dimanche 18 janvier 2009

Res publica, "l'homme"


Pour une délibé-raison de la chose politique

Confrontation à l’ouvrage de J.L. Le Moigne, Les épistémologies constructivistes. (QSJ)

(Dernière modification : 31 janvier 09)


Ni résumé, ni recension, ni analyse objective de l'ouvrage. Ce qui m’intéresse ici, ce sont les relations humaines par le dire, sous-tendues, qu’elles soient a priori ou « incidemment » établies. Ce travail (pénétration d’une mer dans les "terres humaines") est en cours, et donc susceptible de modification à tout moment. Il est préférable, mais non indispensable, d'avoir l'ouvrage de référence en main et d'en faire la lecture en parallèle. D'autres confrontations tout aussi peu exhaustives suivront. Elles seront également le prolongement d'un travail de fonds et de "présentation" qui paraîtra bientôt chez l'éditeur ou tout simplement sur le net. Certaines allusions renvoient à ce travail. Entre parenthèses figurent les numéros de pages.


« Volontarien » : adepte de la volonté préalable, en amont de notre savoir et de notre capacité de savoir encore, fut-elle corrigible par tant de savoirs accumulés déjà, en aval.



Qui détermine la valeur sociale ? Quel « contrat social » ?

Epistémologie : « L’étude de la constitution des connaissances valables » (Piaget). Les trois questions de l’épistémologie : le statut, la méthode et la valeur de la connaissance. Discours (logos) sur la connaissance (épistémè). (5)

- La valeur est ici entendue valeur sociale et non individuelle. C’est dire qu’elle est socialement déterminée en aval mais aussi, sûrement, en amont. Mais QUI la détermine ? On peut dire : « Un homme sait si tous les hommes savent », et noter que tous, en effet, participent ainsi de la connaissance. Mais l’on doit tout de même faire également remarquer que si l’un sait par lui-même (le chercheur), les autres (les néophytes) savent pour l’avoir appris de celui-ci. Ceux-ci savent-ils cependant tout ce qu’il leur faudrait savoir pour savoir comme le chercheur et être en mesure, le cas échéant, d’apporter quelque objection ? Non, ils ne sont pas de la partie, ils se laissent convaincre, mais pour la plus large part il leur faut – lui faire confiance.

Ainsi, le « contrat social » auquel l’auteur fait allusion tout au long de son ouvrage signifie en substance qu’une parole compétente (épistémologique et / ou scientifique) s’adresse à des millions de gens en ces termes :

« On (nous les spécialistes) s’occupe de tout, laissez-nous seulement vous convaincre ».

Mais en quoi consiste ledit « contrat social », que recouvre-t-il exactement s’il ne s’agit pas seulement pour nous tous de « savoir » de la même façon, suivant une gnoséologie, quelques méthodes, une même connaissance épistémologique, mais, pour la majorité d’entre nous, essentiellement par la communication liée à la science ? Je pose la question pour avoir lu la suite du bouquin, car il m’est apparu que l’épistémologie présentée a justement des ambitions autres que simplement … épistémologiques. En voici un premier aperçu, (6) : « Le statut de la connaissance […] vaut contrat social fondamental, rendant possibles les rapports mutuels des citoyens (dont les scientifiques), comme les rapports institutionnels des citoyens et des scientifiques (l’Etat et la Science, dit-on aujourd’hui) ».

- On aura bien lu « citoyens » et non simples « sujets connaissants » comme on pouvait s’y attendre, et encore « rapports institutionnels », et non « rapports d’intelligence » (par exemple) entre hommes désireux tous de savoir (s’il en est !). « Le contrat de la science et de la société » est-il dit plus clairement encore en page 9. Nous voici donc face à ce livre, nous, lecteurs néophytes, campés d’emblée entre deux forces qu’il s’agit dès lors pour l’auteur de mettre en relation devant nous. Nous en sommes les témoins. Sommes-nous pour autant convaincus de devoir y prendre part ? N’avons-nous pas d’autres rapports, peut-être, à proposer pour décider du « métaparadigme » que l’auteur a, en définitive, derrière la tête ? Quoi qu’il en soit, il est manifestement moins question dans ce livre de notre connaissance (d’un discours consensuel sur la pure connaissance) que du (nouveau) statut institutionnel – de la science. D’où la quête de légitimité des nouvelles propositions faites à la science, et surtout aux pouvoirs institutionnels, par les épistémologies constructivistes.

[Sans être « mauvais esprit », on peut craindre retrouver ici très vite le travers principal de toute grande idée : la généralisation : il nous faut croire que les membres d’une organisation (ou d’une corporation) à la fois nous représentent tous et veulent notre bien à tous …]

*

Mais peut-être faut-il comprendre le « contrat social » que propose l’épistémologie constructiviste à partir de Bateson et sa théorie psychothérapeutique du double bind ? « Théorie que l’on pourrait résumer en affirmant que l’influence culturelle d’une logique formelle tenue pour scientifique sur les comportements psychosociologiques n’est pas neutre : il est des raisonnements logiques qui pris à la lettre (ou au sérieux) rendent fou. (65) – On peut sourire à la suggestion faite ici implicitement de ne pas trop prendre au sérieux la logique formelle tenue pour scientifique. Surtout, si l’influence culturelle d’une logique formelle tenue pour scientifique présente un tel danger, on doit pouvoir s’interroger sur les conditions de ce danger : « Dans Vers une écologie de l’esprit (1972), il [Bateson] souligne le rôle des modèles (patterns) dans la formation de la connaissance et il souligne l’effet pervers des modèles (tenus pour « scientifiques ») développés par l’Energétique dès lors qu’on prétend les appliquer dans les « sciences de l’organisation et de la communication. » (66) – Est-ce à dire que les « modèles » ont des champs d’application bien précis ? Mais alors, le « contrat social » ?


Le citoyen pris à parti

Le soupçon de généralisation invoqué plus haut se manifeste toujours par la volonté de voir un intérêt particulier (ou minoritaire) défendu par tous. Ici les citoyens que nous sommes inviteraient les chercheurs scientifiques à produire des connaissances valables pour cette bonne raison qu’ils consentent à un effort financier collectif non négligeable (8). Mais les citoyens que nous sommes ne font qu’implicitement cette invitation. Ou plutôt, nous abandonnons nos finances à des projets qui nous échappent carrément ! Pire ! les véritables instigateurs de bien des projets scientifiques sont des hommes d’affaires et / ou de politique, nullement les scientifiques mêmes. Ceux-ci ont à charge de la « faisabilité » du projet. Le citoyen, peut-on lire plus loin, postule (!) que les chercheurs réfléchissent scrupuleusement à leurs réponses aux trois questions fondatrices de l’épistémologie et du statut de la connaissance : quoi ? comment ? pourquoi ? (8) - M’est avis que le citoyen a d’autres chats à fouetter et qu’il sera difficile de l’impliquer autant qu’on le voudrait ! Mais « l’invite » fait-elle partie d’un vaste programme ?


C’est l’inter-dire qui est visé !

Il y aurait donc bien deux façons de connaître selon que l’on est chercheur ou simple citoyen, deux « accès » dont l’un, celui qui arrive aux citoyens par le « contrat social » des spécialistes, consiste pour une bonne part dans ladite confiance accordée (supra). Les épistémologies positivistes et réalistes, peut-on lire (14), s’avèrent à la fois institutionnellement généralement acceptées, et individuellement souvent récusées. Voilà qui témoigne d’une part de la confiance accordée par la majorité des hommes, de l’autre de l’avis autorisé de spécialistes frondeurs qui ont les moyens de l’être. [Notons qu’en démocratie toute minorité est tenue de se plier à la majorité].

(La suite dans les paragraphes suivants)


En guise de rapport citoyen à la science

Manifeste généralisation encore, mais symétrique peut-être à la précédente celle-là, quand Auguste Comte, quasi fondateur officiel du positivisme, déclare l’auteur, assure que le mot positif désigne le réel. (9). - Rien que ça ! Il ne faut donc pas s’étonner que le cartésiano-positivisme comtien tienne la géométrie analytique de Descartes « comme le modèle de la science positive, relation (!) du concret à l’abstrait qui est pour Comte le véritable schème explicatif du monde ». Voilà donc pour nous le « retour » de la généralisation précédente : une réduction du réel (connu) – à la relation positiviste. Si nous-mêmes sommes pourtant aussi le « réel » et du « concret », alors cela signifie que c’est dans le lien à l’abstrait (défini par Mr Comte) qu’il nous faut chercher le véritable schème explicatif de notre relation aux autres hommes (concrets). Voilà qui fleure bon la théologie traditionnelle dans le rapport tripartite « savant (le légitimité) / transcendant (le légitimant) / citoyen (le fidèle intemporel)» instaurée depuis des siècles comme LE paradigme des relations humaines. (Cf. La relation n’est pas bipartite) Mais nous pourrions décider de ces relations humaines et de notre rapport au monde autrement. Voilà en tout cas qui accrédite la thèse de la succession des « paradigmes scientifiques » défendue par T.S. Kuhn (1963). Historien des sciences, celui-ci suggère que tout se passe comme si l’épistémologie institutionnelle avait établi une sorte de méta-paradigme (encore implicite) de définition du statut de la connaissance, [sinon du dire entre les hommes ?], et que, dans ce cadre, les paradigmes se succèderaient en cohabitant parfois longuement (11). A la théologie implicite jusqu’alors (l’auteur emploie le mot à l’encontre des épistémologies traditionnelles) verra-t-on succéder une interdisciplinarité « horizontale » ?


La question de l’invariant

« La connaissance de quoi ? La connaissance comment ? La connaissance pourquoi ? Y a-t-il un invariant conceptuel commun à ces divers paradigmes épistémologiques positivistes, réalistes, naturalistes, post- et néo-logiques et empiriques, que l’on puisse reconnaître et auquel on puisse se référer par-delà la multiplicité apparente des écoles ? » (12) - l’auteur ne répond pas à cette question (je suppose qu’il pense à la « vérité objective » que seuls les constructivistes récusent), mais on peut peut-être voir une réponse dans l’allusion faite plus haut d’un métaparadigme, c’est-à-dire dans une des continuités dans lesquelles se trouvent les constructivismes eux-mêmes (mais non point celle qu’ils soulignent plus loin pour hériter du paradigme en place) : « Et si on ne les tient plus pour exclusivement convaincantes [ces épistémologies institutionnelles que l’on voudrait supplanter, « englober » dit poliment l’auteur, plus loin], on va devoir expliciter d’autres corps d’hypothèses fondatrices du statut et des méthodes de la connaissance que l’on tiendra pour au moins aussi acceptables, et peut-être davantage aujourd’hui ou demain, en termes de contrat social ; épistémologies que l’on identifie sous le label des constructivismes, dont on devra s’assurer qu’elles sont, elles aussi, légitimement enseignables et développables, voire institutionnalisables ». (13) (c’est moi qui souligne)

- « elles aussi » dit en effet l’auteur, à propos de la légitimité du postulant paradigmatique à l’enseignabilité et l’institutionnabilité … Quel que soit son terreau épistémologique, la connaissance se légitime par un enseignement institutionnel et institutionnalisé. Il est donc partout question de dire en vue de l’inter-dire.

Ainsi, il n’y a peut-être pas lieu de se laisser abuser par la critique principale adressée aux positivismes et aux réalismes quant à « l’indépendance a priori [c’est-à-dire prétendue comme telles par les intéressés] des trois questions fondamentales » si elle ne vise en définitive, et en guise de « contrat social », que la révision du tableau synoptique des sciences, objet du chapitre (V) 1 : « la réponse idéologique ou doctrinale à la question gnoséologique […] va en effet presque toujours impliquer la réponse méthodologique à la question du « comment » de la connaissance […]. Et la réponse à ces deux premières questions va entraîner une réponse pragmatique à la troisième qui déterminera autant le « dans quoi » que le « pourquoi » de la connaissance ainsi déterminée : la réponse initiale sur le statut de la connaissance va impliquer une réponse finale sur le dessin du « système des connaissances », que l’on appellera désormais le système des sciences ou, depuis A. Comte, le ‘tableau synoptique des disciplines scientifiques’. » (14 et 15) Tout ça pour ça !? Dans l’idée de « contrat social » exposée ici, il y a manifestement des questions plus réellement politiques qui ne sont pas posées …


La relation n’est pas bipartite, le sujet connaissant est « idéal »

Si ma volonté de connaître « passe » par la nécessité de légitimer mon dire auprès des autres hommes, il est probable qu’un certain vouloir dire aux autres en est le motif premier (bien des hommes se contentent de ce qu’ils savent, eux, sans courir l’enseigner aux autres !). La légitimité habituellement recherchée est accomplie par la médiation d’une quelconque autorité naturelle (c’est-à-dire postulée comme telle) : dieu, transcendance, immanence, filiation divine, cognoscibilité du réel, « dignité essentielle de l’homme », etc.) De fait, la relation cognitive à l’objet (gnoséologie), posée et toujours présentée comme bipartite (« l’homme », sujet connaissant, face à l’objet, à connaître), se transforme, aussitôt légitimée, en relation cognisciste avec – les autres hommes. Une rhétorique ? S’en aperçoit-on seulement ? Ainsi une connaissance qui nécessite légitimité ne saurait se définir comme se construisant (ou s’établissant) seulement entre « un » sujet et un objet. Elle est bien plus l’objet … de l’inter-dire humain. Tripartite.

L’inter-dire humain est donc un espace plus large que celui, idéalisé, de la connaissance humaine idéale, « sujet » et « objet » fussent-ils unis par les liens du constructivisme. Tout du moins il semble pouvoir (devoir ?) être considéré comme son « pendant sociologique ». Il se pourrait donc que la science humaine soit tactiquement limitée à la connaissance idéale de « tous comme un seul homme » (un homme face à la connaissance pure) afin de masquer le rapport de pouvoir qu’elle instaure parmi les hommes. Saura-t-on tracer une « histoire des légitimités » dans tous les domaines de la vie humaine ? L’on ne connaîtrait alors plus que des relations bipartites : un coup avec l’objet à connaître, un coup avec l’homme auquel on enseigne ce qu’on sait ou, à l’inverse, qui veut nous faire savoir. [Mais rien n’obligerait désormais quelqu’un à croire qu’il sait, quand il aura compris que même savoir est croire ET un rapport humain]


Un sujet connaissant « idéal »

Je sais ce que j’ai appris, ce qu’on m’a appris, ce qu’on aura appris d’autres hommes qui eux-mêmes auront appris d’autres, etc. Mes perceptions mêmes ne sont-elles pas, de même, prédéterminées ou du moins réactualisées à chaque génération par des siècles d’inter-dire ? Le constructivisme, dernier postulant à l’institution cognitive (sinon cognisciste), se flatte d’avoir réintégré le sujet connaissant. Mais a-t-il intégré l’inter-dire humain et son influence en amont peut-être, tout du moins en aval du sujet connaissant « se construisant en construisant le monde » ? J’éveille ci-après un soupçon qui reste à vérifier. Qu’on ne se fie pas au « ton » de la polémique. Non sans quelque malice, j’entends cependant dédouaner par avance mon audace présente en me présentant à l’observateur comme un enfant dans son rapport à l’objet - enfant auquel on ne reproche pas de se tromper, d’être dans l’erreur, de mal l’utiliser, de ne pas le connaître.

Il est remarquable que Piaget présente la genèse du sujet connaissant (enfant) comme se construisant absolument par la relation à l’objet qu’il construit, sans même s’apercevoir (lui, l’observateur) qu’un terrible intercesseur vient jouer le plus grand rôle, et prendre son monde en main, aussitôt que l’enfant apprend à parler : l’inter-dire. Détruisant les vieils absolus du sujet et de l’objet, il postule aussitôt l’absolu de leur relation (rien que sujet et objet) ainsi que la continuité de cette « pure » intelligence. Voici ce qu’il écrit : « La connaissance ne saurait être conçue comme prédéterminée ni dans les structures internes du sujet, puisqu’elles résultent d’une construction effective et continue [Piaget ne distingue aucun âge ni ne soupçonne donc aucune discontinuité], ni dans les caractères préexistants de l’objet, puisqu’ils ne sont connus que grâce à la médiation nécessaire de ces structures … » (L’épistémologie génétique QSJ, page 5) Plus loin, il admet que ce problème de la construction de structures non préformées est déjà ancien et que certains épistémologistes subordonnent la connaissance à des formes situées dans le sujet ou dans l’objet (6). Mais quelqu’un s’est-il déjà interrogé (je ne sais) sur des « formes » situées ENTRE le sujet et l’objet et agissant de l’extérieur, par le langage, aussitôt celui-ci appris ? Ne faut-il pas alors dissocier pleinement la période pré-linguistique chez l’enfant (que décrit Piaget) de toute la série des relations aux êtres et aux choses soumises à l’inter-dire ? Une discontinuité de l’enfant sans la parole à l’enfant en cours de socialisation par le langage ? Je le crois.

Autre discontinuité que révèle déjà également cet extrait, celle de l’enfant à l’observateur adulte, l’un face à l’autre (ensemble présents) : Piaget ne fait pas de différences (sinon de degrés sur une même échelle) entre la façon dont l’enfant « connaît » et la sienne. Un homme adulte examinant et soumettant un enfant à de multiples expériences sur la base d’une réflexion très méthodique peut-il être la continuité gnoséologique d’un enfant n’ayant à faire qu’à des objets sans même avoir conscience de lui-même et de ce qu’il fait ? Mais alors un animal ? Il est pourtant dans la situation de l’enfant avant le langage !

Premier indice d’un doute possible : Combien de potentialités naissent avec nous et se développent instantanément pour disparaître très vite parce que non exploitées ? Piaget postule une continuité en négligeant l’importance à la fois « disformatrice » (l’animal meurt en l’enfant que je suis, et certaines potentialités éveillées en moi sont aussitôt éteintes) et formatrice (je dissocie mon rapport aux choses de mes rapports aux autres hommes) du passage que constitue l’apprentissage du langage, pour l’essentiel : je n’apprends pas à parler aux choses mais à mes semblables.

C’est à partir des relations par le langage en effet que se montrera l’effet de l’inter-dire collectif chez l’enfant, à travers ses relations aux individus qui vont se présenter à lui pour lui parler et surtout lui faire savoir tout au long de sa vie. Dans ces conditions, que peuvent valoir sur le plan épistémologique des informations livrées à des adultes sur les relations qu’ils eurent eux-mêmes avec les objets (rien que des objets) dans leur petite enfance ? La communication ne fait-elle pas ici toute la différence ? « Le propre de l’épistémologie génétique est ainsi de chercher à dégager les racines des diverses variétés de connaissance dès leurs formes les plus élémentaires et de suivre leur développement aux niveaux ultérieurs jusqu’à la pensée scientifique inclusivement ». (6) Rien que ça ! - Dans ces conditions, le propre de l’épistémologie est avant tout de postuler une continuité de l’enfant à l’homme – et d’établir une hiérarchie des connaissances jusqu’en son point le plus haut : la science. Mais quelque chose ici ne cloche-t-il pas ? Car de quoi parle-t-on au juste ? De l’enfant qui apprend à parler et dont le savoir-faire en matière de « dire aux autres » (et non point aux choses – ceci ne fait pas un « savoir ») se nomme dans le meilleur des cas « science », c’est-à-dire « science des choses » ?

« Or, comme toute science est en devenir et ne considère jamais son état comme définitif […], ce problème génétique au sens large englobe aussi celui du progrès de toute connaissance scientifique et comporte deux dimensions [pas l’inter-dire, donc, ni même le commerce de la réalité parmi les hommes] : l’une relevant des questions de fait (état des connaissances à un niveau déterminé et passage d’un niveau au suivant), l’autre des questions de validité (évaluation des connaissances en termes d’amélioration ou de régression, structure formelle des connaissances). (8) En d’autres mots, comme dit plus haut, l’épistémologie génétique se propose d’établir les différents niveaux de connaissance jusqu’à la science, elle-même toujours perfectible. Pourrait-on enseigner un jour dans les écoles que les hommes sont des animaux parmi d’autres sans que cela ait une répercussion sur l’idée de science ? Car après tout, si nous sommes des animaux, nous sommes nous aussi doués d’un savoir-faire ! Le renoncement au déterminisme du sujet et de l’objet, cher aux constructivistes, s’accompagne-t-il d’un abandon du déterminisme ancré dans nos esprits d’un « l’homme » fait pour la connaissance ? Assurément non.

[Si je suis être-relation, si je n’est qu’un Existant parmi mes Existants, si même moi est un Existant pour je, ma connaissance du monde (et de ma personne) n’en fut pas moins déterminée de part en part par les Existants qui me furent inoculés depuis ma naissance. La question politique que je pose ici est : Le « sujet connaissant » qu’on me dit être fait-il partie d’un vaste programme, plus large que la connaissance ? C’est ce que je crois. C’est ce que d’autres peut-être ont établi ou établiront (sauront).}

La vertu première du constructivisme semble cependant son honnêteté intellectuelle : il ose intégrer ouvertement le sujet connaissant dans son discours au public. Mais ne tend-il pas à user de cet « être-relation » enfin assumé (inter-activité sujet-objet indissociable, qu’il nomme « complexité ») comme de son dernier objet d’étude et en faire un nouvel a priori ?


Les débordements de l’épistémologie

L’« inculture épistémologique » des scientifiques mêmes, dénoncée à plusieurs reprises déjà (encore en page 15), montre clairement que l’ambition de l’épistémologie déborde largement de son cadre (soupçon exprimé ci-dessus). Comment ! les scientifiques ne sauraient donc pas même ce qu’ils font ? Ils ne sauraient ni quoi, ni comment ni pourquoi la science ? Les scientifiques constructivistes, à coup sûr, seront enfin épistémologistes aussi ! L’épistémologie est-elle cependant une science ou simplement un discours ? Ou bien ni l’une ni l’autre mais une « super Théorisation », une Modélisation systémique, (sismique ?) une super PRESENTATION de la marche du monde, de « la relation du concret à l’abstrait » comme dit Comte, bref le « métaparadigme » par excellence ? Il est vrai que Comte n’est que positiviste ...

Il n’empêche ! quels que soient les modes d’instruction du procès, l’« Etude de la constitution des connaissances valables » nous fait entrevoir tout ce qui va vouloir entrer en fraude dans la valeur … Bien sûr, il n’est question, dans cet énoncé généraliste de l’objet d’étude de l’épistémologie, que de méthodes, de « constitutions ». Mais il est aussi question, dans le projet constructiviste cette fois, de faire entrer dans nos esprits la « valabilité » du nouveau paradigme qu’il propose. En voici d’ores et déjà le credo (voir plus loin) : « Si ça marche, c’est ce que c’est valable ».2 Mais si ça marche quoi ? pour qui ? et pour quoi ? Et surtout : « A quelles conditions ? » Voilà les questions qui ne sont pas posées. Il paraît pourtant évident qu’en matière de science et d’organisations des disciplines, des lobbyings de toutes sortes vont s’immiscer aujourd’hui et demain dans le quoi qui marche, le pour quoi ça marche, et aussi dans la façon de nous faire connaître « pour qui » (mais pour nous, forcément, êtres éducables !)… Ainsi, d’un côté les questions épistémologiques semblent relatives à la connaissance (quoi ? comment ? pourquoi ?), mais de l’autre leurs déploiements et leurs ambitions sont d’ordre politique. Mais en quoi devrions-nous préférer les réponses épistémologiques « valables » aux questions politiques que ne posent manifestement ni l’épistémologie ni la science ?

« Depuis cinquante ans, la classification institutionnelle des disciplines s’est localement transformée, sans que changent sensiblement les références idéologiques, au moins en apparence » (19). Voilà qui confirme peut-être, une fois encore, combien les scientifiques peuvent travailler sans être conscients d’être des idéologues. Mais surtout, le « projet » constructiviste semble consister à remplacer l’« idéologie » sous-jacente par un « pragmatisme » du « si ça marche, c’est que c’est valable ». Est-il si sûr qu’il n’y a pas là derrière le reflet d’une idéologie existante, bien en place actuellement ? (Cf. Idéologie) Du reste, si la science doit être constructiviste, combien de classifications des sciences les épistémologistes vont-ils nous offrir ? Un grand nombre ! Allons-nous par conséquent assister à une guerre des paradigmes pour le poste brigué, l’institution ? La créativité toute libérale du « si ça marche » n’a donc pas de fondement relationnel humain, qu’on se le dise !

- Et si nous nous concert-ions justement une bonne fois pour déterminer quelle épistémologie sied, non plus à l’institution, mais à notre projet de relations humaines ?


L’hypothèse « savoir-croire » (mienne)

A propos de l’hypothèse ontologique des épistémologies positives, Le Moigne écrit : « … ce que l’on cherche à exprimer tient à l’unité de tous ces concepts telle que la perçoit le modélisateur élaborant intentionnellement des connaissances enseignables : en postulant qu’il existe une réalité, substantielle, qui présente quelque forme de permanence, indépendante et antérieure à son observation ou à son attention, qui soit potentiellement connaissable (fut-ce incomplètement ou imparfaitement encore), il donne statut communicable ou enseignable à cette connaissance » (21)

- Mais « L’enseignabilité » est pour le constructivisme aussi le moyen de sa légitimité au poste d’Institution, (supra) même s’il se targue de n’avoir pas à se référer, lui, à quelque Réalité, Substance, Permanence, etc. Si c’est donc l’inter-dire qui est ici encore et toujours savamment convoité, se pourrait-il que le désir de savoir, si propre à « l’homme », soit issu d’une volonté d’enseigner, de communiquer propre à une certaine catégorie d’individus (au mauvais sens du mot : communiquer l’autre façon de connaître mentionnée plus haut) ? Se pourrait-il que la connaissance ainsi communiquée (la vérité est justification, dit Rorty) soit la recherche de légitimer un certain dire, une certaine autorité, un certain Pouvoir – et pour nous un certain devoir d’écouter, symétrique ? Si tel est « sociologiquement » le cas (sociologie du dire parmi les hommes, s’entend), alors la légitimité constitue l’élément déterminant, médian et médiateur, dans la relation entre hommes (relation tripartite, supra), et nourrit davantage l’interdire – que la connaissance. La connaissance est-elle le pré-texte par excellence au sein de l’inter-dire ? Une question de Pouvoir ?

L’hypothèse d’un savoir-croire collectif pose ainsi le problème du statut exact du sujet connaissant (Cf. Un sujet connaissant idéal) et de la place exacte de la connaissance (ou plutôt de la science) au sein de la société. Quand E. von Glaserfeld (68) nous invite à « une théorie de la connaissance dans laquelle la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique ‘objective’, mais concerne la mise en ordre d’un monde constitué par notre expérience », je n’entends pas, comme lui, l’expérience d’un sujet individuel (idéal pour le cogniscisme), mais de millions d’hommes dont la mise en ordre de leur monde est constitué par leur – inter-dire. Quand Valéry (58), privilégiant la représentation de la connaissance à sa légitimation écrit : « On a toujours cherché des explications quand c’était (des) représentations qu’on pouvait seulement essayer d’inventer », je ne suis pas sûr qu’il faille comprendre « entre l’être et le connaître, le faire », comme nous y invite J.L. Le Moigne, mais quelque chose du genre : « Le système de la connaissance ne peut faire l’objet que d’une représentation ». [Valéry, peu communiquant paraît-il, a dû faire l’expérience du tiraillement entre l’expression de son être au monde (avec ET sans la connaissance) et l’appétit de « communication ».] Je propose qu’on se représente un savoir-croire d’espèce (dont ‘l’homme’ serait la figure actuelle, peut-être), « souterrain » (tout comme en chaque espèce vivante), et un inter-dire très dynamique parmi les hommes (son bras exécutif) qui ne se livre à nous que sous la forme d’une représentation. En effet, toute tentative de légitimation ou de justification serait aussitôt une tentative de pénétrer l’inter-dire, serait « élément de l’inter-dire » et ne pourrait donc le re-présenter.

Pensant interroger la légitimité épistémologique de l’institution cognitive mieux qu’on ne l’avait fait jusque-là, J.L. Le Moigne demande : « Peut-on continuer à ‘faire comme si’ il existait dans l’empyrée des académies quelque gardien discret qui veille sur la qualité scientifique des connaissances, en se référant à quelque sagesse que pourraient dès lors ignorer scientifiques et citoyens ? » (118). - Est-ce à dire, à rebours, que rien ne saurait désormais échapper à la vigilance constructiviste sous prétexte que le sujet connaissant est réintégré ? L’auteur peut-il assurer qu’un savoir-croire humain n’agit pas, comme en chaque espèce, à l’in-su du verbe savoir humain, lequel savoir n’en serait que l’exécutant juste doté de ce qu’il lui faut de conscience pour agir sans plus ? Après tout, en effet, il a bien fallu aux hommes une autre « force », un autre « repère » pour survivre aussi longtemps (des millions d’années, si je ne m’abuse) avant même d’avoir conscience d’eux-mêmes et d’inventer « le savoir qui sait tout ce qu’il fait » ! Je ne prétends pas qu’il y ait là la marque d’une transcendance ou d’une immanence, moins encore d’une divinité. Je dis simplement qu’il y a là une énigme et que je ne sais me prononcer à son sujet. Le savoir-faire sans savoir des millions d’espèces vivantes atteste à tout moment d’un savoir-faire universel auquel peut-être les hommes n’échappent pas. Ainsi le savoir humain ne serait pas ce que les hommes en pensent. Il y aurait au-delà de leur pensée, de leur verbe savoir (transcendance ? Immanence ? Divinité ? je ne – sais) un savoir-croire qui leur fait penser (entre autres) qu’ils savent, c’est-à-dire qui leur fait croire savoir à leur in-su. (Cf. mon travail de fonds : Si savoir est croire). On notera au passage que toutes les épistémologies se fondent traditionnellement sur une discontinuité toute théologique de la plante et de l’animal à ‘l’homme’. Je songe pour ma part qu’un savant savoir-croire sait inspirer les hommes à leur insu : L’inspiration (si c’est elle) n’est pas l’enthousiasme (au sens étymologique), mais n’est pas non plus le savoir. Mais cela ne me prive nullement de continuer à chercher de façon scientifique, cela modifie la perspective de mon dire aux autres : nouvel état d’esprit scientifique ?

[En outre, il est facile de louer une imagination sans limite dans ce qui (et non plus que) produit le vivant, sans « mettre un nom dessus ». Des constructions valables puisque biologiquement viables.]

*

Quand l’auteur écrit au sujet des hypothèses fondatrices des épistémologies constructivistes, cette fois (Chapitre IV), que « la connaissance implique un sujet connaissant et n’a pas de sens ou de valeur en dehors de lui », on est en droit de songer aussitôt, il me semble, à bien plus qu’à son seul pouvoir de construire. (71) A fortiori si « ce sujet n’est pas tenu de postuler (ou d’exclure) l’existence ou la non-existence d’un réel connaissable qui lui serait étranger ». C’est dire en effet quelle est l’étendue de ce qu’on pourrait nommer sa liberté cognitive. Alors forcément le relativisme n’est pas loin (c’est moi qui souligne) : « La connaissance qu’il peut construire D’UN réel est celle de sa propre expérience DU réel ». Tiens, est-ce à dire que LE réel existe, ou bien qu’il n’existe que formellement, qu’en tant que « somme des réels constructibles possibles », peut-être ? Mais quelle est donc la norme, ici, du constructible susceptible (il ne faut jamais l’oublier) de répondre à la valeur recherchée ? Si nous étions à ce point libres de construire « de la réalité », nul ne pourrait « dissocier dès l’abord la connaissance de l’onirisme, et l’acte connaissant de l’acte délirant ». On aura compris là l’importance toujours répétée de la VALEUR … de l’enseignable, du légitime … Aussi, le savoir-croire humain qui a construit la science est des plus pragmatiques : il s’exprimerait au travers d’une liberté, mais d’une liberté surveillée. C’est-à-dire : d’un côté nous aurions UN réel à construire, de l’autre nous ne saurions savoir que le réel enseignable. Comment ne pas voir là les deux faces d’un savoir-faire pratique en matière d’inter-dire dont la connaissance serait l’objet – et non la théorie ? D’un côté en effet la connaissance a ses référents « gnoséologiques », c’est-à-dire susceptibles d’offrir de l’enseignable ; de l’autre la communication dit enseigner des connaissances « en tant que telles ». Preuve d’un certain décalage, non ? « Le réel, écrivait G. Bachelard, n’est pas ‘ce que l’on pourrait croire’ mais ‘ce que l’on aurait dû penser’ ». On aura compris : ce que l’on DOIT penser, c’est ce qui nous aura été légitimement dit. Mais s’il fallait résumer le processus enfin complet de la connaissance, il se résumerait à ses deux objectifs :

« FAIRE LE savoir, (le) faire SAVOIR aux hommes. » 3

Dans ces conditions de double formulation et de double formation de la connaissance – réel ET homme – c’est l’authenticité du sujet connaissant (idéal) qui est mis à mal. « Cette connaissance de l’expérience du sujet cogitant […] est connaissance s’il lui attribue quelque valeur propre », ajoute l’auteur. Mais quelle valeur pourrait-il lui refuser s’il lui est pour ainsi dire « consubstantiel », si la dévaloriser, elle, revenait à se dévaloriser, lui ? Oh oui, il n’y a plus de réel ou de vérité objective pour le constructiviste ! Il s’en flatte ! mais peut-être y a-t-il pour lui maintenant pire : une sorte d’osmose qui l’aura construit EN MEME TEMPS qu’il aura construit, lui, sa connaissance, au point qu’il ne s’en distingue plus : L’auteur ne dit-il pas : « Valeur [non plus de l’enseignabilité, mais de l’interactivité ou « complexité » cette fois] dont la définition ne peut pas être tenue pour indépendante du sujet connaissant (comme le sera par exemple la valeur de ‘vérité objective’ pour un réaliste, ou de ‘vérité révélée’ pour un croyant religieux), aussi longtemps qu’ils ne considèrent pas qu’ils ont à délibérer du choix de cette valeur, et qu’elle ne leur est donc pas propre » ? (71) Mais pourquoi faudrait-il n’accorder valeur qu’à ce qui nous enchaîne de la sorte à nos découvertes – ou à notre liberté ? Pourquoi n’accorderais-je pas valeur à ce qui m’est complètement étranger, comme avant ? Pourquoi devrais-je n’en accorder qu’à ce que je peux faire et enseigner ? Pourquoi devrais-je croire que c’est à ce que je peux signer de ma propre main qu’il me faut accorder le plus de valeur ?

Bref, je peux me tromper, et chacun peut croire que ce que je dis là à mon tour n’est pas enseignable. Mais on m’accordera peut-être que je n’ai pas voulu mêler ce que je peux savoir à ce que je veux faire savoir à d’autres, que c’est là un savoir-faire trop personnel en matière de connaissance, peut-être. Quoi qu’il en soit, la discussion sur la connaissance à laquelle le constructiviste invite (la citation ci-dessus) est de toute façon bien délicate si elle me condamne à parler de lui dans le même temps, puisqu’elle lui est indissociable.

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« La recherche de critères alternatifs tels que celui de la ‘vérité intersubjective’ permet sans doute de sauvegarder formellement le principe de l’externalité de la valeur de la connaissance », écrit l’auteur. (72) Et il ajoute : « Mais en pratique, cette intersubjectivité constitue une expression provisoirement commode dissimulant mal un pragmatisme qu’il vaut sans doute mieux assumer que contester ».

- Mais c’est tout au contraire l’inter-dire humain – rien que de « l’interne aux hommes », de « l’entre hommes » – que cette intersubjectivité révèle. En pratique, la connaissance est affaire d’inter-dire (puisqu’il y faut de l’enseignable et pour cela de la légitimité) et non de sujet connaissant pur, toujours présenté idéalement précisément pour dissimuler sa réelle dépendance : non point à la réalité, mais aux hommes. Entre la réalité (ou le monde) et les hommes, il y a un pont bâti par eux, il se nomme officiellement « connaissance », mais il est plus sûrement inter-dire, un inter-dire pour « tenir le monde entre nos liens humains ». Le pragmatisme du savoir-croire humain (dans ce volet « cogniscisme ») se résume selon moi dans la proposition suivante :


La théorie de la connaissance est une pratique de l’inter-dire.

Après avoir rejeté la vérité révélée et la vérité objective, le constructivisme nous propose-t-il la vérité mêlée ? « Complexe », il la nomme.

L’hypothèse d’un savoir-croire humain entendu ici comme le savoir-faire du « système inter-dire », son savoir s’organiser, sa capacité à se finaliser au fil du temps, ‘intentionnellement’, comme dit Wiener – je la retrouve implicitement définie (n’était, bien sûr, cette imperturbable volonté humaine de science) dans « la science de conception » invoquée par H.A. Simon (100), sorte de métadiscipline nous dit Le Moigne, « et qui se donne pour projet l’étude des processus de conception, par lequel le système cognitif ‘travaillant sur lui-même’ produit une connaissance spécifique à partir de son seul projet ». (102) Si ce n’est là un idéalisme de la connaissance, c’est sûrement le savoir-croire humain qui « travaille » son inter-dire.


Téléologiquement vôtre

Autres traces de constructivisme chez Bachelard (ingénu ?) : « Peut-on disjoindre l’acte de description de l’usage de son résultat ? » (62) (c’est moi qui souligne). Et encore : « La méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet ». Sur quoi, J.L. Le Moigne demande : « Entre l’objectivité présumée du réalisme ou du positivisme et la subjectivité attribuée à l’idéalisme ou au conventionnalisme, ne pouvons-nous concevoir une autre caractérisation de l’exercice intentionnel de la raison, que l’on appellera ‘la projectivité’ ? » - Oui, l’utilitarisme ! (Cf. Idéologie) (Exit le plaisir pur de connaître, trop « idéaliste » ?). Y a-t-il un lien entre cette « projectivité » intentionnelle et la téléologie du sujet connaissant qui commence, apprenons-nous, avec Kant et ses thèses concernant le caractère téléologique du jugement et donc du raisonnement ? (56) C’est ce que laisse entendre l’auteur : « En prenant acte du caractère intentionnel et donc finalisé et finalisant de l’acte cognitif, ne devient-il pas légitime d’attribuer ce même caractère à la connaissance construite par cet acte : ne doit-on convenir que le phénomène modélisé est connu finalisé par l’action cognitive de sa représentation ? » (81) - Voilà un moyen peu coûteux de légitimer la modélisation et l’usage de nos connaissances. En d’autres mots, le sujet connaissant rendrait service à l’objet qu’il étudie en le finalisant par la finalité de sa connaissance. S’il est vrai que « la détermination et la transformation de ces finalités semblent très souvent devoir être interprétées en termes endogènes, autoproduites par le sujet lui-même » (79), 4 et s’il est vrai que « l’hypothèse du type ’Big Brother veille sur vous’ semble en général moins plausible, ou moins attrayante à la plupart des humains que celle de leur capacité (éventuellement limitée) à s’autofinaliser » (80), alors nous sommes à notre tour tout à fait légitimés à penser que la téléologie du sujet connaissant est à peu près … ce qu’il décide qu’elle est. L’auteur demande ainsi, ingénument : « L’intentionnalité ici n’est-elle pas le synonyme de la rationalité du sujet connaissant et interprétant ? » (81) Après tout, pourquoi pas ! « Connaître en termes de fins plausibles constitue un mode de connaissance au moins aussi bien raisonné que le connaître en termes de cause probable ; surtout lorsque rien ne nous assure que le phénomène considéré a une cause certaine ». (81) Dans cet enchevêtrement de fins pour la plupart « après coup », en effet, nous sommes au moins assurés d’une chose : nous sommes intentionnés, et il nous suffirait peut-être de mieux comprendre notre intention pour comprendre à son tour la finalité de notre connaissance, « connue finalisée ». A ce propos, je ne vois pas nécessairement de « Big Brother » dans le savoir-croire cognisciste, mais il arrive qu’un homme soit bien inspiré … Mon hypothèse, déjà exprimée plus haut : Big Brother soutient l’inter-dire et fait en sorte qu’il n’y ait, pour chacun de nos dires, rien de plus appétissant. 5

Bref, l’important est peut-être en définitive, comme le dit H.A. Simon « que le modélisateur veille scrupuleusement à expliquer les finalités auxquelles il prétend se référer lorsqu’il construit les connaissances enseignables qu’il considèrera et communiquera ». (82) On comprend mieux en effet maintenant les dangers auxquels tant de liberté cognitive expose ceux qui reçoivent ainsi construites les connaissances qui s’écoulent dans l’inter-dire. Et l’on ne s’étonnera plus de lire : « L’argument nouveau pour la réflexion épistémologique que propose aujourd’hui l’hypothèse téléologique, est celui de son caractère potentiellement endogène au processus cognitif », même si cela constitue, si je ne m’abuse, un exemple de « caractère autoréférentiel » auquel l’épistémologiste ne refuse pas (Cf. Idéologie). Mais ça n’est pas tout ; il manque à l’utilitarisme (étayé plus bas) que j’invoquais ci-dessus un opportunisme ici de bon aloi : « La formulation des buts ressemble souvent à une évocation des buts, le choix raisonné de moyens permettant d’atteindre quelques buts ‘évoquant’ quelques autres buts possibles qui parfois deviennent, fut-ce un instant souhaités ». (Le Moigne citant Simon, page 82)

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Un système a sa téléologie propre. On doit cette nouvelle approche constructiviste à N. Wiener : « Comprendre (au lieu d’expliquer) le comportement d’un système, naturel ou artificiel, animé ou inanimé, en l’interprétant en référence à sa capacité à se finaliser au fil du temps, ‘intentionnellement’ ». (64) On pourrait croire ici que « l’intentionnalité d’un système » n’est au fond qu’un anthropomorphisme (peut-être imagé) pour dire l’organisation progressive dans le temps d’un système formel en un état stable, un « équilibre ». Mais si une espèce animale est système, et si les reportages animaliers présentés à la télé rapportent bien le travail et la façon de penser des scientifiques (fussent-ils des vulgarisations), alors force est de constater qu’une réelle intention est prêtée à ces animaux, tout comme aux plantes, non point à une quelconque modélisation de leur « système » (une sorte d’énigmatique savoir-croire : un savoir-faire qui ressemble à s’y méprendre à la pensée consciente). Ne peut-on ainsi objecter ici encore une continuité postulée, ici entre « l’intention » animale ou végétale et l’intention consciente et sciemment formulée d’un homme, son « projet » ? (A supposer qu’il pense, L’animal ne sait pas qu’il pense « puisqu’il n’a pas légitimité », et donc ses « intentions » ne peuvent être de même nature que les nôtres. La nature ne pense pas)

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En tout cas, la méthodologie constructiviste fut non seulement intentionnelle, mais tomba à point nommé. Il fallait donner à la modélisation systémique alors en expansion le support épistémologique qui lui manquait : « Constructivisme dialectique » de Piaget, « Paradigme de la complexité » de E. Morin et « Paradigme de l’action intelligente » (ou de la rationalité internalisée) de H.A. Simon – cette conjonction de paradigmes épistémologiques permet selon l’auteur de présenter désormais le métaparadigme fédérant les épistémologies constructivistes. (84) Les nouvelles disciplines, plutôt flottantes jusque-là, ne peuvent qu’être ravies d’être ainsi légitimées, rarement soucieuses sont-elles, nous dit l’auteur, « de justifier leur statut épistémologique, et qui en appellent volontiers à la modélisation systémique qu’elles prétendent mettre en œuvre pour justifier pragmatiquement de la scientificité des énoncés enseignables qu’elles produisent. » (84) : « sciences de l’information, de la communication, de la commande, de la computation (informatique), de l’organisation, de la décision, de la cognition, de l’éducation, sciences de gestion, sciences du texte, sciences de conception, architecturologie » …

Mais derrière cet officiel « caractère endogène de l’hypothèse téléologique » appliqué au constructivisme (« purement » une affaire entre gens de connaissance, donc), un caractère exogène ne se cache-t-il pas ? L’épistémologie constructiviste fournit un cadre de légitimité à des disciplines par trop désordonnées sans doute – mais une légitimité pour quoi ? Pour élargir le club des hommes de science passionnés de connaissance pure ? La simple énumération des nouvelles disciplines ne confirme-t-elle pas le soupçon évoqué plus haut d’une intention, du moins d’une utilisation plus purement politique des connaissances ? Voudrait-on aujourd’hui « scientifier » la société humaine après qu’on l’a théologisée, religionnisée, nationalisée, institutionnalisée, etc. ? L’information, la communication, la commande, l’organisation, la décision, l’éducation, etc. – sont-ce là le nouveau club comptable des affaires humaines ? Sans nul doute, ce sont là de nouveaux moyens politiques que la « science » offre à tous les Pouvoirs au sein même d’une société (la science croira-t-on, en réalité l’épistémologie, qui joue donc ici le rôle de conseiller du Roi). Si nous trouvons que quelque chose cloche profondément dans les relations humaines, alors l’épistémologie ici aggrave encore la situation. Quel « contrat social » propose-t-elle ? - une organisation légitime des sciences et de l’interdisciplinarité ? Mais encore ? N’était que la téléologie est promptement constructiviste, l’auteur pourrait aisément m’objecter que son ouvrage ne traite que d’épistémologie, et pas de politique. Mais précisément, si téléologie il y a, qu’elle soit déterministe ou intentionnelle-projective, le débouché politique est trop criant pour qu’il ait pu légitimement lui échapper. Je ne critique pas ici le lien qui unit de tout temps la science à la politique, ni ne conçois de connaissance béate ; je prétends simplement qu’avec l’outil proposé, il eut fallu parler des moyens de s’en servir ou, à défaut, simplement prévoir quels ils seront. Ca n’était pas très difficile de faire un peu de prospective, à défaut d’un peu de philosophie et de véritable éthique. Pourquoi offrir toujours plus de moyens à la science (c’est-à-dire aux Pouvoirs qui l’ont en main) de faire l’homme et la société ? Pourquoi ne pas offrir plutôt aux hommes de ne plus se laisser façonner par les progrès de la manipulation (« communication »), sans parler de la technologie moderne par exemple qui doit sans nul doute beaucoup au nouveau paradigme modélisateur ? Epistémologie, et pas politique ? Mais est-il légitime de se cantonner de la sorte à sa « spécialité » quand on a ambition de modéliser des systèmes ? Si seulement quelque heureux constructiviste pouvait nous offrir une modélisation des relations humaines par le dire, on aurait enfin une image d’un séculaire paradigme de l’inter-dire ! Il semble que l’auteur soit conscient du problème et qu’il ne lui pose aucun cas de conscience : « on montrerait aisément que la modélisation systémique est directement héritière de l’inventio de la rhétorique … » (85) (c’est moi qui souligne). Nous y sommes ! il s’agit bien pour l’épistémologie constructiviste d’offrir un support légitime à « l’art de la persuasion » … Il est vrai que l’auteur ajoute à sa lignée le Disegno (le dessin à dessein) de Léonard, « Inventio et disegno étant en quelque sorte fédérés par l’Ingenium selon Vico » (85), mais la formule « Verum et factum converturtum » propre à Vico est peut-être celle d’une ONTOLOGIE de la connaissance – « je fais, donc je découvre la vérité de l’être » – et non d’un libéralisme cognisciste, opportuniste, arriviste et – effréné. Le constructiviste joue serré : « Ce qui est tenu pour scientifiquement vrai, et donc enseignable, n’est plus nécessairement bon. » (91) Même si l’auteur dit ces mots pour suggérer aussitôt et a contrario la nécessité d’une « méditation épistémologique et éthique » pour qu’une connaissance soit enseignable, il établit explicitement la « scientificité » de l’enseignabilité – du mauvais. Cette scientificité fut-elle aujourd’hui dépassée, il reste que l’épistémologie se double donc là d’une volonté de censure de certains enseignables … du passé : « Si cette vérité est illusion, si les cultures [!] n’acceptent plus aussi exclusivement les hypothèses gnoséologiques et méthodologiques fortes sur lesquelles se fondait ce critère de vérité [suivez son regard], alors l’équivalence rassurante de la connaissance épistémologiquement fondée et de la valeur éthique de cette connaissance pour la société, n’est plus fondée » (91) Mais il n’y a là qu’un semblant de volonté de réflexion préalable, la gnoséologie et la méthodologie de chaque épistémologie, y compris la constructiviste, s’accompagnent toujours de leurs légitimités sociales : elles les construisent en même temps. Ce sont le savoir et la communication qui sont « inséparables » ! (Cf. Connaissance et communication) L’épistémologie se lèverait-elle donc, elle aussi, à la nuit tombée ?


Vive la rhétorique !

Ce que nous dit l’auteur de « l’action intelligente » alimentera peut-être encore les motifs de reprocher aux constructivismes quelques mauvais traits. Je m’autorise d’incisives incises : « Les processus cognitifs ainsi mis en œuvre […], alternant la mise en œuvre de moyens adaptés à des fins intermédiaires, lesquelles suggèrent de nouveaux moyens qui évoquent d’autres fins possibles … - mais c’est là une politique de l’opportunisme de tous les instants ! … Ces modes de raisonnement dialogique privilégient l’examen des expériences antérieures qui leur fournissent des réservoirs d’heuristiques plausibles, toujours sélectionnés par quelque critère de ‘faisabilité’… - mais c’est là le pragmatisme sans foi ni loi du « si ça marche, c’est valable », doublé d’un raisonnement soi-disant « dialogique » avec des vérités que l’on tient pour mortes et inopérantes ! (voir ci-dessous) … Heuristiques qui auront parfois la forme quasi conditionnelle du raisonnement syllogistique [pourquoi cette concession ? Parce que parfois « ça marche » ?] … mais qui ne seront pas nécessairement contraintes par une exigence de vérité formelle … - alors même que ces « heuristiques » (de vérités mortes s’entend) auront nécessairement été bâtis par cette exigence de vérité même ? Croit-on aussi simplement pouvoir récupérer en les castrant ces vérités passées !?... Heuristiques qui exploiteront aussi les innombrables ressources des raisonnements rétroductifs et transductifs […] exploitant les détours syntagmatiques et paradigmatiques qu’autorise la complexité des jeux de la forme et du sens, du jeu de mots à la métaphore […] et de la ‘schématisation’ de la connaissance ainsi construite… » (90) … - mais c’est là encore faire profit de tout, exploiter les moindres recoins du constructible, des vérités mortes jusqu’aux jeux de mots ! Veut-on inaugurer une Politique de Grands Travaux, peut-être ? Multiplier les discours possibles ? … Le même principe dit « d’action intelligente », peut-on lire plus loin, abandonnera l’objectif de conformité formelle à une connaissance ‘vraie’ … - sans doute sera-ce au bénéfice de vérités, pardon de constructions « faisables » qu’il incombera ensuite au modélisateur qui voudrait les enseigner de montrer qu’elles sont « enseignables », c’est-à-dire « valables », c’est-à-dire éthiques ! … Elle mettra en œuvre le reproductible, le faisable … - comme un vulgaire produit industriel ?... Les connaissances qu’il [le principe d’action intelligente] permet de construire peuvent dès lors être tenues pour « possibles » (et non plus pour exclusivement nécessaires) … - tant il est vrai que la recherche préalable du nécessaire limiterait indûment notre intelligence ! … Il ne pourra plus assurer que ces connaissances sont ‘démontrées’ et il devra montrer qu’elles sont ‘argumentées’. (90) … - Et vive la rhétorique !

Et en dépit de tant de libéralisme, la cerise sur le gâteau est encore pour le modélisateur ! Celui-ci se voit en effet « réinvesti de la responsabilité socioculturelle et éthique des choix de celles [des connaissances possibles et non nécessairement vraies] qu’il prendra le parti de communiquer ou d’enseigner » … - mais pouvons-nous croire un pareil homme d’affaires de la connaissance ?


Connaissance et communication

Au chapitre des hypothèses fondatrices des épistémologies constructivistes, le premier paragraphe s’intitule « la connaissance, représentation de l’expérience cognitive ». (70) Le mot représentation nous fera peut-être aussitôt songer à la préférence mentionnée plus haut de Valéry pour celle-ci sur l’explication (Cf. L’hypothèse « savoir-croire »). Elle me fait songer aussi au sérieux problème que pose, selon moi, la communication à la connaissance – . De fait, la définition donnée de la connaissance par l’auteur n’est pas ici scientifique, elle est constructiv-iste, c’est-à-dire « adepte par son –isme » d’une certaine « vision des choses », elle est communication. Que devons-nous comprendre ? Quel est le message ? Qu’en étant représentation, la connaissance échappe ainsi, comme il le voudrait, à la théologie de la connaissance en-soi ? – Communication encore ! (L’auteur emploie le mot théologie, tantôt, en guise de reproche adressé à quelque épistémologie traditionnelle). Mais est-ce suffisant ? Quoi qu’il en soit, la connaissance constructiviste se dit enseignable et donc explicable ! (On sait l’importance de ces deux paramètres dans la justification a posteriori du « contrat social »). Mais en quoi ladite représentation que je me fais de mon EXPERIENCE cognitive se différencie-t-elle de ma connaissance scientifique ? - Elle n’est pas scientifique. Mais alors peut-elle être légitimement enseignable ? (Cherchez l’erreur ! Sans doute faut-il conclure ici à un principe déontologique : « On ne doit pas, parce qu’on ne peut pas, tenter de justifier nos représentations » ?)

Nos moyens de connaître sont alors peut-être comme les modèles signalés tantôt à propos de Bateson et posent à nouveau la question de la relation entre la connaissance et son champ, ici communicationnel, d’exploitation – de sa valeur. Qui détermine la valeur sociale ? Tous nos moyens (méthodes) de connaître, d’un –isme à l’autre, sont justifiés, scientifiques. Mais à qui s’adressent-ils légitimement en tant que tels ? Bien sûr, ce qui est dit « scientifique » dépend déjà en fait de la communication (déjà l’on ne sait que par opposition au verbe croire et à condition que tous sachent, il aura bien fallu communiquer préalablement le verbe savoir au moins). Mais loin d’être une objection à ce qui précède, cela nous aide à comprendre le contrat social passé avec la population : celle-ci accorde aux scientifiques que telle ou telle méthode ou résultat sont scientifiques. Et en échange les scientifiques lui offre des valeurs qui ne le sont pas.

Il est vrai que J.L. Le Moigne ne justifie la prétention des épistémologies constructivistes au poste d’institution que par des « hypothèses fondatrices », et non par des postulats ou autres « a priori ». (70) Mais le projet d’enseigner (l’acte) sans interroger l’historique du geste s’inscrit tout de même dans la tradition d’une légitimité qui lui est accordée a priori. Prendre le train en marche pour lui donner une nouvelle orientation ne signifie pas qu’on sait d’où il est parti, qu’on revisite la gare d’origine. La recherche constructiviste s’inscrit parfaitement dans le paradigme ancestral d’un certain type de relations humaines (supra). Il est en effet un voile d’« interactivité » phénoménologique qui n’est jamais levé et qu’on peut soulever en une phrase : si j’ai eu au fil des siècles le pouvoir de dresser les hommes à VOULOIR savoir, je ne devrais pas m’étonner de nos contributions respectives AU savoir en tant que « contrat social » passé entre nous. « Je » est peut-être ici l’inter-dire, et l’objection formulée celle d’un cercle vicieux sans commencement (Piaget dit qu’il n’y a pas de commencement absolu en matière de connaissance). Vu sous cet angle, les hommes de science cherchent moins « la connaissance » (voyez ici les guillemets) que la légitimité pour leurs dires. Mais voici le propos analysé : « C’est sans doute parce qu’elles peuvent exposer aujourd’hui dans des termes culturellement recevables les quelques hypothèses fondatrices qu’elles retiennent pour définir le statut et la méthode de la connaissance (leur réponse au problème des fondements, gnoséologie et méthodologie), que les épistémologies constructivistes peuvent désormais afficher leur prétention à leur institutionnalisation socioculturelle » (70) - Autrement dit, une fois de plus, gnoséologie et méthodologie suffisent selon les épistémologistes au « contrat social ». Mais non, l’auteur précise aussitôt après que ce sont là les « deux premiers volets » du contrat social et que ceux-ci sont « interdépendants » avec le troisième, celui de l’organisation critique, institutionnelle, et éthique des connaissances, introduit au chapitre V : « L’organisation du système cyclique des sciences (J. Piaget, 1967). » Quand même, est-ce là l’éthique invoquée !? Suit et conclut précisément le chapitre VI, qui nous intéresse ici, intitulé « Le contrat social des épistémologies constructivistes » dont le lien avec les hypothèses fondatrices ayant conduit à l’organisation des sciences n’est pas clair. [On se souvient au passage que l’auteur a critiqué l’interdépendance des trois questions de l’épistémologie chez les épistémologies positivistes et réalistes. En outre, on notera que ses critiques adressées ici et là aux épistémologies traditionnelles disent ne viser, mais il y a de quoi en douter, qu’à fournir des « repères historiques pour l’entendement des épistémologies constructivistes » (titre du chapitre III).] Mais on l’aura compris, ce chapitre VI, gros d’à peine 9 pages contre 23 le précédent, devrait nous révéler plus avant le lien idéologique entre les hypothèses constructivistes et la « génération » (l’état d’esprit de l’époque) comme dit Ortega y Gasset : « Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance » (Bachelard, cité en exergue). Il est à craindre que le « contrat social » soit en effet très « dans l’air du temps ». (Cf. Idéologie)

La différence criante entre connaissance et communication, entre les statuts cognitifs et les méthodes d’une part et le besoin en communication de la science, de l’autre – cette différence-là, peut-être mieux qu’au sujet de n’importe quel autre discours, nous révèle la tragédie du discours enseignable sur la science. Qui ne voit en effet dans les multiples exagérations de l’auteur (cf. La volonté de paradigme, par exemple) et pour finir dans ses derniers mots (119) un certain pathétique à « redoubler » comme il le fait la « référence éthique », pourtant si fine, certes – et pourtant également si mince en réalité ? « Méditation qui nous a conduits à une formulation des hypothèses fondatrices des épistémologies constructivistes permettant l’argumentation du critère de ‘faisabilité cognitive’ que le constructivisme peut proposer pour caractériser le contrat social associé à tout discours épistémologique.6 Critère de faisabilité que les épistémologies constructivistes peuvent s’appliquer à elles-mêmes, en construisant quelque modèle disciplinant assez l’organisation de la connaissance sans la contraindre à se séparer en sciences disjointes. Modèle ‘faisable’ du système des sciences, qui postule en effet une double référence éthique à la valeur des connaissances ainsi construire et organisées : leur inséparabilité ‘radiale’, qui conjoint nécessairement et transversalement en toute connaissance, expérience empirique et spéculation épistémologique ; et leur connexité ‘tangentielle’ qui rend possibles toutes les conjonctions concevables entre les connaissances ainsi conçues dans leur interdisciplinarité potentielle. » Un cercle fermé des disciplines scientifiques ? 7

Pour paraphraser A. Comte, déjà cité : « Un discours sur la science sera toujours un discours, pas de la science ». Et pour faire à mon tour une proposition : « Science faisable – non pas savoir ce qui est possible, mais savoir si c’est possible, si ce qu’on veut est possible. Voulons-nous simplement savoir ? nous savons que c’est possible ! Voulons-nous fonder autrement nos relations humaines auxquelles notre science participera ? Discutons-en, maintenant. »

Mais ce qu’il y a de plus étonnant, à mon sens, dans la façon qu’a l’auteur de se référer à l’éthique, c’est de voir la différence d’éthique, précisément, qu’il insinue entre l’épistémologie et les sciences. D’une part, en effet, il écrit : « Référence éthique puisque cette organisation de la connaissance [on aura reconnu, là, l’ambition épistémologique] en un système spiralé des sciences n’est pas consubstantiel aux épistémologies constructivistes qui peuvent concevoir et construire d’autres modèles, porteurs d’autres valeurs [on s’en réjouit !] : elles peuvent en revanche le proposer en termes de contrat social à l’agrément culturel de la société dans laquelle elles s’expriment ». (120) Et s’il faut regretter que certaine question primordiale ne fut pas posée avant, on ne peut que se réjouir de la voir venir tard plutôt que jamais : « Les valeurs de trans- et d’interdisciplinarité, réflexive et empirique, qu’exprime ce modèle ‘construit’ du système des connaissances sont-elles bien celles que les sociétés contemporaines peuvent vouloir exprimer ? » (c’est moi qui souligne) Cependant, après tout ce qu’il a dit, l’auteur entend-il sérieusement que « les sociétés contemporaines » pourraient refuser la proposition ? Non, les objections éventuelles, ne sauraient émaner que d’autres épistémologies (c’est dit encore ci-dessus), et le refus des sociétés ne sauraient s’exprimer sans contrat social légitime, sans référence éthique. Le Moigne a beau écrire: « L’épistémologie doit savoir poser la question sans prétendre arrêter le choix des réponses », il est clair qu’elle entend agir de tout son poids en institutionnalisant l’épistémologie même.

Mais là n’est pas la différence évoquée. Elle apparaît à la suite du même paragraphe. « Toute organisation épistémologique du système des sciences implique quelque option éthique, très en amont des questions éthiques que soulève par ailleurs telle ou telle discipline, biologique, informatique, écologique ou psychologique.8 Réflexion que les comités d’éthique spécialisés pourraient aujourd’hui judicieusement proposer aux institutions scientifiques et politiques. » A supposer (ça n’est pas dit) que lesdits comités d’éthique spécialisés ne soient pas composés exclusivement de scientifiques et d’épistémologistes, nous voici maintenant en face de trois sources d’inspirations éthiques : ces comités donc (le public « spécialisé », les politiques), les hommes de science et les épistémologistes chargés de classer et d’organiser les sciences (mais qui voudraient en réalité bien plus). Mais oublions les nouveaux venus dans ce débat, et voyons le sort réservé aux questions éthiques que soulèvent les différentes disciplines. Elles sont mentionnées « par ailleurs », mais surtout celles posées par l’épistémologie leur sont « très en amont ». Y aurait-il un problème de communication entre l’épistémologie reine et la science ouvrière ? Les disciplines ne se poseraient donc que les questions éthiques bêtement immédiates, sans voir plus haut, en amont, le problème « éthique » (s’il en est !) dans toute sa grandeur, le problème … de l’organisation des sciences ? Il me semble que la majorité des citoyens comprennent aussitôt les problèmes éthiques soulevées par la génétique ou l’informatique, par exemple ; mais en quoi l’épistémologie, avide d’organiser et de siéger, aurait-elle pour eux une importance éthique plus grande encore, plus « en amont » d’eux et des scientifiques ? Mais oui, c’est bien parce que nos disciplines sont indisciplinées, parce qu’elles n’ont pas de programmes (rien que des débouchés), qu’elles auraient tendance à déborder etc., qu’un besoin civique d’éthique se fait sentir au sein de la population. Et donc le problème soulevé est bien là éminemment politique (et non épistémologique) : quel(s) type(s) d’homme(s), quel(s) type(s) de société(s) voulons-nous, etc. Quand NOUS aurons décidé de ces questions politiques (la res publica devient de plus en plus la chose « homme »), alors nous organiserons nos sciences et nos méthodes en fonction.

J’ai commencé cette polémique par la question « Qui détermine la valeur sociale ? ». Je pourrais la terminer ici par cette autre : « Qui doivent proposer un contrat social, sinon les hommes mêmes ? » L’épistémologie s’en remet officiellement à l’agrément de la société. Que ce soit l’inverse ! Que l’agrément à nos propositions d’hommes (population) soit étudié par la science ! Qu’elle nous dise la faisabilité de nos projets et non plus la seule « faisabilité … du savoir ». Veut-on pour comparer un exemple de proposition éthique formulée par le quidam que je suis ? Voici : « Ne laissons plus la science en roue libre et aux seules fins de l’économie, ne laissons pas ces deux institutions décider de ce que nous sommes et de ce que nous voulons ! Ne laissons pas ces deux pouvoirs nous imposer à tous un seul type d’hommes, celui qu’ensemble elles construisent ! »

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S’il est une différence, selon moi, entre les épistémologies positivistes-réalistes et constructivistes, elle tient effectivement à l’intégration chez les secondes du sujet connaissant dans la connaissance. Mais non point dans le sens où l’entend le constructivisme même, à savoir comme élargissant et laissant ouvert le champ de la connaissance. On peut admettre ce dernier point, mais on peut aussi comprendre l’intégration du sujet connaissant comme un questionnement sur son DIRE. Je ne songe pas ici seulement à une modélisation de l’inter-dire humain, voire à une modélisation critique de la seule « communication officielle », je veux parler de la place de la narration parmi les hommes, ne fut-ce que dans des systèmes de « logiques naturelles » dont parle J.B. Grize (88), lesquelles « seront aux logiques formelles ce que les langues naturelles sont aux langages formalisés de l’informatique par exemple. » (89) Le « principe d’action intelligente » prendrait alors ici un autre sens que celui décrit par son auteur, et pourrait nous amener à redécouvrir l’importance, dans nos échanges verbaux et nos relations humaines afférentes, de tout ce qui n’est pas connaissance, vérité, volonté de faire-savoir, sans être pour autant l’« accessoire » auquel un esprit rigoureux mais pas trop obtus voudra aussitôt le réduire. Tout comme notre langue naturelle renferme notre langage informatique (nous parlons et comprenons celle-ci grâce à celle-là), toute notre panoplie de signes contient notre exigence de sens. Nous faisons signe en faisant (donnant) sens, plutôt que nous donnons du sens à travers des signes (version habituelle de la communication). Si le sens est subordonné à la volonté de faire signe (ou si l’on veut : si la volonté de faire signe commande de faire et de donner du sens par des signes), alors le signe s’inscrit dans un paradigme ontologique bien plus large que celui de nos connaissances. Je vois là un accès possible à une compréhension (et non un savoir) du savoir-croire et de l’inter-dire humains, compréhension des différents espaces d’être des hommes mais aussi des différents espaces d’être qu’ils prêtent à leurs créatures. 9(Cf. par exemple Une plus-value a priori de l’existence)


La volonté de paradigme

Si au lieu d’installer au Pouvoir une Institution sur la base d’une légitimité « valant pour tous » (on a vu plus haut l’autre accès à la vérité, l’autre façon de connaître qui est celle de la majorité des hommes), nous décidions ensemble des différents types d’hommes que nous voudrions développer et du type de relations aux autres et au monde que nous voudrions inaugurer – les questions relatives à la connaissance seraient tout autres. La science ne serait plus qu’un organe de notre volonté, fut-il apte à nous « faire changer d’avis » a posteriori sur tel ou tel de nos choix d’orientation. Au lieu de cela, c’est à la science qu’est confiée (ici et ailleurs, partout où la légitimité s’appuie sur un savoir, une compétence en vue d’un Pouvoir) la tache de nous dire qui nous sommes, ce que nous valons, ce que nous pouvons espérer, ce que nous devons faire, etc. Car elle veut être à l’origine des rapports humains (supra) et forger la volonté même des hommes, attendu que l’essence des hommes est, depuis des siècles, de connaître (autre rengaine, plus primitive mais non moins « cognisciste », a priori ontologique premier : « connais-toi toi-même » … pourvu que tu connaisses). Pour être plus précis, il faut distinguer ici, comme le fait l’auteur en mentionnant « l’inculture épistémologique » des scientifiques, la science – de l’épistémologie. De fait, c’est bien l’épistémologie qui convoite le rôle de « super institution » dont la fonction serait d’orienter EN AMONT le tout du monde humain. « La science n’a plus de but, elle n’a que des moyens » (Nietzsche). Ceci explique peut-être cela.

Sous l’angle de la volonté de puissance, le paradigme constructiviste n’apporte ici rien de nouveau : il a le même désir que ses prédécesseurs de fonder des institutions EN AMONT des hommes et de leurs paroles, tandis qu’un véritable changement de paradigme, sans toucher aux questions de méthodes scientifiques, situerait la science et toutes les autres institutions EN AVAL des décisions que nous aurions collectivement prises.

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Méditant ici et là sur la légitimité des épistémologies et surtout sur le « problème des enracinements de la connaissance » (41 par ex.), pourquoi Le Moigne ne s’interroge-t-il pas sur les enracinements de la VOLONTE de connaissance, ou plus exactement sur la volonté de « FAIRE » la connaissance du point de vue des relations humaines ? Faut-il croire qu’il « s’en tient » à sa discipline, tel par exemple un psychiatre assuré de pouvoir méditer sur les enracinements de sa pratique (sinon de sa volonté de soigner) sans avoir à étudier l’ethnopsychiatrie ?

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« Peut-on continuer à ‘faire comme si’ il existait dans l’empyrée des académies quelque gardien discret qui veille sur la qualité scientifique des connaissances, en se référant à quelque sagesse que pourraient dès lors ignorer scientifiques et citoyens ? », demande J.L. Le Moigne (118) (propos discuté également en L’hypothèse « savoir-croire »). - Sans même parler du savoir-faire des autres organismes vivants, il est quantité de savoir-faire humains justes et efficaces qui se passent de théorisation, de modélisation et de « contrat social ». Serait-il possible à un homme de science, par une modestie peu coutumière, qu’il se pense lui-même, bien qu’en train d’épistémologiser, comme ne sachant jamais tout à fait ce qu’il fait ? Se peut-il qu’il concède au paradoxe que pour savoir ce qu’on fait, un référent plus large que le pouvoir de savoir est peut-être préférable ? Mais peut-il seulement croire qu’un autre savoir que le sien est possible !? Une « compréhension » alors, peut-être ? Il croira qu’on veut le convertir … Ou bien quelque chose d’autre l’en empêche, par exemple la nécessité, pour lui, de considérer la société humaine comme le débouché, voire le terrain d’application et d’expérimentation de ses connaissances construites ? Dans ce cas, la volonté de paradigme est un obstacle infranchissable. [Et la communication est peut-être toujours volonté de puissance (voir Connaissance et communication)]

[N’était chez l’auteur la volonté, un peu trop enjouée sans doute, de paradigme, on serait en droit de s’interroger sur le fatalisme, la résignation, l’humiliation et la perversion dont auraient été victimes, selon lui, la science et la société jusqu’à Auguste Comte : « Ne pas se résigner à ce fatalisme humiliant pour la science et pervers pour la société, conduisait à d’inachevables explorations, dont Le nouvel esprit scientifique de G. Bachelard (1934) réouvrait les portes » (118) Mais chacun sait que pour ériger, on ne détruit jamais avec assez d’insistance. Il y faut aussi un minimum d’exagération ! ;-)}

« En cherchant à formuler une réponse paradigmatique aux interrogations que suscite la discussion du statut socioculturel des connaissances, qu’elles soient scientifiques, philosophiques ou communes, les épistémologies constructivistes ont ainsi suscité un renouvellement des réflexions sur les méthodes d’élaboration de ces connaissances », écrit l’auteur page 122. - Mais la discussion du statut socioculturel des connaissances est ici encore une discussion entre tenants de ces connaissances, la valeur de ces connaissances est implicite à l’exercice – de la connaissance. La légitimité est recherchée au sein même du paradigme ainsi pré-établi (il n’est plus qu’à « remplir », tout comme le verbe savoir, acquis depuis des lustres). La volonté de paradigme que traduit la réponse des constructivismes, précisément parce qu’elle est une réponse paradigmatique, délimite par avance le cercle des compétences : le statut est déjà là, reste à en formuler la scientificité, à développer la communication afférente. Je ne vois pas qu’on s’interroge sur un historique du statut, sur l’historique des légitimités (supra). Il pourrait en effet révéler, non point de la gnoséologie et des méthodes, mais un cercle vicieux et paradigmatique des relations humaines présentes. (Cf. Connaissance et communication)


Espoirs et réalités

Quand une heureuse promesse nous est faite, songe-t-on aux conséquences possibles de sa réalisation, voire simplement au bien-fondé de ses conditions de réalisation ? Ce serait là, pensons-nous, se montrer esprit chagrin ! C’est pourtant les questions que notre époque est bien obligée de se poser en regard des promesses faites par nos époques passées. Ne sommes-nous pas en effet aujourd’hui en droit de reprocher à des générations de chercheurs et autres propagateurs d’espoir de n’avoir pas suffisamment songé au prix à payer et aux effets pervers possibles de leurs promesses ? Mais peut-être était-ce inéluctable ? « La croyance en l’hypothèse causaliste et donc en la possibilité non seulement de décrire […], mais aussi d’expliquer de façon unique et permanente la réalité dont on postule l’existence, a constitué une incitation si féconde au développement de la connaissance scientifique que l’on a pu considérer que cette hypothèse [ontologique] devenait durablement la condition sine qua non de la science : la recherche des lois causales qui gouvernent la réalité (de façon, disait Descartes, que l’homme se rende ainsi « maître et possesseur de la Nature »). » (24)

- Comment ne pas être aujourd’hui frappé par ce « lien d’évidence » pour les gens du passé, ici clairement exposé, et pour nous criant d’hétéronomie, entre la causalité prometteuse et une volonté de se faire « maître et possesseur de la Nature » ? Mais peut-être est-ce bien la faute à « l’Homme » ? Peut-être n’y avait-il en effet à l’époque d’autre homme à venir possible que celui qui allait un jour beaucoup savoir ? Peut-être ne songeait-il pas que fut possible, ni même souhaitable, un AUTRE usage de la connaissance ? Peut-être même la connaissance n’avait-elle pas, dans son esprit, à se mêler des relations humaines qu’elle déterminait pourtant, ni de la place qu’occuperait l’homme à venir sur cette planète ? Les hommes de promesses n’y songeaient pas. Aussi notre histoire, comme à l’habitude (?) s’est bâtie sur des conséquences, des conséquences auxquelles, tout savants que nous sommes, « nous n’avions pas pensé ». Mais peut-être suffisait-il pourtant d’avoir une meilleure connaissance des hommes et de leur inter-dire ? [« Nous vivons mieux » me diront ici les irréductibles. - Certes, mais « Sans plus de ciel ni d’horizons ; et des rapports humains codifiés comme en prison »]


« Modéliser pour connaître »

Voilà peut-être, bien plus que la « réintégration » susdite du sujet connaissant, ce qui caractérise au mieux le constructivisme. « Modélisation des phénomènes à fin de connaissance ». (74) Quels phénomènes ? N’y a-t-il pas des distinctions à faire ? « Le sujet connaissant ne représente pas des choses mais des opérations (ou des interactions), et la connaissance qu’il en construit par des représentations est elle-même opératoire, ou active. » (73)

[Phénomène Interaction modélisation connaissance] ?

Mais si le sujet connaissant représente des opérations (ou interactions), celles-ci devraient figurer dans la représentation du phénomène qu’est la modélisation, non ? Ou bien l’auteur veut-il dire que le sujet connaissant est, indépendamment de la représentation finale du phénomène, le « représentant » de cette interactivité qui le conduit à modéliser ? Dans ce cas il est pour le moins aussi le « représentant » du type de communication pour lequel il œuvre. Sa contribution à la communication officielle peaufinera la représentation finale, qu’on la qualifie alors de « théâtrale » ou de « diplomatique » (73) Ou peut-être de « rhétorique » ?

« Le sujet ne connaît pas de « choses en soi » (hypothèse ontologique) mais il connaît l’acte par lequel il perçoit l’interaction entre les choses. […] Nous connaissons des interactions par des interactions » (76) - Si l’on ajoute à ces deux interactions, l’interaction des hommes entre eux par le dire (l’inter-dire), on voit ce que peut être la connaissance : un nœud d’interactions sans commencement ni fin, si ce n’est … l’inter-dire. Mais cette « réintégration »-là n’est pas prévue par l’épistémologie, allez savoir pourquoi ! - La communication de la connaissance impose-t-elle de ne pas toucher au sujet connaissant idéal ? Bref, « Nous connaissons des interactions par des interactions ». Mais Piaget par exemple, « interagit » - il avec l’enfant qu’il étudie ? De qui parle-t-il dans le compte-rendu de ses travaux : de l’enfant en train de se construire interagissant avec son environnement ? Ou bien de lui-même, Piaget, construisant sa propre connaissance en relation avec cet enfant se construisant tout en interagissant avec son environnement ? Des deux, nous faut-il croire. Mais si nous observons à notre tour Piaget seul, et qu’à la place d’interactions entre lui et l’enfant, nous considérons leur relation (après tout ce sont deux êtres semblables) que constatons-nous ? Qu’elle est unilatérale … l’enfant ne s’occupe pas de Piaget et ne sait même pas ce qu’il veut. Comment le pourrait-il ? L’enfant est tout à son propre objet, tout comme Piaget …

N’est-il pas plus juste de dire alors que dans toute chose, c’est ma relation que je perçois et fais aussitôt mienne ? (n’est-ce point ainsi que se définit à lui-même JE ?) Dans le cas de Piaget, s’il y a bien relation avec l’objet « enfant », ce type de relation recèle un a priori phénoménologique du type « en-soi » à fin de connaissance, bien sûr : en-soi d’une connaissance qui serait « arrêt sur une image » du processus relationnel sans fin, arrêt sur image qui permettrait d’analyser et de tirer connaissance d’une interaction entre notre « sujet » (ici l’enfant) et l’environnement qui est le sien. Mais dans ce type de relation, il nous faut donc occulter la « relation de connaissance » pour mieux voir « l’objet de connaissance » : l’interaction du sujet avec son milieu dont on pourra faire commerce. La relation de connaissance se limitera à l’interaction expérimentale : « je lui fais ceci, voici comment il réagit ». La relation de connaissance est une idée fixe …

Mais alors, si nous appliquons à notre tour à Piaget cette petite relation qui fait la connaissance, on découvrira à coup sûr une autre connaissance que la sienne. Et si de cette nouvelle connaissance on se fait alors le porte-parole auprès des autres hommes, une autre connaissance portera cette fois sur la relation à l’inter-dire afférente, plus généralement, à « la » connaissance … De fait, la « complexité » est bien plus grande qu’il n’y paraît, et plus aucune « interaction » ne devrait désormais pouvoir nous occulter la somme et la nature des relations impliquées (ou désimpliquées) dont est fait le processus de connaissance.10 Piaget connaissant perçoit dans l’enfant sa propre relation à l’enfant, et s’il est quelque chose pour nous, observateurs à notre tour, à modéliser, nous avons le choix. Choisirons-nous l’en-soi de Piaget « construction de l’enfant construisant son environnement » ? Ou bien, à l’étage supérieur, l’en-soi sur Piaget : « construction d’une connaissance par la relation requise ? Ou encore l’en-soi : « communication du savoir parmi les hommes » ? Tout en haut siègera alors sans doute la compréhension qui démasque la communication du savoir. Compréhension de l’inter-dire humain que l’on aura intérêt à ne pas communiquer comme savoir si l’on ne veut pas tomber à son tour sous les mêmes reproches que l’on aura faits aux autres. A croire que le plus haut savoir, on ne peut le dire !

Quoi qu’il en soit, chez les constructivistes aussi il est donc une « modélisation » implicite de la connaissance qui court toujours : celle de l’observateur qui FIXE l’image de sa relation aux choses puis aux hommes auxquels il va expliquer. 11 Que ce soit pour expliquer une « chose » ou une « interaction », ou encore qu’on « interagit » avec son sujet, cela n’y change rien. Si c’est l’acte de connaissance qui importe tant aux nouveaux cogniscistes, alors qu’ils s’interrogent plutôt sur ce qu’ils font de leur relation :

« Que faisons-nous des choses que nous voulons connaître ?

Que faisons-nous aux hommes auxquels nous voulons expliquer ? »


Idéologie

J’ai souligné plus haut (Connaissance et communication) la continuité historique du constructivisme dans le paradigme d’un certain type de relations humaines par le dire. Le sujet connaissant, présenté comme vierge et seul face à l’objet de connaissance, fait partie de la communication traditionnelle. Voici pour le geste d’enseigner, trop peu interrogé, trop peu interrogeable s’il s’avère révéler un très ancestral (et inavouable) cercle vicieux. (supra) De fait, si de tout temps une certaine minorité d’hommes a « éduqué » la majorité des autres à leur accorder légitimité au Pouvoir … de les faire, il va de soi que « l’époque » leur en fournit toujours les moyens. Mais plutôt que de voir là une « volonté de puissance », peut-être faut-il invoquer simplement ici le « savoir-croire » de l’espèce humaine ? (Cf. L’hypothèse savoir-croire)

La connaissance constructible ou faisable, précise l’auteur (61- c’est moi qui souligne) « Le vrai consiste simplement en ce qui est avantageux pour la pensée » disait W. James, contributeur du début du 20ème siècle au constructivisme, et agent actif de la désacralisation du concept de « connaissance vraie ». (60) Et J. Dewey, en proposant de tenir « la logique pour une théorie de l’enquête » (et non plus pour l’instrument de vérification déductive de la vérité objective), et le pragmatisme pour un instrumentalisme, réouvrira à la méthodologie de la construction des connaissances l’accès des raisonnements dialectiques ». (61) - Le faisable… l’avantageux… l’abandon de la connaissance vraie et de l’instrument traditionnel de vérification de la vérité objective… les moyens d’une enquête… un instrumentalisme du pragmatisme … et l’accès aux raisonnements dialectiques… – il apparaît que la connaissance s’ouvre ainsi à la société civile et marchande par une idéologie clairement utilitariste. Ajoutez à cela les progrès d’une téléologie qui ne concernait jusqu’alors que « l’essence de l’homme » (qui était bien sûr de savoir), et vous éveillerez à coup sûr dans les esprits l’idée que la connaissance s’est tout d’un coup faite libérale. « Si rien n’est donné, tout est construit » (Bachelard habilité pour la formule) – et l’auteur d’ajouter : « les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes » (62). Si rien n’est donné, il faut tout de même que soit « donné » de quoi construire, non ? Or donc le sujet connaissant est lui aussi à construire. Vous me suivez ? La relation de la connaissance à son objet d’une part, aux hommes d’autre part, sera constructiviste. Si ça marche, c’est valable. Autrement dit : « si rien n’est donné, tout est permis » ? « Les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes » …

Téléologie constructiviste appliquée au constructivisme : non plus construire une méthode, un appareillage et une représentation à partir de la fin de l’objet ainsi à connaître, mais construire une méthode, un appareillage et une représentation « complexe » (suivant la terminologie constructiviste voulant dire « l’interactivité » sujet-objet désormais assumée) qui RELIE la représentation construite de l’objet (par exemple l’Histoire) à un sujet CONSTRUIT EN MEME TEMPS (ou préparé de longue date et réactualisé à chaque époque).

Autrement dit, on forme tout homme-élève à savoir suivant un modèle, l’inter-dire en est le moyen et le but. Le constructivisme consiste à « joindre les deux bouts » (adieu épistémologie génétique, « premier volet » piagétien !). D’où peut-être un principe caché de L’IDEOLOGIE DE L’ENSEIGNEMENT : « Dans la mesure où l’on veut enseigner la vérité aux hommes, il nous faut former les hommes à cette vérité ». Enseigner / former, La nuance est de taille ! Ou bien ces deux verbes sont-ils ici « inséparables » (comme il est dit plus bas de la connaissance et de la représentation) en tant qu’« interactivité » … humaine ? Ce principe d’efficacité, le constructivisme n’est pas le premier à vouloir lui emboîter le pas. Toute l’histoire de la vérité, par quelque bord qu’on l’approche, consiste certes en ce qu’on en dit officiellement (objet, méthode, etc.), mais consiste toujours AUSSI en un volet « communication » (enseignement, éducation, in-formation) dont la tache est de « construire » les hommes QUI VONT AVEC. Disons qu’à travers le constructivisme, l’idéologie libérale aujourd’hui partout en bonne place s’investit maintenant sans vergogne … dans la connaissance.

Bien sûr cela suppose sans doute un principe plus antérieur encore : la crédulité, la malléabilité des hommes aussitôt pris en main par l’inter-dire. Epistémologie génétique, deuxième volet : « l’apprentissage de la langue rend perméable à l’inter-dire. » Y aurait-il pour les enfants des choses qu’il ne vaut mieux pas qu’ils sachent, M. Piaget ?

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« Idéologie » est le nom donné ici en vue de communiquer. D’un point de vue naturaliste, ce mot là, ce processus global, cette « connivence » entre « les uns et les autres » (…) n’est ni plus ni moins que la stratégie pratique d’un hypothétique savoir-croire cognisciste. Il y a de « l’omission » à l’œuvre dans le travail d’inter-dire, comme toujours peut-être quand il s’agit d’ériger un Pouvoir. Quand je lis page 74 « Cette inséparabilité de la connaissance et de la représentation entendues dans leur distinguable activité, l’expérience intentionnelle du sujet connaissant et la construction tâtonnante du sujet représentant la connaissance, constitue sans doute l’hypothèse fondamentale forte sur laquelle se définissent aujourd’hui les connaissances enseignables, scientifiques et communes que légitiment les épistémologies constructivistes », je me dis 1) qu’il y a de bonnes raisons pour que certaines choses soient ignorées ou tues, sans quoi ça pourrait ne pas marcher ; 2) qu’en l’occurrence il sera tu que le sujet connaissant n’échappera pas à la modélisation ; 3) que le sujet expérimentant expérimentera donc aussi, dans le même temps, fut-ce en secret, un nouveau sujet connaissant ; 4) qu’entre le sujet expérimentant et le sujet représentant-modélisant, il y a celui qui attend dans l’ombre : le sujet communicant, pressé d’enseigner, pressé par et pour l’inter-dire ; 5) qu’en définitive l’épistémologie consiste à modéliser un nouvel homme dans son rapport à l’inter-dire, un homme utile à l’inter-dire, non point un homme apprenant à faire connaissance AVEC tel ou tel être au monde, mais un homme intégrant « l’acte par lequel il perçoit l’interaction entre les choses », un homme doté d’un savoir-faire, d’un savoir produire la connaissance qu’il écoulera ensuite par son dire. Au fond, les cinq points n’en font qu’un.

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Le « discours de circonstance » dont parle Bachelard (cité dans « Connaissance et communication ») pourrait traduire l’honnêteté intellectuelle d’un épistémologiste résolu à réintégrer le sujet connaissant dans le processus de la connaissance : un certain relativisme. Chez le constructiviste cependant, il y a une inscription délibérée dans le temps, l’époque, en raison de sa défection volontaire à l’égard de l’Invariant. Selon lui, l’Invariant « ne marche plus » ; il lui faut inventer quelque chose d’autre, un autre « contrat social », dit-il. 12

Autre signe des temps, le besoin de légitimer aussi les connaissances communes (en plus des scientifiques), alors que du « bon sens » collectif on semblait autrefois se contenter (comme en témoigne par exemple la sagesse des anciens inscrite dans la langue, selon Vico) : « On s’étonnait [en introduisant cet ouvrage] de la relative ignorance de ces fondements statutaires de la connaissance dont témoignait la plupart d’entre eux [scientifiques et citoyens]. Sans une telle conscience des conditions de définition et d’évaluation des connaissances (qu’elles soient tenues pour scientifiques ou pour communes), peut-on prétendre que le contrat social qui assure la légitimité de la science dans et pour la société puisse être respecté ? » 13 (117) Mais Mr Le Moigne ! bien des choses, des connaissances et des Institutions sont respectées par les hommes sans qu’ils soient capables d’en fournir la moindre définition ! Et leurs évaluations se passent volontiers de « fondements statutaires » ! Sont-ils idiots ? Non, ils ne se contentent pas de la « nécessité » de modéliser, de justifier, et leur perception du « contrat social » proposé par les institutions est, il me semble, bien plus politique : ils savent qu’ils ont affaire à un Pouvoir. [Du reste, la science s’est trop mêlée de leur démolir leurs inoffensives croyances, même, pour qu’ils aient une confiance aveugle dans son intention de les « éclairer ». La science sait-elle seulement quelque chose des illusions nécessaires au bon fonctionnement d’un être humain, voire d’une civilisation ?]

La question éthique enveloppe toute doctrine épistémologique, nous dit l’auteur, en suivant. Est-ce à dire qu’elle la précède ? Qu’elle doit la précéder ? Précisément, il s’agit de savoir … ce que nous VOULONS. Voulons-nous des connaissances valables sur lesquelles fonder légitimement une institution (laquelle attestera, nous dit-on, du contrat social ainsi passé entre l’Epistémologie et les citoyens que nous sommes), ou bien voulons-nous établir quelles connaissances nous seront utiles, quelles recherches nous voudrons favoriser après que nous avons décidé par exemple quel(s) type(s) d’homme(s) et de société(s) nous sied ? Décisions arbitraires, me dira-t-on ? Mais si celles-ci sont prises collectivement, fut-ce, même, au titre de l’expérimentation ? Et puis s’il n’y a plus d’Invariant, si rien n’est donné, si tout est construit, si le bon vouloir est toujours le fait de Rois, n’est-il pas perfide de chercher à légitimer une institution alors qu’on prêche dans le même temps qu’il n’y a plus d’Invariant ? Si l’Invariant n’est plus, quoi d’autre que la rhétorique pour assurer la légitimité de nos propos ? Ah, l’inter-dire ! … [Si ‘l’homme’ au singulier n’existe plus, à quoi bon enseigner aux hommes la vérité ?]

Connaître fut jusqu’ici, partout en Occident, « l’essence de l’homme ». Qu’est-ce que l’auteur entend par « éthique » ? : « Peut-on parler de ‘connaissances valables’ (la question éthique enveloppant toute doctrine épistémologique) si l’on ignore les conditions d’élaboration et de justification de ces connaissances, et si l’on considère que la mise en œuvre d’une méthode dont on ignore la signification, suffit ipso facto à valider les connaissances qu’elle est présumée produire ? » (118)

- L’éthique aurait-elle pris dans les discours de notre époque la place qu’occupait autrefois l’essence ? Si je comprends bien la citation, il est éthique de savoir avant de (c’est-à-dire pour) prétendre à quelque légitimité, c’est-à-dire avant de mettre en œuvre une quelconque méthode. On croira si l’on veut qu’il nous est demandé de savoir avant de vouloir. Comme savoir prend un certain temps (et est l’un de nos désirs les plus profonds), les risques sont grands que nous nous y « installions », surtout « si c’est faisable ». Exit notre volonté PREMIERE ? Notre volonté tout court ? Nous aurions « » désormais notre cheval de bataille ?

Il me semble éthique, à moi, de VOULOIR collectivement, « délibé-rationnellement » (à nos risques et périls, ça ne nous changera pas beaucoup) sans prétendre à d’autre légitimité, toute légère, que « naturelle » (il est naturel de vouloir) et d’engager la science pour la mise en œuvre de la méthode. Les connaissances valables seront ainsi légitimées par notre programme. La délibé-raison consistera à écarter ce qui nous paraît impossible (« je voudrais être un cheval »), du moins dans l’immédiat. Nous sommes constructivistes ! – mais pas obsédés d’institution !

En définitive, j’oppose volontiers ici, de façon provocatrice, ceux qui, par leur connaissance, se croient de meilleur conseil politique aux autres – et voudraient donc décider de tout (tout est dans le « donc ») – à ceux qui tentent de leur dire que ça n’est pas cela qui compte, puisque ce qui compte pour eux c’est le monde humain que nous voudrions mettre en place. L’inter-dire et sa hiérarchie nouvelle suivront : non plus des relations humaines véhiculées par le statut social et politique de la connaissance, mais une éthique des relations humaines conduisant la science.

*

Dans le résumé du constructivisme que fait l’auteur en fin d’ouvrage, il reproche aux épistémologies positivistes et réalistes d’avoir légitimé une sorte d’enfermement sur un réductionnisme et sur un logicisme formel. (122, ce passage est également discuté en note in Volonté de paradigme) Mais peut-être qu’elles n’ont rien réduit, peut-être qu’elles se contentaient légitimement de savoir et que la prétention constructiviste (qui reprend à son compte, ceci dit au passage, le sujet connaissant réduit décrit plus haut) consiste en une addition faite à l’acte de connaissance ? Peut-être qu’avec le constructivisme, la connaissance entend plus ouvertement se mêler de la société dans lequel elle s’est sentie pousser des ailes ? Le passage suivant éclaire, à mon sens, l’extension accordée à l’acte de connaissance 14 : « Restriction méthodologique sans doute exagérée, puisqu’on pouvait élargir, on l’a vu, le réductionnisme de méthode jusqu’au principe de modélisation analytique, et le logicisme formel jusqu’au principe de raison suffisante ». - « Modélisation systémique » et « action intelligente » est-il précisé en suivant, dont les épistémologies n’avaient fourni jusque-là que les « embryons ». Le paradigme était tout autre, il ne réduisait pas, il se concentrait sur sa seule tâche, peut-être …

Si je compare, ici : l’épistémologie traditionnelle cherchait, semble-t-il, à légitimer des processus de connaissance face à l’objet à connaître. L’épistémologie constructiviste cherche aujourd’hui à légitimer des processus de connaissance active politiquement dans son rapport à l’objet à modéliser. « La société humaine est modélisable, DONC … » On assiste, peut-on lire, à « l’émergence paradigmatologique » [E. Morin] de l’intelligence des paradigmes épistémologiques que se forgent nos cultures. (124) La mondialisation est en marche, c’est-à-dire : l’époque des Paradigmes, de la grande Modélisation est (enfin ?) venue. On jurerait que le monde entier va se lever pour se mettre à se connaître enfin et se réaliser. - Hegel ? « Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l’acquérir … la connaissance élaborante essaie de se connaître à partir de la connaissance qu’elle élabore et qui lui devient ainsi collaborante » (E. Morin, 1986). - Le Moigne nomme cela « Ouverture » et déclare qu’elle « symbolise la méditation sur l’éthique de la connaissance enseignable ». Et il ajoute : « méditation que nul paradigme épistémologique ne saurait épargner au sujet connaissant qu’est ici le lecteur pensif ». Je suis songeur, en effet, de ce que pourrait être un paradigme non plus enseignable, non plus épistémologique, mais plus réellement éthique, qui n’exigerait pas de moi de devenir le sujet connaissant prescrit. Sans doute faudrait-il pour cela créer un monde politique « à la carte », de sorte que chacun puisse vivre où il le veut, dans le régime politique de son choix ? « Une chose est nécessaire » disait-on à une époque lointaine – est-ce encore et toujours de convoiter un savoir qui toujours nous soumet à sa légitimité, à son autorité, à son programme, ou bien de nous entendre enfin sur un projet « volontarien » auquel nous plierions nos sciences tout en les consultant ?


Epistémologie, pas philosophie !

Les auteurs qui ont formulé quelque théorisation d’une épistémologie assez générale pour être susceptible d’être cautionnée par les institutions scientifiques, sont peu nombreux, nous dit J.L. Le Moigne. (14) - Je ne joue pas simplement sur les mots : quelle est la différence entendue ou sous-entendue entre une théorie du discours sur la science dans son ensemble et un « simple » discours sur la science dans son ensemble également ? Un discours qui soit aux différents paradigmes (plus philosophiques qu’épistémologiques, par conséquent ?) leur commun « métaparadigme » ? Mais peut-être que l’épistémologie entend justement se démarquer ainsi de la philosophie, laquelle ne fournirait, précisément, que des discours sur la connaissance ? « Querelle de bornage » comme il est dit plus loin ? Non, l’épistémologiste entend présenter une modélisation systémique, voilà ce qu’elle nomme ici « théorie », voilà sa spécificité maîtresse, sa fierté, même. [On sait par ailleurs tout le bien que Piaget pense de la philosophie ; il a mieux : l’épistémologie génétique]


La « parenté native » au cœur de l’institution traditionnelle

L’hypothèse ontologique des épistémologies traditionnelles nous est présentée comme suit : « réalité essentielle de la réalité existentielle. » (20) – La réalité (existence) a donc une sorte de double qui la précède dans le mode de l’être, et dont elle est le reflet. Ça n’est pas nouveau, mais ça n’est pas suffisant : « La connaissance que constitue progressivement la science est la connaissance de la Réalité, une réalité postulée indépendante des observateurs qui la découvrent (même si leurs descriptions n’en sont pas indépendantes) : l’Univers, la Nature, la Vie, tout ce que nous pouvons connaître – ou tenter de connaître – est potentiellement connaissable, ou descriptible sous forme de discours (logos) et ces connaissances nous disent peu à peu l’essence, la substance et la permanence des choses, par-delà la diversité éventuelle de leurs apparences et de leur comportement » (20) – Même si l’auteur exagère à dessein sur les majuscules auxquelles plus personne ne croit, si la réalité est sans nous, elle n’est pas du tout, dans son essence, étrangère à notre pouvoir de connaître, c’est-à-dire à notre intelligence : « l’essence des choses » postule ainsi une Parenté native (expression empruntée à P. Aubenque) entre leur cognoscibilité et notre pouvoir de connaître. A l’appui encore de ce postulat, on trouve la « naturalité de la logique déductive » (et aujourd’hui déductive) : principe de raison suffisante qui nous dit que tout doit être expliqué syllogistiquement (Leibniz) (32). Ainsi la cause est tout aussi réelle, le déterminisme et le causalisme sont pleinement justifiés ; il existe une sorte de dialectique pensable de la réalité (33). « La puissance épistémique de la logique formelle devient alors exceptionnelle et on comprend que son statut académique soit toujours éminent dans la plupart des traités scientifiques » (33).Dans la même veine, on peut encore citer le « principe de moindre action » de Maupertuis, sorte de principe synthétique formulant l’adéquation implicite entre la méthode de calcul et la méthode analytique de décomposition. (35)

Mais l’épistémologie constructiviste échappe-t-elle à toute forme de « Parenté native » ? Si le réel connaissable est constructible, écrit l’auteur page 46, les axiomes sur lesquels se fonde la construction de la connaissance le sont aussi. Et il ajoute, pensant échapper ici à tout « naturalisme » : « Ils ne sont donc pas ‘données naturelles’ s’imposant en raison à l’observateur-modélisateur ». Pourtant, je note qu’il s’interroge sur la constructibilité du réel, mais non sur sa cognoscibilité. Or postuler la cognoscibilité du réel, fut-ce à condition de le construire, c’est établir la « constructibilité » du réel suivant nos propres moyens – de construire. Cognoscibilité (ou si l’on veut constructibilité) du réel, constructivisme de l’homme, telle est la parenté native, ici. De fait, le mot constructible permet avantageusement d’éviter la question ontologique posée par l’expression « potentiellement existant » à laquelle pourtant il nous renvoie. Ainsi convertie, la citation s’éclaire d’un jour nouveau : « Si le réel connaissable (fut-il constructible) existe, alors les axiomes sur lesquels se fonde la construction de la connaissance existent aussi. » Nous avons donc affaire là encore à une traditionnelle plus-value a priori de l’existence, nécessaire à notre connaissance. (Voir ci-dessous le paragraphe portant ce titre)

[De même, il est remarquable que E.Morin utilise le mot de « complexité » pour dire l’interactivité sujet / objet. Est-ce là aussi pour écarter certaines objections ontologiques ?]


Une plus-value a priori de l’existence, nécessaire à notre connaissance ?

A propos des « échelles d’intensité de l’hypothèse ontologique » au sein des connaissances positives, l’auteur écrit : « … elles pourront aussi postuler la réalité des représentations de la réalité et lui donner statut, établissant alors des connaissances de cette connaissance qui seront peut-être plus aisées à ‘vérifier’ que les premières. » (22) 15

- Prêter ainsi existence à nos représentations ou à nos moyens formels (mathématiques) de représentation (les épistémologies constructivistes échappent-elles à l’ontologisation de leurs formules et modèles ? Voir paragraphe sur la parenté native), n’est-ce point dans les deux cas abuser de l’existence ? Est-ce à dire, là aussi (…), que certaines questions ne sont pas posées ? En l’occurrence, faut-il surtout ne jamais rien établir préalablement et sérieusement de ce qui EXISTE EN REALITE pour se donner toutes les chances de connaître et – de faire savoir ? Est-ce à dire que la science fait exister « ce qu’elle veut » ? (« Si ça marche … ») Que serait-elle aux yeux des hommes du commun si elle se contentait de prêter existence à la seule réalité COMMUNE à- et PARTAGEE par tous les êtres au monde ? Que pourrait-elle nous dire si elle reconnaissait tous les actes formels qui sont les siens (méthodes, théorisations, modélisations mathématiques, etc.) comme autant de pis-aller à l’Intermédiaire suprême autrefois vivant et bien réel qui nous disait le monde et auquel elle a succédé, lui empruntant au passage son dire ? Comment ! l’être est une chose, l’existence une autre ?

Si elle savait faire la distinction, elle saurait alors nous dire : « Moi la science, je ne suis pas Connaissance ; je suis un ensemble de moyens offerts aux hommes de croire selon un certain dire, une certaine volonté séculaire de Dire. »

L’épistémologie, dernier discours venu, est-elle discours « sur » la connaissance ou bien discours « de » la connaissance ? Car si elle se fait institution, et tel est en effet son vœu, alors elle existe bel et bien, et peut à son tour dire le monde, organiser les sciences et les relations humaines …

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1 Le dernier chapitre, en effet, sur l’éthique, 9 pages seulement, n’est manifestement pas le point d’orgue de l’ouvrage.

2 Les efforts entrepris par l’auteur pour justifier d’une éthique séparée et indépendante ne sont pas convaincants (Cf. Téléologiquement vôtre et Idéologie)

3 A la différence des autres « épistémologistes », les constructivistes seraient simplement des gens qui admettent ouvertement que la connaissance se fait.

4 L’auteur nomme-t-il ainsi ce que l’on nommait autrefois l’imagination ? Elle est déterminante et endogène, en effet.

5 A croire que la communication, véritable nid de serpents, est pourtant ce qui le plus nous attire, puisque c’est là que nous déposons nos œufs. Puisse notre savoir-croire individuel nous inspirer une expressivité candide, qui émergerait comme par miracle d’un élan pour la … retenue !

6 Je note ici qu’à la différence des premiers mots de l’auteur, (6) le contrat social est plus justement associé à tout discours simplement épistémologique (c’est moi qui souligne) : « Le statut de la connaissance […] vaut contrat social fondamental, rendant possibles les rapports mutuels des citoyens (dont les scientifiques), comme les rapports institutionnels des citoyens et des scientifiques (l’Etat et la Science, dit-on aujourd’hui) ». (voir discussion de cette phrase dans « Qui détermine la valeur sociale »)

7 Page 122, Le Moigne écrit : « Les épistémologies positivistes et réalistes avaient légitimé une sorte d’enfermement sur un réductionnisme et sur un logicisme formel … ». Mais le constructivisme n’enferme-t-il pas l’éthique dans un véritable « savoir sur lui-même », comme « émanant » de celui-ci ? De « La nature de la nature » tome 1 du grand œuvre d’E. Morin, à « L’humanité de l’humanité », tome V, en passant par « La connaissance de la connaissance » (tome III) et « Les idées (tome IV), y a-t-il place dans un pareil programme (une pareille chronologie) pour une parole et une volonté première ? N’est-il pas tacitement prescrit de chercher légitimité, et ce à l’issue seulement d’un long et périlleux travail de connaissance, à l’exemple du travail fourni par l’auteur ? Dernier tome (VI) : « L’Ethique » : L’enfermement de l’éthique n’est-il pas ici manifeste par le fait qu’elle arrive justement en dernier ? - Et si nous avions le courage de dire d’abord ce que nous voulons, ensuite seulement ce que nous savons ? Pourquoi toujours proposer aux hommes de savoir (par la communication, s’entend) et non de vouloir, d’exprimer quelque idée éthique de la politique ? Pourquoi le savoir ne consisterait-il pas à nous dire, au cas par cas : « Non, ce que tu voudrais là n’est pas réalisable » ou encore : « Si ça se réalisait, cela aurait ceci et cela pour conséquences. Est-ce que tu veux quand même ? », ou encore : « Voici quelles en sont les conditions : es-tu prêt à les remplir ? », etc.

8 C’est dire combien l’éthique au niveau inférieur des disciplines, y compris la philosophie, est condamnée à ne se lever qu’à la nuit tombée.

9 Je ne dis pas seulement « il pleut », je ne t’informe pas seulement qu’il pleut, je fais aussi signe d’un « il » et d’un verbe pleuvoir convenus entre nous, d’un « je te dis », d’un « tu m’entends », « tu comprends », « tu me crois », etc. Je ne fronce pas le sourcil parce que tu m’inquiètes, je fronce le sourcil parce que je m’inquiète pour toi. Mais je te dis pourtant « tu m’inquiètes », selon notre référence commune au libre choix laissé à chacun de choisir le sujet de son verbe, etc. Si J.L. Le Moigne a écrit un ouvrage intitulé « Les épistémologies constructivistes », c’est pour faire sens, assurément, C’EST-A-DIRE pour que je m’en tienne absolument, moi lecteur, à ce qui est clairement dit dans le titre. Le signe « livre » (l’objet matériel) englobe l’espace d’utilisation, de compréhension, de communication requis, etc. Si je n’obéis pas au signe conjoint au livre et au titre, je ne comprends pas son sens (en amont de ce qu’il véhicule). Le livre entend me prescrire l’ensemble des signes qu’il représente. Alors seulement je suis en mesure de comprendre son sens (contenu).

10 Le réel connaissable est un réel en activité, nous dit l’auteur. (77) S’agit-il de cette activité sise dans l’interactivité qu’est, selon lui, la connaissance ? Non, le sujet constructiviste connaît l’acte par lequel il perçoit l’interaction entre les choses. (76) Ainsi donc, la connaissance interactive consiste à interagir avec une réalité elle-même déjà « en activité ». Mais alors, comment « l’expérience du réel » (ou du connaissable) du sujet connaissant va-t-elle se traduire ? Une représentation, une modélisation nous est-il dit. (supra) Mais une modélisation de quelle activité, de quelle interactivité ? Le sujet connaissant va-t-il modéliser l’activité « d’un système » ? Ou bien modéliser l’interactivité du sujet connaissant avec ce système ? Mais comment les accorder ensemble ? Il n’y a, à mon sens, que la communication pour répondre à cette question …

11 L’auteur nous parle certes de la « récursivité de la cognition » (3ème caractéristique de l’expérience constructiviste) (78), mais il s’agit toujours d’un même type de relation (qui fait la connaissance) avec tous les objets de connaissance. On est encore loin de ce que laisse entendre Popper quand il propose de postuler une « ouverture causale » du « monde 1 » de la physique sur le « monde 2 » de la psychologie et sur le « monde 3 » de l’esprit humain et de ses productions (éthique, esthétique, société). (26) Peut-être est-il un monde, en effet, où la vérité ne serait plus dicible qu’en certaines conditions bien précises ? Dès lors, nous pouvons entendre différemment le propos de Dobzhansky, cité page 78 : « En changeant ce qu’il connaît du monde, l’homme change le monde qu’il connaît. Et en changeant le monde dans lequel il vit, l’homme se change lui-même ».

12 Au sujet de « l’irréversibilité de la cognition » : « Cette ‘flèche du temps’, que Bergson, Costa de Beauregard ou I. Prigogine, nous invitent si instamment à reconnaître, doit sans doute être postulée (comme doit l’être l’atemporalité ontologique de la mécanique newtonienne présumée réversible) (77) La deuxième caractéristique de l’expérience constructiviste présentée par l’auteur suit logiquement : la « dialogique de la cognition », laquelle « doit sans doute être postulée (comme devait l’être celle de sa réductibilité au plus simple élément, implicite à l’hypothèse ontologique). (78) Y aurait-il là comme une appropriation exclusive, caractéristique d’un sujet connaissant idéalisé ? « Rien que lui et moi, (supra) lui et moi rien que maintenant ? » Si tel est le cas, il n’est pas étonnant que le constructivisme rende compte des « phénomènes d’autonomisation, d’auto-organisation ou d’autopoïèse, puisqu’elle [la récursivité de la cognition] n’interdit pas au sujet connaissant d’assumer le caractère autoréférentiel de son activité cognitive. – « Autoréférentiel » … voilà un terme conforme au soupçon éveillé tout du long, ajoutant encore aux caractéristiques de notre époque : libéralisme, opportunisme, utilitarisme, souverainisme, individualisme, arrivisme … (l’interdisciplinarité n’évoquant alors qu’une collusion en vue d’un Pouvoir)

13 Mais pourquoi les connaissances « tenues pour communes » (L’Histoire, la philosophie, etc.) auraient-elles à s’assurer de la légitimité de la science pour être respectées ? Si elles sont implicitement tenues pour « devenant science », pourquoi les dire communes ? Car communes, elles ne le sont que par la communication, non par le savoir de chacun en la matière ! (Cf. Qui détermine la valeur sociale ?) « Les réponses du constructivisme n’autorisent pas un découpage fondamental entre connaissances dites objectives ou scientifiques et dites subjectives ou philosophiques » est-il encore dit page 122. Voilà qui autorise donc l’épistémologie, discours sur la connaissance scientifique, en passe de devenir elle-même science, ou tout du moins institution respectée comme telle !

14 Du reste, il parle bien d’élargissement dans les lignes qui suivent.

15 Il me paraît instructif de comparer la REALITE « postulée » ici des représentations de la réalité selon les épistémologies traditionnelles – au statut de CONNAISSANCE « accordé » aux représentations de l’interactivité (ou complexité) selon les constructivistes dans le propos suivant (97) : « Puisque nous n’accédons aux connaissances que par les représentations que nous en construisons, les systèmes de symboles à l’aide desquels sont dessinés à dessein les artefacts qui désignent ces connaissances peuvent être considérés comme des connaissances ». La connaissance aurait donc supplanté la réalité comme référence (ontologique ?) du cogniscisme ? « Rien ne nous contraint à définir une connaissance ou une discipline scientifique exclusivement par son « objet » (tenu pour indépendant du système observant) : nous pouvons aussi la définir par son « projet », en entendant ce caractère téléologique de la connaissance dans son intelligible complexité » (99). On comprend alors peut-être tout le projet épistémologique constructiviste dans cette seule phrase : « Les sciences de l’artificiel (H.A. Simon), sont a priori aussi productrices de connaissances scientifiques que celles des ‘sciences du naturel’ auxquelles les institutions d’enseignement étaient accoutumées depuis deux siècles ». (98) En clair : à la place de la « nature des choses » et de notre ancestrale soumission à « l’objet », il y a maintenant pour nous notre projet de construire ... Reste à savoir si cela change le naturel de l’homme soucieux d’inter-dire …


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