher, par toute sorte d’apprêts, à me couper du réel comme pour mieux m’initier à l’info qu’elle divulgue. 45
Les chants phalliques et autres processions religieuses ont-ils laissé la place au spectacle, plus efficace ? C’est l’hypothèse émise plus haut. L’autre filiation, l’informative plus ou moins pure, va sans doute du prophète au rhéteur et tous ceux qui annoncent, à la gazette, la radio, la télévision ...
En définitive, les deux lignées s’accordent sur une nature humaine que l’on peut peut-être résumer, puisqu’elles convergent en « communication », par la symétrie économique de l’offre et de la demande :

Plaisir et / ou besoin de croire et de savoir des uns,
Plaisir et / ou besoin symétrique de faire croire et de faire savoir des autres.


Qui gagne ?
Aristote écrit : « Laquelle des deux imitations, l’épique ou la tragique, est supérieure ? La question peut se poser. [Platon l’a posée précédemment dans Les Lois] En effet, si la moins grossière est la meilleure et qu’elle s’adresse toujours à des spectateurs meilleurs, il est bien évident que celle qui imite tout est grossière. » (113) Alors on en rajoute, dit en substance Aristote, parce qu’on suppose que sans ces exagérations les spectateurs ne comprendront rien. « On dit alors de celle-ci [l’épopée] qu’elle s’adresse à des spectateurs honnêtes qui n’ont aucunement besoin de figurations et que la tragédie s’adresse à des spectateurs médiocres. Si donc elle est grossière, il est bien évident qu’on peut la considérer comme inférieure. » (Id.) A méditer.
Pour la défense de la tragédie, Aristote ajoute imprudemment que même sans mouvements, la tragédie produit [quand même] son effet, tout comme l’épopée : en effet, ses qualités, ajoute-t-il, se manifeste à la [simple] lecture. (115) Le texte même serait donc cathartique ? Alors à quoi sert tout le reste ?
L’autre argument principal, c’est qu’au vu de l’objectif qu’elle s’est fixée (produire les deux sentiments qu’on sait), elle y parvient mieux que l’épopée. (id.) Mais était-ce là le but de l’épopée !?
Il est aisé de reprocher à Aristote de ne pas voir que les objections faites à la tragédie ne visent pas tant son efficacité (sa réussite ou pas, selon son objectif), que la valeur du geste du tragédien, et non point seulement du geste tragique. A moins que ... A moins qu’un tragédien de talent mette un jour en scène son propre tragique, le tragique (social ?) d’un homme ravalé à produire des effets sur les autres hommes. (Adieu narration, mais aussi adieu dire-être).

A coup sûr un homme d’aujourd’hui !

Et la philosophie dans tout ça ? Elle ne cherchera pas moins à faire effet sur les hommes ! Mais elle se gaussera de le faire par des moyens plus honnêtes. Pas poétique pour un sou. Alors, quel dire ? – faites votre choix, il sera de toute façon politique.


Rhétorique de la promotion
Platon et Aristote portent des jugements divergents sur la tragédie. Deux positions emblématiques. Aristote fait figure, à mon sens, de libéral et de pragmatique, Platon de moraliste politique.
Aristote libéral : il considère le poète en tant que tel, indépendamment des effets de son œuvre. (XX)46 Pour lui, au fond, seule la créativité compte. Et surtout : on ne saurait apprécier l’œuvre poétique, rapporte Barbara Gernez, à l’aune de l’art politique. « D’ailleurs le poète peut se passer de ces effets de la rhétorique. » (supra)
Autrement dit, la rhétorique c’est sûrement l’affaire de la politique. Le propos ne croit pas si bien dire : là où il y a du rhétorique (s’il est un art poétique de persuader par le spectacle ?), il y a donc du politique.
Aristote pragmatique : pédagogue, Il invoque volontiers devant les spectateurs que nous sommes, les bénéfices de l’œuvre (catharsis) pour les spectateurs que nous sommes.47 Aristote donne aux poètes la consigne de n’imiter que les hommes meilleurs que nous, soit ! Mais Aristote n’est pas ici le poète, elle ne le concerne donc pas. De quel dire procède alors sa Poétique ? Il tait Platon et sa critique de la tragédie. - De la rhétorique ? Une bonne cause par des mauvais moyens ? Sempiternelle histoire !

Dans la même veine, plus tard, pour sa promotion universelle, le spectacle sera toujours dit esthétique, de sorte que tout pourra y être représenté ou joué, c’est-à-dire procurer aux spectateurs un plaisir toujours … esthétique. Aristote est moins à cheval que Platon sur la vérité, sur le Vrai à imiter, à prendre pour cause (x2) et pour guide. Platon en revanche (et avant lui Solon ?) se soucie davantage du geste politique du spectacle (envers les spectateurs, voire envers les acteurs, ravalés à des instruments, des machines vivantes). Il pèse le pour et le contre : le bénéfice pour nous, spectateurs – à quel prix.

Créer est légitime, faire l’homme* discutable.

Vieille histoire. Notre époque, en effet, est clairement libérale et pragmatique. La « communication » générale, très artistique par son génie et les moyens technologiques dont elle dispose, y est presque exclusivement consacrée à divulguer en tout lieu et à tout moment les bénéfices de toutes les offres et spectacles proposés. Nul ne semble se soucier du prix à payer, ni de savoir de quoi relève l’art en définitive. Platon et Aristote auraient pu dire ici :

« Il n’est pas digne d’un art de ne rien imiter »

Si l’activité de l’art a un référent transcendant ou immanent (Bien, Beau, geste authentique – mais aussi leurs contraires ?), alors l’art imite, fut-ce au travers d’objets imaginés. Si elle n’en a pas, alors l’art rend, s’apparente à une sorte de magie du fictif, à de la prestidigitation, à une expérience illimitée de la crédulité humaine – son référent. Elle est sans limite. 48

L’art est-il aujourd’hui anomique ?


Feindre et imiter
Sur l’objet de l’art, Platon et Aristote seraient alors d’accord : il s’agit d’imiter – mais d’imiter l’homme, sinon l’Idée, meilleur(e) que nous. Le modèle peut alors figurer quelque chose de grand ou de vrai. Voire de simplement idéal.

Pas d’art sans un idéal qui l’inspire ?

A l’inverse, n’avoir rien à imiter et se produire pourtant devant un public, c’est imiter à la manière des [mauvais] poètes, c’est favoriser le jeu de l’acteur, c’est encourager les hommes à feindre, dit Platon. (XIX) Or, parmi les modèles dont il est susceptible de s’inspirer, le poète – soucieux de satisfaire ses auditeurs, explique Gernez, privilégiera donc celui qui fera le plus d’effet : « Le caractère enclin à l’irritation et contrasté » (Platon). C’est pourquoi, selon Platon, les représentations produisent un effet « tout à fait effrayant ». Pire encore (politiquement parlant, toujours), les discours apitoyants invitent le spectateur à s’identifier au personnage, renforcent en lui « l’élément qui s’apitoie » et affaiblissent ainsi sa capacité à endurer dignement les malheurs qu’il peut rencontrer. (XIX) Enfin, preuve définitive de l’effet politique de l’art, selon Platon : l’œuvre poétique soumet donc l’âme de l’auditeur à « un mauvais régime politique ». (Id.) 49 Platon redoutait l’affaiblissement des hommes ; s’effraya-t-il, par anticipation, de la manipulation dont ils seraient un jour l’objet, quand l’information et toute la culture seraient entre les mains d’hommes qui « savent y faire » ? L’art au service de la mauvaise politique : imiter des objets qui ne sont pas, reproduire une foule de choses dont la tragédie propose alors une image déformée. Il s’ensuit que les leurres qu’elle produit rencontrent et confortent l’ignorance du spectateur. (XXI)


Mauvaise conscience de l’artiste
Aristote, lui, maître d’école, a les yeux rivés sur la création. C’est en quoi il aurait davantage « l’âme artiste ». Pourvu que les poètes imitent selon son canon (supra), il est prêt à les dédouaner politiquement des effets pervers que leurs œuvres pourraient avoir sur le public. Celui-ci apprendra toujours quelque chose … Ce qu’Aristote ne semble pas vouloir prendre en compte, c’est que l’art est également prestidigitateur, et qu’il puisse y avoir des œuvres « poétiques » politiquement basses et laides. 50 C’est en ce sens que l’art se rattache moralement à la politique : en tant qu’il consiste en une façon de traiter les hommes (et je ne parle pas des acteurs !). A moins qu’ils soient tous les deux de la partie, un art parfaitement libéral se heurtera toujours à sa mauvaise conscience : l’éthique politique. Ce serait une offense faite à l’artiste que de l’empêcher de tout dire, de tout montrer (ce qu’il veut) ? Ce serait une offense que de vouloir lui faire comprendre que son geste est politique ?
Gernez, rapportant la pensée d’Aristote (axée sur le poète quant à l’œuvre et sur le public quant au bénéfice), nous parle de l’essence [artistique] de la tragédie.

Et l’essence du tragédien politiquement artiste, alors !?

Oui, celui-ci est aussi un spectateur averti. L’art s’inscrit-il dans un rapport au monde et aux autres ? - il sait reconnaître le créateur authentique. Et à quoi le reconnaît-il ? A son œuvre ou bien à son geste ? Certes, il se peut après tout qu’une œuvre soit géniale et qu’elle ait cependant pour effet de soumettre les spectateurs à « un mauvais régime politique » (de communication). Il se peut même qu’elle ait été inspirée par de mauvaises intentions, qu’elle trahisse un mauvais rapport aux spectateurs – la division du travail fait en ce sens des miracles : les décideurs commandent aux créateurs qui s’en réjouissent en tant qu’artistes – mais alors QUI va-t-il louer une fois l’œuvre appréciée ?

Sûrement pas l’artiste !
De l’artiste il donne précisément – une mauvaise image.


Le poète et la tentation
Si je crée quelque chose par pur « élan artistique » et que, contre toute attente, cela a du succès auprès des « gens », ne vais-je pas être tenté de me remettre à créer avec cette nouvelle idée en tête : avoir à nouveau du succès ? Ainsi mon élan artistique, je le mettrai, la seconde fois, en regard d’un bénéfice.
Si je crée quelque chose pour l’un ou l’autre des motifs invoqués et que, contre toute attente, cela a un autre effet sur les « gens » que celui escompté, ne vais-je pas être tenté, si cet effet est positif, de mentir, de dire que ce fut là mon intention, que je l’avais prémédité ? En fut-il ainsi de la tragédie et de son effet cathartique ? La tragédie ne fut certainement pas l’œuvre d’un pur élan artistique. Elle compile, elle a dû être pensée, en quelque sorte organisée à l’avance dans un but bien précis, et ce – pas nécessairement par un poète.

C’est alors le poète en personne (et non ses acteurs)
Qui serait l’exécutant.51

Il y eut les archontes, il y a les maisons de disques, les maisons d’édition, les « prescripteurs », la politique culturelle, etc. Ces commanditaires engagent ou font la promotion d’artistes. Ceux-ci imitent.52 Le public, « auquel tout est destiné », s’identifie alors au personnage, au sentiment feint, à l’idée énoncée, etc. C’est en effet ce qu’on attend de lui. Bref, dans cette chaîne d’individus on a en résumé : des commanditaires (en amont ou en aval), des concepteurs exécutants, lesquels mettent en scène des acteurs exécutants, et en bout de chaîne un public qui s’identifie à ce qu’on lui « offre ». 53 Tous jouent le jeu, tous font des « concessions » en regard de leur pureté originelle d’intention. La division du travail facilite grandement la bonne conscience de chacun. Ainsi l’artiste (concepteur ou exécutant) ne voit pas qu’il est impliqué dans un réseau politique, peut-être mauvais, de communication ; « Lui, son âme n’est qu’artiste », il ne croit qu’en son art. Il aime son public, etc.

La preuve : la qualité artistique de son œuvre !

Mais oui, j’appartiens moi aussi au réseau, alors – « Bravo l’artiste ! » (Je m’en voudrais de passer du spectateur critique au censeur ! Si le spectacle devait se mesurer à l’aune d’un législateur (Platon ?), je prendrais position pour le créateur individuel réfractaire au réseau politique présent.)

Créer (et exposer) est légitime, la « promotion » discutable.


L’artiste politique
C’est bien parce que la tragédie a combiné et « amélioré » la procession et la narration (épique ou autre) qu’elle procède d’une intention. Chacun désormais (dont moi) y va de son interprétation. « Quant à examiner si maintenant la tragédie a atteint ou pas son plein développement dans ses différentes espèces, qu’il faille en juger absolument ou relativement au théâtre, c’est une autre question », écrit Aristote. (15) 54 En effet, la question est d’ordre politique. Les concours de tragédies (et autres spectacles) étaient-ils seulement des concours artistiques (c’est-à-dire seulement pour le public) ou bien plus profondément (pour les organisateurs) des expériences politiques d’art ? (supra) Jugeons plutôt : La pitié, la crainte et l’enthousiasme, nous explique Gernez, sont susceptibles d’excès. Ces passions suscitées par certaines mélodies qui mettent l’âme hors d’elle, sont ramenées à de plus justes proportions par d’autres mélodies, des mélodies – sacrées. Comme si les patients avaient pris un remède et subi une purification (118) Après leur avoir fait subir ce traitement, ils ressentent un soulagement accompagné de plaisir. (Id.) La catharsis ainsi décrite est bien de la politique … de santé publique. S’il est vrai que la tragédie grecque ne vécut, en tant que telle, que cent cinquante ans, est-ce en raison d’un manque soudain d’inspiration chez les poètes ou bien parce que son effet politique ne fut pas suffisamment probant ?  


Un inter-dire à vivre !
Donner aux autres à réfléchir 55 ou créer « pour eux » quelque œuvre d’art à contempler : le verbe, l’action de dire aux hommes est commune. Mais pour certains d’entre nous, « spectateurs », qui aspirons au réel et non à être transportés, c’est là deux drôles de dire, car quitte à dire aux autres, et plutôt que de distraire ou de féconder leurs sécessionnistes* esprits en créant un « évènement culturel », pourquoi ne pas leur proposer de vivre un véritable évènement, un évènement de tous les instants, un qui soit véritablement réel ?

Jouer à nouveau ensemble comme des enfants ?

Pourquoi dire en effet un ailleurs (notre penser la vérité, notre savoir et nos imaginaires), plutôt que notre jeu commun dans un autre scénario possible – sinon en raison de quelque obscure complaisance, à moins que ce ne soit que par simple et naïve habitude ? Le meilleur de la tragédie nous propose quelque évènement à la réflexion ? Soit. Le théâtre et l’art culturel en général nous proposent quelque création fugitive à croire (ou à boire) ? Soit.

Mais alors la politique consiste à communiquer autrement.

S’il est vrai en effet que la pensée* et notre réflexion même tendent, depuis leur origine, à faire sécession ; 56 s’il est vrai que l’art quant à lui se complaît toujours plus à la diversion (dans les deux sens du mot 57), alors l’un et l’autre traduisent déjà une politique dans nos relations mêmes. Point n’est besoin de consulter les traités politiques ou d’analyser nos institutions pour constater que la politique est en premier lieu là, dans les types de communication en faveur parmi nous tous : on se raconte de préférence des histoires (des pensées, du savoir, de la beauté, de l’avenir, des plaisirs, de la distraction, des avantages surtout).58 Dans ces conditions, l’évènement politique que nous pourrions jouer ensemble ne peut pas être dit dans une œuvre d’art 59 ou un discours politique. Ceux qui nous invitent à « participer » nous invitent à signer au parti ou à contempler une œuvre  – tu parles ! 60 Dès lors l’évènement politique ne peut plus être que dans un comportement « de base » nouveau, préparatoire :

L’art contre l’inter-dire actuel ?


*
(On a vu l’importance du style dans les différents dires grecs de l’Antiquité. Chacun était approprié à sa fonction ou sa vocation. J’aurais voulu, comme un Grec ancien, écrire tout ça sous forme de poème. Des rimes poétiques – pour faire joli ? Pour séduire, oui, certainement, mais BEL et BIEN pour me démarquer ainsi de tout discours. Imaginez un instant qu’un recueil comme « Amorce » 61 fut écrit bien avant l’usage romantique de la poésie – et vous aurez une idée de la dérive du dire « poétique » du temps des Grecs.)


L’éthique n’est pas l’objet d’un discours
Quels sont les différents types de créativité ? Aristote écrit : « Les auteurs graves imiteront les belles actions, c’est-à-dire celles de leurs semblables ; ceux qui sont plus communs celle des hommes bas, en composant d’abord des blâmes pendant que les autres composeront des hymnes et des éloges. » (13, déjà cité) Comment lire aujourd’hui ce propos sans céder aussitôt à la tentation d’ajouter :

« A bon entendeur, salut ! » 

Que peut être pour tous une éthique en matière de communication ? 62 Un certain geste dans l’art de dire ? Si elle consiste en tel ou tel type de dire plutôt que tel ou tel autre, alors elle ne peut être l’objet d’un discours traditionnel en bonne et due forme, théorique. Le discours approprié sera en effet moins un contenu qu’un geste d’exemple, application de règles (non formulées ?) d’un comportement. A défaut de pouvoir espérer que l’institutionnelle promotion économique de certains gestes (d’œuvres) discutables cesse (supra), je me risque à croire individuellement qu’une certaine conscience éthique peut inspirer autrement l’art.

Il y a un effet politique de l’art
Peut-être existe-t-il une source ?


D’un dire à l’autre :
Le geste compris, on comprend alors selon le geste. 63

Tu as cru devoir souscrire personnellement – et être en droit de l’imposer à tous puisque toi-même te l’imposes – un savoir, un cursus, une formation solide, etc., avant de pouvoir parler ou montrer aux autres ; 64
- Je pense qu’il n’y a pas nécessairement un discours à faire aussitôt qu’on « ouvre la bouche ». (métaphoriquement parlant)

Tu crois que savoir est la preuve que la réalité s’impose (à toi comme aux autres) ;
- Je sais toute la variété de gestes possibles qui l’accompagnent.

Tu crois devoir dire noir sur blanc ce que tu as à dire ;65
- Je pense qu’il me faut dire les choses au détour d’une occasion : un alinéa, une réaction, une rencontre, un échange.

Tu t’attaches d’emblée aux plus grands, aux officiels, aux plus reconnus des hommes ;
- Je suis mon inspiration et mes propres rencontres.

Tu fais tout pour réussir, c’est-à-dire auprès des autres ;
- Je fais tout pour réussir, c’est-à-dire à rendre au mieux présent (quoi, c’est l’affaire de chacun).

Tu travailles à informer les autres hommes ;
- Je travaille à taire ce que tous font.

Tu uses à fond de ta liberté d’expression ;
- Je retiens ce dont le monde n’a rien à faire (mon moi provocant, ma colère et mon indignation, notamment).

Tu vérifies à tout moment tes sources et ton propos ;
- Je lance avec risque, parfois expérimente ; à charge du récepteur de se tenir sur ses gardes.

Tu mises tout sur la seule œuvre ;
- Je veux te voir à l’œuvre.

Tu produits des oeuvres, installé dans un statut social, un crédit, ce rapport-, gratifiant et même confortable, aux autres hommes ;
- Je … – Mais j’arrête là, je ne veux pas tout écrire d’un coup, noir sur blanc. 66

_________________________________________

Annexe 
Un résumé
Intrigue de la tragédie :
- Un nouement et un dénouement
- Bonheur et malheur de protagonistes (et des spectateurs aussi ?)
- Imite les hommes meilleurs que nous sur la base d’une histoire véridique. (des faits historique)s
- Se borne à n’imiter (susciter) que deux sentiments : crainte et pitié.
- Préfère les actes qui parlent tout seul à la rhétorique (peu de raisonnements ou de reconnaissances arrangées)
- Embellit le caractère de ceux qui commettent de mauvaises actions
- Le chœur est un acteur à part entière (Dans le théâtre de Sophocle, le chœur peut encore – par l’intermédiaire du chef de chœur, le coryphée – intervenir dans l’action en dialoguant avec les personnages. Dans les dernières pièces d’Euripide, le chœur n’a plus d’influence sur l’action. (Gernez 72)

Le spectacle à l’aune du législateur
Le spectacle à l’aune du spectateur modèle
Nourris-moi, transporte-moi, comble-moi …
Du vraisemblable …

- Une éthique de / par l’esthétique ? (19ème siècle), une esthétique du détachement ?* Non, bien plutôt une éthique par le dire-être créatif et la communication afférente !
- Le salut des masses par l’art ? Foutaise. Médias fripouilles, arts « culturels », mise en scène de la mondanité utile.
- Le philosophe-artiste ? Le grand homme « rayon dire-être » ? Mais sert-il de modèle aux autres hommes ? Quelle éthique pour les hommes ni philosophes ni artistes ?
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1. Evidemment, chacun est aussi son propre artiste dans sa vie de tous les jours quand il s’agit pour lui de (choisir de) croire ceci plutôt que cela, parfois en dépit de la réalité ou même du bon sens.
2. La scène de la mise en scène se situe quant à elle à mi-chemin du réel et de l’espace de nos pensées. C’est là son privilège et son intérêt.
3. Où il s’agit pour nous de jouer pleinement et sans réserve le jeu de croire à la transposition.
4. Aristote, Poétique, introduction et annexes de Barbara Gernez, les Belles lettres, 2002. (Ouvrage confronté ici, auquel s’appliquent les mêmes remarques et réserves que précédemment : même témérité de ma part, même insolente liberté, mêmes occasion et risques pris, mais aussi même recherche d’un nouveau dire. (Même Kairos encore)
5. Barbara Gernez écrit en introduction, « Dans la Poétique, Aristote considère que les ‘’mythes’’ issus de la tradition ont ceci de fécond qu’ils fournissent au poète le matériau d’une création toujours renouvelée ». (VII) Mais pourquoi ces guillemets ? Et pourquoi le mot « mythos », dès les premiers mots du texte d’Aristote, traduit par « intrigue » ? Ne se peut-il que la poésie à laquelle Aristote songe ici soit dans son esprit la continuité des mythes suivant les moyens de son époque ? Il serait alors sous-entendu que le poète a toujours cette fonction sacrée, bien que les hommes soient moins dupes de la réalité des dieux ?
6. Se peut-il que la philosophie soit telle ?
7. Cela pourrait expliquer le terme « épopée » que Gernez supprime dans le passage cité, et remplace par « discours ».
8. Un même mot : l’enfant qui joue, l’acteur joue.
9. C’est cette vertu de croire ensemble de façon homogène qui sera rompue par l’autre façon de jouer, celle de l’adulte … (cf. Ce qui change avec l’acteur)
10. Socrate prétendit à l’inverse qu’un auteur de comédie pouvait tout à fait écrire des tragédies et inversement. (Dictionnaire de l’Antiquité) Le lien moral du créateur à sa créature ne serait-il donc pas si naturel que le sous-entend ici Aristote ?
11. De créer des personnages, comme dans notre enfance, mais auxquels cette fois on ne s’identifie plus. Et pour cause : ils sont créés pour être montrés aux autres. A eux de s’identifier aux personnages qu’on leur présente.
12. Aristote ne vise pas les seuls acteurs puisqu’il mentionne juste après les peintres. Mais donc il ne les distingue pas comme je le fais dans ce paragraphe.
13. Comme le dit Gernez, (14) dans ses livres Homère fait en effet parler et agir ses personnages en leurs noms propres. Mais ces personnages ne sont pas joués par des hommes ; il n’y a donc pas de « problème de l’acteur » (Nietzsche) en tant que des hommes sont capables de feindre pour seulement faire croire à d’autres. (Ils ne croient pas un mot de ce qu’ils disent, dirait l’enfant, ils ne jouent pas avec nous) Homère ne les fait parler et agir en leurs noms propres que pour donner davantage vie à sa narration. Arguer contre le problème soulevé que les acteurs sur scène n’ont pas d’importance, qu’ils n’ont de valeur qu’en tant que « personnages du roman » (ou de la reconstitution dans le cas d’un récit ; du reste, ils portent tous des masques), c’est reconnaître de fait que des hommes sont utilisés, ravalés à n’être que des mots dans la bouche d’un metteur en scène, et servis à d’autres qui ne voient pas ce qui a changé depuis la narration (rapport, invention ou témoignage) – et la procession ! Que ces mots tirés par des ficelles concentrent de nos jours sur leurs personnes toute la gloire qu’on sait (cinéma), voilà ce qui, pour un Grec, aurait fait scandale – et grand problème. Sur les différences entre ceux qui créent et ceux qui ne sont là que pour servir, à l’époque les choses au moins étaient claires. (Il est vrai que les acteurs recevaient des récompenses pour leur prestation. Gernez, page 50 – mais étaient-ils des nobles ou des esclaves ?)
14. Aristote dit plus loin : « J’appelle ‘’expression’’ l’assemblage même des mètres. » (23) C’est sûrement très poétique, mais alors seulement dans l’effet …
15. La condamnation de Platon rode.
16. Je fus longtemps surpris du caractère insensé de nombre de nos textes publicitaires : quasiment tous ne veulent rien dire ! Je sais maintenant que ce sont là des mots qui cherchent, non plus à faire sens en tant que mots, mais à proprement parler : à faire image. Dernier en date « OUI aux pneus moins chers ! ». Tout s’éclaire, à mon sens, quand on voit l’image que ces mots « signifient ». Si c’est là l’objet d’une condamnation possible, c’est à coup sûr en raison du mélange des genres et de la mise en scène du lecteur même. Adieu belle narration !
17. Même l’hymne se retrouve dans le chœur tragique. (L’hymne d’Homère à une jarre de vin est déjà une amusante parodie. (D.A. 521))
18. En outre, comme il est dit plus haut, si la tragédie est née du dithyrambe et le dépasse en valeur (comme elle dépasse en valeur la discipline histoire), pourquoi celui-ci demeure-t-il aux côtés de la tragédie dans le concours ? Peut-être pour (dé-)montrer que la tragédie le dépasse ? Une absence remarquable dans cette grande manifestation : l’épopée ? Bref, imagine-t-on aujourd’hui un concours de célébrations religieuses, (la messe catholique aux autres manifestations de célébration du culte) mettant en concurrence les diverses confessions et les livrant au jugement d’un jury composé de spectateurs en partie à moitié ivres ? ;-)

19. A-t-on relevé un style propre au sophisme ?
20. Le même mètre employé précédemment dans les formes de quolibets et autres genres satyriques ? Gernez relève nombre de problèmes d’expression et de traduction. Il faut donc se faire une idée. Voir aussi le satyrikon, genre dramatique (dran = action ), une pièce où le chœur est constitué de satyres, qui s’est développé et fixé parallèlement à la tragédie. (Gernez, 17)
21. Dans le désordre : hymnes, chants phalliques, dithyrambe, satyrikon, tragédie, comédie.
22. Langage qui comporte rythme, mélodie et chant.

23. Certaines parties de la tragédie sont exécutées en mètre tandis que d’autres le sont à l’aide du chant. L’épopée s’apparente à la tragédie en tant qu’elle est également une imitation d’hommes nobles, mais elle en diffère en ceci qu’elle utilise uniformément le même mètre (et qu’elle est un récit, et que l’action dramatique y est plus longue). (19) Bref, la tragédie regroupe en son sein plusieurs styles (mètres), comme il fut dit plus haut.
24. Il y a tout de même un prologos pour « situer » l’action. Une forme de récit liminaire pour présenter la situation ?
25. On serait alors dans une concurrence entre genres poétiques, et non seulement au sein d’un même genre. Hélas, cela ne semble pas attesté. Mais restent les questions posées (et voir aussi « Le poète et la tentation » et « L’artiste politique », infra). Bref, la composition de véritables intrigues pour la comédie vint d’Epicharme et de Phornis. Parmi les Athéniens, c’est Cratès qui, abandonnant la forme iambique, commença à traiter de sujets de portée générale, à composer des intrigues. (19) La philosophie allait-elle se fixer pour tâche de redonner forme nouvelle au sérieux ?
26. Chez Nietzsche c’est le dégoût et la pitié qui font la paire. Et c’est ainsi qu’« Incipit Zarathoustra », sa tragédie ? Mais il prôna le rire final, alors on rit de lui. On traverse avec lui le sérieux de la vie, accompagné du mendiant, du roi, du plus laid des hommes, etc. De toute la troupe, quoi ! Qui croirait que le salut n’est que dans l’esthétique !
27. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les acteurs portent des masques.
28. La péripétie est le changement en leur contraire des actions accomplies et ce, selon le vraisemblable ou le nécessaire ; (41) la reconnaissance est, comme le nom même l’indique, le passage de l’ignorance à la connaissance, et le passage soit à l’alliance, soit à l’inimitié, de ceux dont la position par rapport au bonheur ou au malheur a été clairement déterminée. (id.)
29. Le nécessaire ou le vraisemblable a dit plus haut Aristote.
30. La Rhétorique étudie, sous le registre de la pensée, les trois moyens dont dispose l’orateur pour persuader son auditoire : la démonstration, l’appel aux émotions et la présentation de son propre caractère. (Gernez, 73) Et point encore le conditionnement a priori ?
31. Disons celle d’Eschyle à ses débuts, encore pure.

32. Politique en tant qu’il est « aussi aux hommes » (voir fonds). (Et si l’on organisait un grand concours de dire-être !)
33. Cf. « Ce qui change avec l’acteur adulte ». (supra)
34. La psychologie des personnages est peut-être apparue chez des gens bornés n’ayant pas compris le sens du spectacle de l’Action et du discours sur l’Idée. Eschyle annoncerait Platon, mais la psychologie n’apparaîtrait qu’avec Euripide, voire Sophocle, et le spectacle de la rhétorique ?
35. La reconnaissance est, comme le nom même l’indique, le passage de l’ignorance à la connaissance, et le passage soit à l’alliance, soit à l’inimitié, de ceux dont la position par rapport au bonheur ou au malheur a été clairement déterminée. (déjà cité)
36. « Quant au spectacle, bien qu’il soit séduisant, il est en dehors de l’art et c’est le moins nécessaire à l’art poétique. », écrit-il.
37. De nos jours, les artistes usent à l’ordinaire d’un fonds commun – « le public » – mais l’expérience artistique de certains semble consister à voir jusqu’où les hommes peuvent croire n’importe quoi. Le rôle des « prescripteurs » comme dit Onfray semble montrer que le public est aussi leur œuvre …
38. « Le possible » : Les conditions « matérielles » du spectacle, notamment sa durée : « … étant donné qu’ils composent des pièces de concours et qu’ils font traîner l’intrigue en longueur en dépassant les limites du possible … » (à propos des mauvais poètes ou des mauvais acteurs).
39. Et si j’énonce le possible à partir d’un texte ?
40. « Voyons donc parmi les évènements lesquels paraissent terribles et lesquels sont pitoyables » (51)
41. Mais sûrement avait-il, comme aujourd’hui, un ton.

42. Redite (supra).
43. Auxquels la tragédie aurait ajouté des dialogues et du sens moral ? (et non plus seulement religieux)
44. Boutade : Qu’on juge de la différence ici soulignée, si on est homme, entre entendre dire qu’une femme est belle (information), et voir passer une belle femme. Dans ce second cas, un homme est bien plus qu’informé par ce qu’il voit …  Mais bon, avec l’âge on apprend, fort heureusement, à descendre très vite de la scène. ;-)
45. Le cinéma, c’est le spectacle dont l’ « infrastructure » (pour ne pas dire conditionnement) est composée de la grande salle, du grand écran, de la foule, du noir et du silence complets, des fauteuils trop confortables … La télévision, bien plus modeste sous ce rapport, envie cette puissance d’envoûtement et use elle aussi de certains appareillages (son d’apparat, générique de grand messe, etc.) mais c’est juste pour attirer le chaland. Le rappel fait, elle raconte plus sobrement ce qu’elle a à dire, car elle se doit en même temps (qu’elle met en scène – tout de même) de garder la distance si elle veut pouvoir prétendre qu’elle informe. (Elle met pour beaucoup en scène, mais si c’est sans le dire, on continue de croire, comme elle, qu’elle nous informe).
46. Les pages en chiffres romains ou après la 117 sont tirés de l’introduction ou des annexes écrites par Barbara Gernez.
47. Façon de dire qu’il ne dit que ça, qu’il semble lui-même assuré que la boucle est ainsi bouclée.
48. Le geste authentique ne fait pas la promotion individualiste du « moi ». Croira-t-on que moi par exemple, je supplée ici, dans ce texte, à mon manque de connaissance par l’imagination et la spéculation ? Sans doute, en effet, mais à proportion de mon dire-être : j’use juste assez de moi pour dire-être, et des connaissances acquises pas à pas pour ne pas verser dans le seul (dire) savoir.

49. Et même prouverait-on, comme aujourd’hui à propos de la violence au cinéma, de la pornographie ou de certains jeux vidéos, que leurs effets ne sont pas si dévastateurs, reste, indépendamment même de l’intention du créateur, la politique d’une pareille communication.
50. Ce n’est donc pas l’intention de tromper de l’homme ou la qualité de l’œuvre qui sont visés ici (on a vu le plaisir de croire, et donc d’être trompé), mais la caution donnée par l’institution culturelle au geste politique de pareils spectacles.
51. Il n’est donc pas exclu que les différents genres poétiques aient été mis en concurrence (supra).
52. Ils sont censés imiter par exemple une action (théâtre), une émotion (chanson), une idée (art abstrait), un concept (philoqophie), etc., mais on ne les oblige pas à vivre pour de vrai ce qu’ils exécutent, il suffit qu’ils jouent bien. De fait beaucoup n’imitent rien, par exemple les « paroles » des chansons de variété.
53. A moins que partout désormais comme à la télé, les spectateurs ne soient pas des spectateurs mais des clients que les entreprises et les médias s’échangent continuellement.
54. « Absolument ou relativement au théâtre » : dans le cas où elle est jugée « absolument », elle ne l’est donc pas relativement au théâtre. Mais alors la tragédie peut être jugée sans le théâtre. C’est en effet ce que dit Aristote. Mais qu’est la tragédie sans le théâtre ?

55. Ou à « savoir », grand classique de la propagande pour un certain ego et une certaine communication.*
56. C’est là un euphémisme. Il suffit de voir le contrat tacite passé aujourd’hui entre la philosophie ou la science, l’art et l’action politique : on ne s’y mêle que très rarement de l’autre.
57. Nos évènements culturels ne nous poussent pas à créer mais à suivre. Sans parler de l’art détourné ou corrompu, de l’art au service de la manipulation collective des hommes. (Et personne s’en insurge ?)
58. Notre institutionnelle « liberté d’expression » a consacré deux pratiques de dire (indiscutables) auxquels sont accordés tous les droits : la publicité et l’art … - si cela fait de nos jours une différence d’intention et de style.
59. Sinon, bien sûr, à l’échelle individuelle, par exemple au titre politique de dire-être au monde et aux hommes. *

60. Rien de plus idiot que notre « participation au jeu collectif » (par exemple solidarité économique ou contemplation devant l’œuvre – et de l’artiste) quand elle est à ce point différente de la participation même des hommes ou des institutions qui l’ont instaurée et tirent les ficelles. Nous sommes des acteurs sociaux, oui, mais mis en scène. En tant que tels, notre « expression » rend ce qui lui est – commandé. (supra) Tout est donc déjà faussé avant même que le rideau se lève. Dans ces conditions bien sûr, un imposteur (et faux-monnayeur) se distingue d’un authentique au fait que lui seul a « un public d’avance » et « toutes ses chances ».
61. Première tentative de publication de pensées mises en rimes. J’ai tenté ensuite mes « dialogues socratiques » pendant un an sur un blog (« S’entredire »). Et pour finir, je prends mes aises, j’étale. Mais c’est plutôt agréable. Ce parcours similaire à celui de Platon (toute proportion gardée, évidemment !) est étrange. Mais je ne compte pas finir, moi, par quelque « Lois » ou « République » ! (Un style, plus sûrement !)
62. Et donc toute éthique « spécialisée » si notre paradigme relationnel tout entier dépend du type de communication en place. Mais l’expression « éthique de la communication » est alors redondante. L’éthique a pour objet – la communication.
63. A discours parfaitement identiques mais gestes différents, on comprend quand même différemment ce qui est dit. Le geste théorique par exemple est tellement ancré en nous qu’on ne le remarque même plus. Même rapport « inné » au spectacle tellement peu on l’interroge aujourd’hui.

64. On t’a appris que « s’exprimer » et « dire aux autres » c’est la même chose. Tu prépares donc, en toute chose relative aux autres, un discours (ou assimilé par la justification) en bonne et due forme. (Et donc ton cursus et ta formation ne sont pas seulement là pour garantir la qualité de l’expression et de l’exprimé) Il ne te vient surtout pas à l’idée qu’on peut avoir parfois à sacrifier un tant soit peu la compréhension d’autrui au profit d’un devoir dire d’une autre façon.
65. Et n’oublie pas la consigne : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». A quoi j’oppose : « Ce qui se conçoit bien circule seulement clairement – avec toutes ses conséquences » ;
66. Voyez aussi sur « S’entredire »


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