samedi 31 janvier 2009

"Je cherche un homme"

Le texte suivant est un prolongement de mon travail de fonds "Si savoir est croire", sur la base d'une confrontation avec les personnages cités par Michael Pauen dans son ouvrage "Dithyrambiker des Untergangs".


Qui Quoi

Quel homme ?

En matière d’être homme, on doit pouvoir comparer différents modes suivant les proportions dans lesquelles chacun dit au monde et / ou aux hommes. Par exemple le gnostique, l’artiste, le cognisciste, et l’homme au dire-être sans hypostase, c’est-à-dire en tant qu’emblèmes, respectivement, du croyant à un autre monde, du créant un monde, du sachant ce-qui-est, et de l’ignorant qui ne demande qu’à être présent en ce monde. « L’ignorant », c’est-à-dire aussi bien tout ce qui vit sur terre sans savoir, mais qui ne « s’en sort » pas moins pour autant.

Ou plutôt, dans une optique de présence suivant le type de relation et donc d’espace impliqués, il est sans doute préférable de faire pour chacun un relevé des verbes qui le caractérisent. Chaque espèce ou étape d’être homme dans la vie de chacun détermine en effet un style de dire. Par exemple, peut-être :

- Le gnostique engueule le monde et le faux dieu, et compose pour le salut des hommes.

- L’esthète loue l’altérité féconde et se baigne personnellement en toute belle chose.

- Le sachant assène aux faits leurs Noms et métamorphose ainsi son propre croire.

- Le rhéteur met en scène son rôle et celui des autres.

- Le prêtre fait de tout une parole puis déclame.

- L’enseignant transvase une réalité vraie pour faire passer un savoir dans un autre.

- Le poète chante et prend à témoins les étoiles.

- L’enfant joue à croire, il dit que c’est ici pour du semblant.

Etc.


Quoi qu’il en soit, dans toute expression il y a toujours un volet « aux hommes » dont l’importance éclaire, inversement proportionnellement, sa part d’être au monde.


Un partage de l’Au-delà ?

Le gnosticisme est la manifestation d’une certitude possible par opposition au savoir. On chercherait à savoir quand on n’a pas la certitude, précisément parce qu’on ne l’a pas, et peut-être même en signe de découragement, de désespoir d’avoir un jour la révélation. Le gnostique nous montre en tout cas combien la certitude n’est pas nécessairement et exclusivement liée aux conditions posées et imposées par l’inter-dire rationaliste ou la foi. La foi n’exige pas la certitude, mais écarte le savoir par une pratique du croire indépendante de lui.

Foi, savoir et certitude se partagent-ils l’Au-delà ?

Trois modes d’être- ?


Trois caractères d’hommes

1) L’un impose lui-même, sa Personne, son Statut, son Rang, sa Compétence : l’égocentrique (le roi, le tyran, le spécialiste, l’Unique, l’ayant droit, etc.)

2) Un autre impose le Sens, s’en nourrit par devers soi (rémunération, gratifications) et par devant (le propage, l’enseigne) : le fonctionnaire du Paradigme.

3) Un troisième se (re-)présente librement au monde comme ce qu’il fait de lui-même, découvre ainsi l’espace commun d’être (c’est là son apprentissage), se confronte alors au Paradigme et enfin témoigne : soi anonyme par l’exemple.


Trois hommes encore

Dire-être au monde, pour un homme, n’est pas s’empresser de dire mais vouloir être le plus richement , quelle que soit sa culture. Il y faut pour nous, sujets connaissants, une forte épochè. Les mots du savoir n’ont pas à se mêler de l’espace du là – ils n’y sont pas ! Du reste nos problèmes existentiels sont aujourd’hui encore bien souvent à l’origine de cet appétit : des conflits entre espaces et Existants. *

Comme tout ce qui est, la même question d’être

Sauf que nous seuls, hommes, avons un certain choix.


En philosophie par exemple, un homme fait ainsi ses recherches, selon le cas :

a) pour être : problème existentiel, donner sens à sa vie (amateur enthousiaste) ;

b) pour alimenter l’inter-dire et en tirer bénéfice (professionnel officiant) ;

c) pour créer et honorer à son tour la présence (dire-être), un espace dans l’autre : l’inter-dire dans l’inter-être (sage, philosophe-artiste).

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(*) Voir par exemple L’être homme au monde détourné


La trahison de l’homme libre

On connaît cette figure de « l’homme libre » prônée parmi les hommes, mélange de créativité, de force, d’orgueil et de vanité. Elle traverse l’histoire des hommes. Sa liberté est à l’égard de tout « Etre », à l’encontre de toute autorité. Que peut faire un pareil homme de cette liberté ? Que va-t-il en faire ? Elle le poussera tôt ou tard à créer à son tour un Etre de ses propres mains ! C’est-à-dire à l’égal du dieu ou, s’il vit à notre époque, à l’égal de la connaissance objective des faits, de la réalité : il sait.

Voici son travail achevé ; c’est par exemple une théorie politique, ou une conception scientifique ou « esthétiste » du monde, ou encore un système philosophique – bref, cela donc nous concerne. Que devons-nous comprendre ? Son œuvre est-elle un exemple de ce que nous aurions pu nous-mêmes réaliser, et donc en quelque sorte un éloge de notre propre créativité ? Une célébration de notre savoir-croire, peut-être ? Ou bien est-elle une occasion pour nous de savoir, de nous soumettre à ce nouvel Etre, de nous laisser guider par lui, nous qui ne sommes pas capables de créer par nous-mêmes ?

Chaque créateur religieux, poétique, philosophique ou politique doit choisir entre l’hypostase utile aux hommes – en grande majorité non « artistes » – et l’éloge de la créativité humaine dans son ensemble. Dans le premier cas, il est sans nul doute aux hommes, dans le second il est plus généralement au monde. Lui, l’hérétique qui osait penser par lui-même, a fini par penser pour les hommes et a fondé une Eglise. Il est devenu un grand homme.

Mais d’un point de vue de l’être homme au monde,

Toute Eglise est précisément le commencement de l’hérésie.


Le reproche de fond

Devoir dire aux autres hommes sans hypostase aucune obligerait tout homme à se mettre personnellement à découvert, car alors il n’aurait « à montrer » que sa présence et son seul pouvoir de créer son savoir-faire, sans aucune créature autonome à faire parler, voire derrière laquelle s’abriter. C’est peut-être ça, être homme parmi les hommes :

S’abriter chacun derrière nos Créatures et nous les échanger ... *

Rien à dire, juste à montrer ce dont on est capable afin de se protéger ? Stefan George fait une métaphore puissante, écrit Pauen, mais elle s’évanouit dès qu’on l’interroge sur cette réalité utopique. Et il ajoute à propos du même auteur: « On peut établir une continuité entre le vide de son « Autre » et par exemple le refus de Bloch de renseigner sur les déterminations de l’utopie, ou encore l’interdit d’image chez Adorno ».

On peut en effet considérer que le travail n’a pas été achevé, qu’une promesse n’a pas été tenue, voire tout simplement y déceler un manque de sérieux. Mais on peut aussi comprendre en quoi le désir d’être au monde est avant tout un reproche de fond adressé à l’inter-dire humain : le mobile commun à toutes les Créatures est de masquer le propre dire-être au monde de leurs auteurs, pour les beaux yeux d’un inter-dire qui n’entend pas qu’un tel ou un tel parle seulement de lui-même en tant que verbe ...

Quoi qu’il en soit, chez ce type d’artiste, l’empreinte « esthétique » serait la plus forte, entendu : le désir d’expérimenter sur soi-même et sur le monde l’emporterait sur les explications rationnelles qu’on pourrait fournir. Pourquoi ? Parce que quand on s’est épris de verbes, c’est qu’on est homme au monde, et que donner des explications c’est entrer dans la danse des Noms (hypostases) qui ouvre le bal de l’inter-dire.

Après l’œuvre, le seul verbe qui sert encore de passerelle est – témoigner.

Comment comprendre autrement le mot « vérité » quand il prétend ressortir de l’expérience esthétique comme l’affirment Baudelaire, George, Mallarmé et d’autres ? Si l’art qu’ont exercé ces hommes est magique, nous avons affaire à une rhétorique de la divination expérimentale. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une vérité esthétique mais d’une vérité de l’esthétique, c’est-à-dire là encore d’une expérimentation de notre savoir-croire humain.

L’artiste refait le monde parce qu’il se met à découvert. Son œuvre est le témoin des risques pris et de sa victoire temporelle.

Les yeux et les oreilles du public, en revanche,

Ce sont la plupart du temps des regards et une ouïe bien à l’abri …**

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(*) Ainsi on ne nous prend pas pour des animaux, c’est-à-dire pour des êtres dont on peut tout dire sans qu’ils puissent répondre, objecter ou répliquer.

(**) Michelstaedter énumère les différentes façons de tordre la compréhension (..)


« L’art » d’être au monde

Quand un homme ne sait plus qu’il est un homme * – qu’il est un être et un homme présent comme les autres – c’est qu’il n’est plus même au monde. L’art d’être au monde, pour un être humain, me paraît conditionné par la conscience de la primauté de la présence sur tout le reste : connaissances, désirs, Lois – et inter-dire ! Il est « art » dans le sens de savoir-faire, en l’occurrence dans le sens de savoir-croire relativement à sa propre nature (dans l’espace commun). ** Ainsi une « œuvre d’art » est déjà toute présence, et « œuvre d’artiste » le travail d’un homme visant à rétablir cette conscience dans sa primauté et son rang dans la conscience des autres humains sans rien prétendre savoir ni rien leur dicter !

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(*) Cf. Le tempérament gnostique et L’esthétisme.

(**) Loin des évidences de nos besoins à tous.


L’art d’être … aux hommes ?

Il serait bon, à mon sens, de voir toute la différence qui existe entre l’homme qui exploite pour lui-même de façon artiste tout son potentiel de croire et tous ceux qui n’ont de cesse d’entrer en ésotérisme pour s’auréoler auprès des autres hommes d’une parole nouvelle. C’est là un mésusage des forces obscures.


Le tempérament gnostique

L’homme tiraillé

Le tempérament gnostique est l’exemple même d’une corruption forcée, par opposition à la corruption simplement consentie par quelque sagesse du dire, peut-être (..). Il semble qu’il soit un type d’homme contraint de créer parce que n’ayant vraiment rien de commun avec notre monde. Il n’est pas même homme parmi les hommes, simplement ambitieux de créer autre chose à côté de ce qui existe déjà ! Est-il seulement homme !

Et pourtant ! le drame gnostique est précisément de devoir se souiller : son être au monde est l’appel fervent d’un autre monde et de l’anéantissement complet de celui-ci. Mais il lui faut, en attendant peut-être, créer ici-bas, dans cette fange qui le répugne, lui, épris de pureté.

Mais c’est par sa faute qu’il en est ainsi, par sa certitude d’appartenir à un autre monde. Il ne peut créer véritablement l’homme nouveau – c’est là son ambition – alors il le met en scène. Il ne peut pas même imaginer une morale puisque les deux mondes qui s’opposent en lui, l’esprit et la matière, sont incommensurables ! Il n’a pas non plus la liberté de fuir ce monde qu’il juge irrémédiablement mauvais. Il ne se suicide pas. Alors il prêche l’apocalypse. (Du moins chez les gnostiques modernes cités par Michael Pauen). Son esthétique empreinte de foi religieuse est celle de l’effroi. Il n’a de cesse de mettre l’horreur en scène. Le mal que constitue toute matière est pour le gnostique moderne l’occasion, voire le pré-texte, d’une dramaturgie, et plus tôt dans l’histoire, d’une cosmogonie.

Le gnostique – un homme qui se dit d’un autre monde, mais que son ardeur et son activité situent pleinement aux hommes. Faussement au monde ?

Une perfidie d’artiste ?

Un nécessaire mensonge lié à l’inspiration

En proie à l’inéluctable communication ?


L’explication soulage-t-elle ?

L’explication soulage-t-elle ? Mais elle n’est peut-être qu’un répit quand on n’est pas un lâche !

La Raison peut être un moyen honorable, pour un gnostique, de soulager son tempérament artiste, d’échapper ainsi à la nécessité ontologique de créer en permanence, de savoir-croire en ce monde, corps et âme. Se vouer à l’ex-plication, en l’occurrence, lui permet ainsi de se dés-impliquer personnellement d’une pareille charge ontologique, de devoir dire « en son être » comme d’autres parlent « en leur nom ».

La vérité est là pour épargner les hommes d’avoir à se recréer sans cesse.


La Connaissance absente !

A chercher à tout prix l’immédiateté magique d’une Gnose, les gnostiques avaient tout simplement devant eux la présence de toutes choses, l’ici et le maintenant de chacun et de tous. Mais précisément est pour eux le mal, cette hypostase, cette abomination de la matière qui commande à tout homme épris de pureté d’en réchapper.

Le gnostique n’est pas un insurgé politique,

Sa Connaissance est une glose de son absence ici-bas


La part de l’autre chez un gnostique

Par l’absence de certains traits communs aux croyants de toutes confessions – corpus, chef charismatique, église, etc. – les premiers gnostiques furent davantage au monde que la plupart des croyants. Quoi qu’il en soit, une pensée aristocratique ou élitiste, avare de discours fédérateur, de populisme et d’église, témoigne d’un dire-être dispensé de dire tout et de dire à tous. Par là elle a le mérite de n’être pas tout entière morale, c’est-à-dire tout entière dans le dire-aux-autres, de n’être pas, comme tant d’autres, tout entière dans l’inter-dire.

Faut-il donc qu’une parole soit « réservée » pour être authentiquement au monde ? Une parole de bonté qui se précipite en effet sur les hommes n’est jamais bon signe !


L’esprit pur aurait-il plus de poids ?

Un art capable de se passer de la connaissance humaine et de la matérialité même du monde – a-t-on jamais conçu plus pure vision de l’art, peut-être ! Mais il faut être soi-même un pur « esprit » pour être convaincu à ce point que toute matière, y compris notre propre corps, et ce monde même dans lequel nous vivons, ne sont qu’infâmes illusions ! La création ex nihilo, chère à l’esprit gnostique, est une tentation à laquelle cède manifestement très facilement tout esprit sécessionniste !

Bonheur parfait : n’être que pur esprit et créer dans une sphère d’où la matière et le mal sont absents. Pas droit de cité ! Quel art pourtant humain le permet ? Le langage humain permet cela ! il est d’un autre monde – et il n’est pas matière

L’esprit pur, un être de paroles …


La collusion de deux immatériels

Un homme qui conçoit un autre monde dont celui-ci serait la simple matière ou le diable est lui-même nécessairement divisé. Comment pourrait-il se résoudre à quelque savoir s’il n’a pas l’unité ?

- La parole, elle, a toutes ses chances


S’arracher par le dire ?

Non content de dire aux hommes son mécontentement d’être au monde, le gnostique semble prendre prétexte de son essence allogène, de son « étrangèreté » au monde, lui, « jeté au monde », pour mieux se jeter sur la parole, comme si, mieux que quiconque, son étrangèreté même lui garantissait d’être cela par excellence, et de n’être que cela : une parole.

Car même une parole d’extraterrestre s’enquiert d’oreilles …

Platement humaines.

C’est dire combien on vient de loin pour être aux hommes, et combien l’on veut d’autant plus être entendu qu’on vient de loin ! Plus grande est la distance qui nous sépare des hommes, plus on montre d’empressement à leur dire.

Mais pourquoi donc l’esprit veut-il toujours

Nous arracher à nos chairs, à la terre ?


Un dire qui ne trahirait pas

Autrefois la diversité des hommes exprimait la plénitude et la diversité des espaces de croires possibles. Aujourd’hui, vivant sous le paradigme de l’Etre dont s’est finalement paré l’inter-dire même, « dire-être au monde » n’est plus pour chacun de nous que quelque chose de résiduel, d’hypothétique, ce qui « resterait » de notre présence, de notre rapport aux choses et aux êtres, de notre penser même quand celui-ci ne serait plus tendu vers le seul connaître (savoir), quand notre parler ne serait plus destiné aux seuls expliquer, justifier, légitimer ou distraire, quand nos rapports ne seraient plus guidés par le seul calcul égoïque. Bref, quand nous ne serions plus rien – en dehors de l’inter-dire. Quand nous aurions enfin « le droit d’être ». peut-être ? *

« Qu’est-ce que dire-être au monde ?

Un résidu de ce que nous ne sommes plus … »

Est-ce là la tragédie du dire-être humain, fut-ce là sa chute ? Aussitôt qu’un croire se fait dire, il tend de lui-même à se fondre, à s’aliéner dans ce qu’il dit : le verbe se fait Nom, le dire-être discours, la présence volonté de vérité, et la vérité désir de convaincre. Et ainsi chaque homme s’engouffre tête baissée dans l’inter-dire, oubliant au passage de dire-être au monde. Ne voyant pas ce qu’il annihile …

Est-ce d’être chacun un tel « moi »

Qui nous corrompt tous ainsi dans l’inter-dire ?

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(*) Selon le mot fameux, et très instructif !, de Deleuze dans son Abécédaire.


Généreuse corruption

Le gnostique s’exprime nécessairement en dépit de son propre corps, puisqu’il le méprise, comme tout ce qui est matière. Sa voix ne peut donc qu’être spirituelle. Pourtant c’est bien un homme que nous entendons parler et qui nous parle.

Mais sans doute fallait-il, selon lui, que son message, cette voix venue d’ailleurs que le gnostique veut nous transmettre, se corrompe en homme et en voix humaine pour se faire entendre des pauvres terriens que nous sommes ?

« Et la voix se fit homme …

Et sa présence physique n’était que généreuse corruption ! »

Pour le gnostique, son propre être au monde est en réalité à la fois ce dont il lui faut se sauver (en tant qu’il est corps) et ce qui lui permet nonobstant d’exprimer un au-delà, c’est-à-dire de dire aux hommes... :

Le gnostique, la présence même par défaut ?


Seule l’immédiateté compte

Le gnosticisme c’est la quête individuelle d’une révélation magique, magnifique et immédiate. Cette révélation, quand elle survient, est alors vécue comme un Savoir suprême. Du point de vue du savoir scientifique, c’est une erreur profonde de croire que ce savoir est un savoir véritable, et plus encore de le mettre en concurrence directe avec lui. C’est pourtant ce qu’ont fait certains artistes du début du 20ème siècle, apparentés, selon Michael Pauen, aux anciens gnostiques, parlant d’un accès à la vérité par l’art. L’homme de la « révélation », qui bénéficie de cette divine expérience de la Certitude est et vit en Celle-ci ; il comprend avec intelligence que c’est un état d’âme terminal analogue au sien après lequel courent au fond tous les scientifiques mêmes. Mais il reste persuadé que ces derniers se trompent précisément parce qu’ils empruntent délibérément le long et tortueux chemin de la médiation rationnelle. Selon le gnostique, la Gnose leur est interdite dans la mesure où ils ne sont pas en quête du Savoir par l’immédiateté. Pire, chez les premiers gnostiques du moins, le savoir fait partie du mal !


La Certitude ennemie jurée du savoir

La certitude du gnostique s’oppose – et la foi chrétienne résiste – à la connaissance rationnelle. Mais c’est pour des motifs différents. C’est dommage, à mon sens, car leurs croyances respectives les placent d’emblée dans la capacité de comprendre ce qu’est jouer le jeu de la connaissance, autre fleuron du savoir-croire humain (…). Si le gnostique ne consent à aucun sacrifice (…), c’est parce que sa certitude lui fait apparaître la Raison comme inutile, vaine, qu’il se l’interdit. Si par chance la connaissance rationnelle n’avait appartenu selon lui au mal, elle aurait pu consister pour lui en une sorte de divertissement. Hélas il ne pouvait croire qu’une chose : qu’en abandonnant la Connaissance, il perdrait son âme.

Du superbe en la méthode :

Le tempérament gnostique …

C’est la certitude ennemie jurée du savoir !


Pathos de la connaissance

« Le mal ne disparaîtra de la terre que lorsque tous les péchés auront été commis, en une fois » dit Carpocrate. Que peut bien signifier pareille sentence ? Elle s’apparente au désir de licence de certains gnostiques en vue de « fatiguer le sexe ». Alors quoi ? Cela revient-il à épuiser notre vie organique et même morale jusqu’à n’être plus qu’esprit et n’avoir plus ainsi en ligne de mire que – la Connaissance !?

Manifestement, le pathos de la Connaissance va donc bien parfois jusqu’au sacrifice de l’être au monde. La Connaissance exige de devenir esprit pur, exige le sacrifice du corps. Par chance sans doute, les gnostiques sont déjà pour moitié cet esprit venant d’ailleurs.

On peut honorer les gnostiques de prendre leur distance à l’égard du mal, mais non point nécessairement de créer pour cela un autre monde. Car on peut aussi riposter en ce monde-ci en créant précisément ici et maintenant, pour l’ici et le maintenant. C’est du reste ce que fait le gnostique, mais à son insu ...

Quoi qu’il en soit, chez les gnostiques, la certitude s’égare en savoir… à dire aux autres hommes. La Gnose ne rend manifestement pas clairvoyants les motifs de dire à autrui ! Bien peu de gnostiques en effet se sont contentés de nous exprimer leur origine et leur appartenance au divin ; bien peu se sont retenus de nous délivrer leurs fantaisies et leur extravagance, leur connaissance du cosmos par exemple … Et c’est bien uniquement pour nous instruire qu’ils nous ont délivré leur savoir ! Leur appartenance à un autre monde nous empêche en effet de penser qu’ils ne désiraient follement créer que pour dire-être au monde.


L’artiste et le fidèle

La persuasion et la rhétorique *

Le sentiment a parte de tout homme créateur de ‘choses’ est qu’un Existant nourrit certes la foi et la connaissance … mais des autres hommes – car pour lui, construire, imaginer, créer quelque Existant collent bien plus à la réalité de l’être au monde (donc à la sienne), et assouvissent plus pleinement son désir d’être présent au monde.

Si l’artiste aime son public et réciproquement,

Ce n’est sûrement pas, entre eux, de bien se comprendre !

L’antagonisme est larvé. Il opère, dans l’absolu, entre un pur dire-être au monde (s’il en est) et, par exemple, quelque discours de vérité prononcé devant des fidèles parce que conçu pour eux. On comprend mieux dans ces conditions l’idée de chute qui accompagne la vision gnostique du monde quand on considère « la vérité », emblème par excellence de toute hypostase, comme la chute de l’expression naturelle (dire-être au monde, manifestation) dans l’inter-dire humain (communication).

Le savoir-croire de chacun dévoyé et dévoré de toute façon

Par l’inter-dire.

Ainsi l’hypostase « vérité » circulant parmi les hommes et redoublant d’existence par les incessantes croyances dont elle fit l’objet, a fini par rendre le monde de l’être redevable du langage et de l’inter-dire humains. C’est ce dieu-là que les gnostiques combattent. C’est pourquoi ils parlent d’un faux dieu (du dire, de la communication ?) au-dessus duquel se tient le vrai (du croire, de l’expression ?). Tout comme la créativité de toute chose se tient normalement au-dessus de toute béate dépendance. Mais qui seul peut l’entendre ?

Ceux qui créent, qui donnent à croire.

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(*) Titre de l’ouvrage de Carlo Michelstaedter


L’un met bas, l’autre s’élève

Il faut tout le bonheur de créer ou de recréer soi-même pour ne point sentir en son for intérieur le besoin pressant d’Adorer, de Comprendre, de Savoir, de Colporter immédiatement aux autres la Bonne Nouvelle. Ca n’est pas là un scepticisme eu égard les savoirs humains, c’est simplement une conscience (à tort ou à raison) de la réalité de l’être au monde :

D’abord il crée, ensuite il dispose,

Tandis que d’autres, d’abord se mettent en position de croire, puis attendent …

Chacun peut constater sans peine parmi les hommes que partout où la créativité est brimée, la soumission à l’hypostase semble s’imposer à l’être brimé même comme vérité. Sans doute le droit de créer se doit d’être réservé parmi les hommes puisqu’il octroie une indépendance et une puissance dont un homme ne saurait se déprendre, moins encore partager. La grande majorité des hommes n’a donc de droit que de savoir ce-qui-Est, c’est-à-dire de l’apprendre de la bouche de ceux qui savent et de ceux qui ont légitimé à le leur dire. Partant, outre le confort qu’apporte à l’homme fidèle sa croyance en quelque Etre (hypostase), il est à parier que c’est la perspective de la puissance que celui-ci pourrait exercer sur lui qui inspira aux créateurs de toutes les époques l’idée de fonder à partir de leurs Créatures quelque religion afférente de « l’âme », de « l’esprit », du « cœur » ou encore de « l’art ». Non point cependant en une façon de célébrer le savoir-croire de chacun, non, mais seulement de créer une religion du croire même !

Une religion exprès pour les fidèles,

Où l’on célèbre la seule foi … en l’hypostase.

Exemple entre tous, le « sujet connaissant » est ce fidèle qui en appelle à la soif de vérité des autres hommes, attendu qu’on ne crée pas la vérité, qu’on la découvre seulement ! Aussi faut-il être légitimé à parler.

Et ainsi, à défaut de savoir, eh bien moi j’écoute un autre homme,

Lui, persuadé de découvrir et d’être dans le partage.

*

Si Dieu était une fable, elle débuterait peut-être ainsi :

« Dieu créa la vérité, puis l’homme qui irait avec

Pour la célébrer comme hypostase. »

Mais peu importe au fond si un homme trompe un autre homme qui l’en prie : quel créateur ne s’éprendrait pas lui-même de sa Créature ?


S’affirmer ou s’effacer ?

L’artiste affirme-t-il son moi tandis que le fidèle s’efface ? Le premier occupe l’espace physique, le second veut finaliser l’espace de l’inter-dire humain en vue de la vérité, en vue du sens. L’un est au monde et crée, l’autre cherche les conditions auxquelles se soumettre et soumettre les autres hommes : un dire qui fasse autorité, qui soit légitimé à faire savoir. *

Mais le sens du monde ne va pas sans faire violence à tout être au monde…

Affirmation du moi, effacement du moi – ces deux positions tranchées méconnaissent l’alternative au moi qu’offre la conscience de dire-être au monde et la volonté afférente de dire-être aux hommes comme tout ce qui est. Une légèreté certaine accompagne tout état d’âme créatif, une conscience qui se déjoue du moi, qui ne cherche pas à le négocier car elle a mieux : le soi. Le soi anonyme mais bien présent !

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(*) Bien sûr, montrer qu’on s’efface soi-même devant quelque hypostase pour mieux s’affirmer devant les autres (comme chef, fidèle serviteur, porte-parole, prêtre, etc.) est un grand classique de la volonté de puissance. Pour occuper l’espace, il est bon d’occuper les esprits, de passer par le langage, de montrer à l’envi l’exemple de la soumission qu’on cherche à inspirer. En matière de savoir objectif, tout psychologisme même sera considéré comme mauvais procès d’intention, en dépit de la psychè de chacun.


Savoir ou les moyens de croire ? *

A la fin du 19ème siècle, sans doute évincée par la découverte de « l’Inconscient », la conscience du sujet connaissant, fleuron jusque-là de l’être aux hommes (savoir, inter-dire, progrès, optimisme, civilisation, souveraineté, etc.), s’est retournée, dépitée, contre cet être décidément toujours au monde qu’est – la volonté. Une volonté l’aurait trompée et la tromperait encore ! Hartmann écrit son « Histoire du pessimisme ». Pour en donner une image cosmique :

L’être au monde se dressa contre l’être aux hommes

Sous la figure d’un combat cosmique opposant l’âme à l’esprit (Klages)

Bachofen énonce le plaidoyer : le besoin de divination pourrait correspondre à un besoin humain nouveau devant la défaite terminale de sa conscience de sujet connaissant, celui de réaliser notre croire, de raccorder enfin notre connaissance à notre savoir-croire concret, réel, créatif ! ** Il s’agirait alors de remplacer le savoir lié à la vaine prétention du sujet connaissant par une sorte de confiance expérimentale accordée à notre savoir-croire, ce savoir-faire immémorial humain destiné à donner réalité à nos capacités, sinon à nos désirs, de croire. Le verbe savoir n’est-il pas lui-même justement l’une de ces expériences jusqu’ici réalisées ? Mais sans doute est-il allé trop loin dans son désir de faire cavalier seul !

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(*) Voir aussi « Créateurs et créatures »

(**) C’est du moins ainsi que je l’interprète.


L’art pour être autrement ?

L’art et la philosophie contre la science, à la place de la science (!), figure et parti pris de « l’esthétisme » (pour ne pas dire pancalisme) du début du XXème siècle, est peut-être moins une revendication eu égard la connaissance en tant que telle qu’eu égard l’espace de l’être homme. A travers l’art et la philosophie créatrice, en effet, c’est « l’art d’être au monde » qui est plus profondément revisité par tous ces artistes.

« Plutôt nous recréer sans cesse nous-même

Que de recourir toujours à la connaissance ! »


Savoir ou comprendre ?

Notre savoir rationnel étanche-t-il notre soif de comprendre ou lui offre-t-il simplement un dérivatif, une diversion, un exutoire ? * Chercher, cela prend des années. Tout ce temps on dit vouloir comprendre. Comprendre quoi ? - Soi, le monde…

Mais qu’est-ce qu’il y a en définitive à comprendre de notre désir et de son assouvissement possible quand notre ferveur cognitive n’est pas parvenue, après des siècles, à calmer notre passionné tourment, quand il est manifeste que nous avons beaucoup appris, que nous savons certes beaucoup de choses, mais que cela ne répond pas à notre besoin précisément – de comprendre ? Il y a à comprendre que l’on cherche – à tort ou à raison – une fin, une « connaissance dernière » qui soit aussi notre « salut ». Il y a à comprendre que l’équation traditionnelle qui relie, voire identifie être, connaître, vertu, progrès, communication, bonheur, solution, etc. » est une profession de foi collective dans laquelle nous n’avons pas pu ou pas su personnellement nous immerger complètement. Il n’aura donc pas suffi de jouer le jeu.

Mais ce peut être tout à l’honneur de la pureté de notre désir de comprendre que de ne pouvoir se résoudre à une connaissance si gratifiante, trop gratifiante comme relation humaine pour être totalement désintéressée, pour être vraiment pure. Va-t-on alors se tourner vers l’art ou la religion ?

Quand on s’aperçoit enfin que toutes les découvertes scientifiques ne sont en réalité jamais qu’affectivement, moralement, et même intellectuellement neutres, indifférentes ; que la connaissance ainsi développée ne peut pourvoir aux espoirs de comprendre que l’on fondait sur elle, il arrive qu’on se retourne parfois contre elle, dans un élan vengeur, et la déclare « illusion » : le savoir « psy », en l’occurrence, est particulièrement exposé à être tour à tour adulé et méprisé. Oui, illusion que cette confiance accordée à un savoir objectif qui assouvirait certains de nos besoins existentiels, lesquels seuls se manifestent par une volonté de comprendre : « Qui suis-je, pourquoi moi », et autres. Pourtant les données scientifiques ne sont pas responsables de notre erreur a priori d’orientation ! Les valeurs elles-mêmes existentielles de la science, sans doute discutables, sont en amont de ses découvertes, en tant que l’esprit scientifique traduit ou trahit un certain être au monde collectif humain – pas en aval, du côté de la méthode ou des résultats.

Quand nous abordons d’emblée la science avec enthousiasme, nous n’avons pas encore compris qu’elle a déjà opté, pour nous, pour le savoir comme être au monde collectif. Nous n’avons pas encore compris qu’elle n’offre pas d’alternative : c’est savoir ou rien – ou plutôt savoir en guise de comprendre et en guise, oui, de présence au monde ! Bien des hommes s’en satisfont, et leur façon à eux de « se donner raison d’être comme on est » – c’est scientifique ! – ne s’apparente nullement à un « salut » !

Il faut une certaine naïveté pour croire pouvoir raccorder simplement certaine découverte scientifique à notre conscience des valeurs : ainsi Mainländer croyant en toute bonne foi pouvoir justifier son pessimisme par le principe d’entropie ! Cela revient pourtant à justifier son propre être au monde par un autre que le sien …

Le « salut » le plus couru parmi les hommes vise à étouffer l’affaire et sauvegarder le moi, le moi inculqué s’entend. On justifie son propre discours, quel qu’il soit, on se donne raison d’être comme on est : raison de vouloir savoir, raison de vouloir comprendre, raison de vouloir croire, raison de vouloir créer. Mais si on veut avec soi la raison, c’est bien qu’on a trouvé son salut parmi les hommes.

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(*) Chacun de nous prend-il le temps de prendre connaissance de ses propres questionnements ou bien adopte-t-il personnellement et à son insu les questions collectives et officielles toute prêtes quand il arrive ?


Démontrer ?

Du point de vue ontologique, démontrer (par exemple que l’art est le seul accès à la vérité) c’est -montrer, c’est faire comme si chaque chose et chaque être cessaient tout d’un coup de vouloir se montrer ici et maintenant, suspendaient leur faire-croire, leur présence, en attente d’une – explication. C’est comme si l’on voulait nous-mêmes cesser d’y voir tout être pour montrer à notre tour (et à leur place bien sûr) que c’est dans un autre espace qu’« en réalité » ce qui se trouve ici trouve … son essence. * « En réalité » en effet veut bien dire que la réalité de l’explication (de la chose) est ailleurs bien que, ainsi scindée, la chose reste ici présente !

Ce ne serait donc pas ici qu’il faut la chercher, l’explication manquante. ** Alors on y transporte tout, dans cet autre espace, là ; on y transpose la chose et sa présence préalablement mues en noms et en mots, et on s’y rend soi-même habillé – en sujet connaissant ! C’est pourquoi désormais, – car il faut une cause à la cause – tout se montre sous l’angle de la cause et de l’origine, et ce, parfois, jusqu’à la cause finale ! On est heureux de constater que « là au moins » tout a un sens.

Comme si toute chose ici présente,

Là-bas se mettait d’elle-même à penser et nous dire,

Ici n’avait plus aucun besoin de simplement nous faire signe.

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(*) Il est notable que la démonstration vise à montrer que l’explication est ailleurs qu’ici et maintenant. L’explication ne confirme pas la présence, elle « renvoie » à sa sphère : la communication humaine.

(**) Il faut une bonne fois reconnaître en effet que si l’on cherche du sens c’est qu’il manquerait au réel…


L’esthétisme

L’insurgé

La science possède sans doute le savoir-croire humain le plus influent ; mais les artistes veulent en expérimenter d’autres, ne pas se priver de croire et de donner à croire sous prétexte de l’exigence de savoir d’autres hommes et de la suprématie officielle du savoir sur le croire.

L’art n’est-il pas précisément tout au plaisir – de croire ?

La magie de leurs talents garantit aux artistes que l’art échappe bien au savoir et à la science, et qu’il existe donc bien d’autres modalités du croire humain, plus libres sans doute. Ce dont on ne saurait contredire. Appréhender le savoir-croire humain, n’est-ce pas avant tout faire l’expérience tous azimuts de notre crédulité ?

L’art est magie ou n’est pas.

Mais il n’est pas nécessairement là où on le croit.

Il va de soi qu’on interrogerait pareillement tout homme défenseur du dire-être (hum), savoir s’il souligne nos capacités à croire ou présentement en abuse. Il est tant de gnostiques qui veulent recréer leurs semblables !

Dans le verbe être défini comme relation – être-relation – la relation n’est pas simplement à l’Existant cru, mais, chez les hommes en l’occurrence, également à ces « forces » qui font chacun d’eux et nourrissent leur polarité : savoir-croire, inter-dire, besoin irrépressible de dire aux autres, voire d’être reconnus, d’exister pour eux, etc. L’ambition artiste n’entre en conflit avec la science que quand elle s’avise de prétendre au même « objet ».* Mais il n’en demeure pas moins qu’elle représente parmi les hommes la révolte du verbe, au monde partout à l’oeuvre, contre tout Etre, contre tout Nom.

L’artiste est bien l’emblème de l’insurrection de l’être au monde

Contre un être homme exclusivement fait d’inter-dire humain

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(*) Quel est-il, du reste ? Savoir pour soi ou démontrer aux autres ?


Le désabusé

L’homme au monde, trompé par son désir de beauté et de connaissance belles, se venge quelquefois en créant une esthétique nouvelle, échaudée, désabusée. Entre toutes :

L’esthétique du détachement.

Le monde peut devenir alors une « horreur sympathique », on chante ses louanges, on déclame par exemple : « Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts », * et bien d’autres semblables succulentes choses. Le « pessimisme des forts » est la responsabilité assumée d’être un déçu volontaire. On en « rajoute », on « spectateurise » son moi face au spectacle du monde. Ainsi poussent les fleurs du mal, « l’homme jouit du mal pur, cru, il trouve le plus intéressant le mal qui n’a pas de sens. A-t-il eu précédemment besoin d’un dieu ? Ce qui l’enchante maintenant, c’est un monde du non-ordre, sans dieu, un monde de l’accident dans lequel l’effrayant, l’ambivalent, le trompeur appartiennent à l’essence ». **

Mais voici pourtant qu’on finit bientôt par avouer que, si notre être au monde nous conduit à de telles bravades, c’est que …

« Parmi les chacals, les panthères, les lices…

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !...

C’est l’Ennui ».*

Pas si facile de faire du monde un pur spectacle ! Que Baudelaire n’a-t-il donc plutôt fait les louanges de l’Ennui par sa capacité à nous pousser hors du moi, à agir parmi les êtres et comme tout autre « être soi » au monde ! Sans doute le point de vue qu’offrent « le mal » ou « le laid » sur « le bien » ou « le beau » est-il un juste retour des choses quand on a perdu ses illusions – et en effet le talent n’a jamais eu pour adversaire aucun des ressorts du ressentiment – mais que peuvent être des illusions retournées sinon encore des illusions ?

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(*) Baudelaire (cité par Pauen)

(**) Nietzsche ici brave manifestement, mais c’est chez lui, je crois, dans l’idée de se conformer à ce qui lui apparaît comme le réel. Un réel fait de croire et de faire-croire ? Mais encore, un jeu joué par tous, ou bien partout une même effroyable volonté de puissance.


L’idéaliste vidé

Il arrive que le plaisir de mettre l’horreur ou le vide en scène corresponde à une évocation de l’idéal. Epris de pureté, là encore, un homme concevra par exemple une idéalité vide (Mallarmé). Mais il n’aura de cesse ensuite de l’évoquer pour nous, non point de la convoquer simplement pour lui-même. Comme souvent en matière de vérité, fut-elle « artiste » (car bien sûr c’est bien d’elle qu’on se réclame), sa découverte met son auteur à l’abri d’un paradoxe identitaire : il exprime son refus face à la communication, c’est-à-dire il le communique ; il refuse au langage sa fonction, tout en parlant le plus naturellement à autrui ; il considère que les mots ne sont plus les instruments de la représentation de la réalité, tout en s’appuyant sur des rapports scientifiques (comme le fit également Ludwig Klages). Et donc il ne renonce pas à la vérité et à la communication en tant que telles ! Bien au contraire, il les partage avec les autres hommes tout en affirmant bien haut sa distinction, arguant que la « véritable » vérité se trouve par-delà la sphère de la communication et de l’empirisme (comprenez : la connaissance rationnelle). Bref, rien de nouveau sous le soleil des hommes, il fait savoir. Et bientôt il aura même des ambitions politiques …

Comment ne pas rapprocher ennui, détachement, goût du terrible, inclination au néant, idéalité vide, frustration vengeresse, voire certaine extase ? Cela permettrait peut-être de dresser un portrait psychologique cohérent de l’être homme en mal de beautés traditionnelles, et qui pour cette raison même s’en prendrait aux hommes !

« Vous êtes moches, quel beau spectacle ! »

Ah, l’art se nourrit de bien des sentiments divers ! « L’occultisme est le commentaire des signes purs, à quoi obéit toute littérature, jet immédiat de l’esprit », écrit encore Mallarmé. Et à quoi donc obéit l’occultisme ? A l’exégèse de la pureté ? Mais alors le langage est discours et sens, il retrouve toutes ses fonctions ! Mais alors il n’y a plus ni signe pur ni immédiateté !


Un esthétisme de l’envers

Un esthétisme de l’envers, un envers du langage, de la communication, du beau, du sens, du conscient, etc., un esthétisme distingué de surcroît, un être au monde et aux hommes par l’éternel (et sempiternel !) « Autre » – voilà qui vous place immanquablement au-dessus de l’incompréhension générale !

Je me sens poussé ici à défendre toute véritable Weltanschauung, non pas tant contre ces hommes tellement aux hommes de ce début du 20ème siècle – la leur ne leur procura, le cas échéant, qu’une vengeance de l’âme sur l’esprit – que contre certaines philosophies de leur art, avec des vues sur le monde, voire sur le cosmos… :

Weltanschauung n’est pas dire le monde tel qu’on voudrait qu’il soit !


Le transfuge

Face au potentiel de l’être homme enfin conscient d’être au monde, s’il en fut, « l’esthétisme » représentait à l’époque d’entre deux guerres un danger plus immédiat. Les théories esthétiques se gonflèrent en effet jusqu’à en devenir théories de la Culture. Le « paradis terrestre » de l’esthétisme ne tarda pas à donner des injonctions comportementales pas tout à fait innocentes. Mallarmé, par exemple, écrit :

« Ô poètes, vous fûtes toujours orgueilleux,

Soyez davantage, devenez dédaigneux ! ». *

Indépendamment des intentions esthétiques affichées – de la pureté desquelles on ne peut que douter – les répercussions possibles d’une pareille attitude ne pouvaient être qu’à la mesure du mépris qu’elle exprimait à l’égard du monde contemporain, de la société humaine. « L’esthétique », peut-être pour la première fois de son histoire, en arrivait à enrôler des hommes, enrôler des sentiments et des comportements antisociaux.

Il est vrai que toute révolution fait son tableau …

Quoi qu’il en soit, l’esthétisme devint un support, un arrière-fond de doctrines idéologiques fondées sur le culte d’un être homme au monde supérieur auquel chaque esthète était convié à s’identifier (quand on était du bon côté, s’entend).

Platon, en imaginant le Bien en soi et l’attrait qu’il allait pouvoir exercer sur les hommes, aurait dû s’aviser de la capacité des hommes à inventer pour toute chose, tout évènement, toute expérience, toute valeur son – exact contraire. C’est qu’il se faisait précisément une autre idée de l’homme, moins systématique que la nôtre. La « pulsion de mort », comme Freud l’a thématisée, a son esthétique, et celle-ci exerce son attrait chez bien des hommes. Quand ceux-ci montent au Pouvoir, c’est le savoir-croire humain qui s’essaie à autre chose devant l’échec de la précédente … L’esthétisme, c’est l’envers de l’esthétique, une simple récupération politique.

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(*) C’est moi qui traduis.


L’art pour l’art ?

Selon Adorno, c’est où on l’attend le moins, dans « l’art pour l’art », que l’implication politique serait la plus manifeste : *

L’espace politique d’un être au monde – parmi les hommes !?

« Ainsi une vue plus profonde de l’essence sociale de l’art (…), de la doctrine de son application pratique immédiate en matière de politique revient au fameux artiste et esthète Valéry (…). Chez lui, l’art pour l’art s’auto-transcende jusqu’aux plus extérieures conséquences ».

- Mais dans ce cas, pourquoi l’expression resta-t-elle manifestement sans effet sur son auteur même ? Pourquoi Valéry n’eut-il pas à subir en personne « ces plus extérieures conséquences » !? L’essence de l’art est-elle donc « sociale » !?

S’il faut entendre par « l’art pour l’art » le plus extrême détachement à l’égard de toute mondanité humaine, de toute matière, voire des hommes mêmes – pathos de l’esthétisme par excellence – c’est là une sorte d’autisme, fut-il esthétique, dont nous avons pu éprouver dans le nazisme le plus cruel « raffinement » quand il se mêle d’inspirer la politique.

S’il s’agit au contraire de manifester un art dont toute présence au monde constitue le manifeste (savoir-croire, croire, faire-croire), alors c’est simplement la jonction de notre dire-être d’homme au dire-être de toutes choses et de tout être que l’on « signifie » par là. L’implication politique est en effet immédiate, mais elle n’a pas les conséquences funestes d’un détachement à la fois contempteur et enrôleur d’hommes.

Prendre du recul, oui,

Mais pas au point de prendre les hommes dans le dos.

Malheur à la philosophie s’il est vrai que c’est par elle que « l’antithèse purement esthétique du satanisme et de l’idéalité s’introduit dans le dualisme existentiel d’un monde délabré et d’un « Autre » espéré ».

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(*) Fut-elle sans effet sur Valéry, auteur de l’expression.


L’altéré

Entre l’idéalité pure, le paradis artiste, la réalité promise et l’utopie, le « tempérament esthète » du début du 20ème siècle s’invente de nouveaux espaces – tous noétiques ! Tous émergent du refus de la réalité présente et d’une volonté de radical changement. L’art le plus simple, le plus naïf même, se doit désormais de refuser d’imiter la nature ! Celle-ci, comme pour les gnostiques d’autrefois, est quasiment à refaire ! Excusez du peu …

Mais la nature, tout comme plus haut la science, est-elle responsable si elle n’a pas tenu nos promesses de vérité et de connaissance ? S’agit-il dans cette rébellion à son égard des effets brutaux de la conscience soudaine d’appartenir à un monde de créativité et de constructivisme en tous sens duquel la vérité et tout Etre (dont les modèles pour l’art) se seraient enfuis ? Mais ce monde en serait également un manifeste ! Mais oui, c’est bien cela ! - la pure provocation fait partie de l’art : Huysman par exemple invente « l’idéal d’une dégénérescence maladive ». Il fallait y penser …

De maladie en effet il semble bien qu’il soit question quand des hommes ne sont de la sorte plus ni au monde ni même encore aux hommes ! Il ne leur reste plus dés lors que l’esthétique – de l’Apocalypse.

Le bonheur de l’horreur.


Un idéal d’absence ?

« Dans le lointain espace des festivités cosmiques, j’érige le monde maculé de blanc de l’absence suprême de tout objet, un manifeste du Rien enfin libéré », écrit Malewitsch. Un monde où règne l’absence de toute chose ! L’absence comme l’absolu même du type de relation de l’artiste, voilà le monde qu’il érige – sauf qu’ériger un monde d’absence de relation implique une relation au moins, mais qu’importe ! Il est vrai que la science elle-même nous a déjà préparés à pareille magie, en l’occurrence à l’idée d’un absent pour nous, d’un « en-soi dicible » dont le sujet connaissant ne serait que le relais. Savoir n’est-ce point en effet savoir que les vérités parlent d’elles-mêmes ?

Un cosmique blanc-seing délivré au dieu inconnaissable !

Il faut croire que certains artistes ont inauguré en leurs temps un nouvel espace d’être homme, un être à soi qui ne serait ni un être au monde, ni – sauf pour les bénéfices – un être aux hommes. Un être au Soi peut-être, principe suprême de la subjectivité universelle ? Ils inventèrent en effet l’autoréférentialité en acte, ce qui, en toute ontologique, n’est autre qu’un écueil égoïque de plus.* Certains de ces artistes enjoignaient leurs semblables de rester secrets, pourtant, quelles que furent leurs considérations intellectuelles et politiques, elles ne nous empêchent pas d’apprécier aujourd’hui leur geste autrement que comme ils semblaient manifestement le désirer : en ne les comprenant pas. Ils voulaient « s’émanciper du principe de réalité ». Par chance sans doute leurs œuvres n’y sont pas parvenues : elles nous sont restées réelles.

« S’émanciper du principe de la réalité » :

S’émanciper de la compréhension des hommes ?

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(*) Cf. (..)


L’art en prêtrise

Selon Mondrian, la réalité fait face au spirituel dont l’art seul doit s’inspirer. Mais on remarque surtout le face à face établi par simple décision de l’artiste ! Pour Malewitsch, c’est un devoir fondamental de révéler aux hommes la réalité, la vérité, de les sortir de leur sommeil.

Mais on ne rêvait pas d’un artiste prêtre !

On savait l’art depuis longtemps à la solde du Pouvoir religieux, on assiste à cette époque à la tentative de l’art de féconder autrement le religieux. L’art soutient-il à son tour son vieil allié tombé dans l’indigence ? Entre eux deux c’est une si longue histoire ! C’est au tour de l’art d’entrer dans les bonnes grâces :

L’ésotérisme de l’art au secours de la religion.


L’art pour sauver l’homme ?

S’il y eut le désir de changer de paradigme chez les occultistes, symbolistes et autres avant-gardistes d’entre-deux guerres, ça n’est pas simplement par l’abandon d’une vérité scientifique au profit d’un accès esthétique et artiste à la vérité enfin rendu possible. Après tout, les artistes de tout temps ont toujours éprouvé la vérité de leur talent.

La vérité éprouvée au travers de l’art n’est pas ici la nouveauté. Ce qui est nouveau peut-être, c’est la collusion du prêtre (grec) de la divination avec le mystère faustien de l’homme prêt à vendre son âme au diable, de l’homme moderne mettant finalement son talent, non plus au service de l’œuvre d’art mais de l’homme qui crée et de l’homme qui croit.

L’homme veut maintenant se créer lui-même.

Dès lors, comme le dit Kandinsky, l’expérience esthétique n’a plus seulement une signification épistémologique, elle a aussi une valeur sotériologique. Les poètes du lyrisme obscur inspirèrent les peintres, les philosophes, et à leur suite les idéologues leur emboîtèrent le pas. C’est l’époque du « grand spirituel », c’est-à-dire d’un repli créatif sur les forces obscures (inconscient, occultisme,…).

A l’aube de notre grande Communication actuelle, les artistes seraient-ils entrés en prêtrise ? Selon Albert Aurier, l’artiste de l’époque transforma l’objet naturel en un langage hermétique de signes visuels discursifs. Gauguin écrivit dans une lettre qu’il envisageait de devenir toujours plus incompréhensible …

N’est-ce point là prendre le non-sens pour un retour au signe ?


L’art qui enfle

« Notre âme recèle en elle le germe du désespoir de l’homme non-croyant, sans objectif ni destination », écrit Kandinsky. L’artiste de ce début de siècle ne se satisfait donc manifestement plus de seulement créer, il veut lui aussi (ou en tout cas désespère d’-) un savoir terminal.

Voilà sans doute pourquoi, désespérant de pouvoir se transcender, il conjugue l’un et l’autre : quand l’art ne fête plus la présence en la créant à son tour, il révèle, il accède, il trône et officie à son tour la vérité cosmique ! Il se fait alors tout entier religieux et évangélique …

Tel artiste se dépeint en victime, tel autre se peint Christ sur la croix … Ah, la célébration du savoir-croire humain en tant que tel est sans doute moins intéressante à vivre que n’importe lequel de ses débordements possibles – du côté du faire savoir !


Le partage

« L’accès à la vérité par l’esthétique », objet de tant d’œuvres, c’est donc pour le public. Le créateur, lui, cherche plutôt pour lui seul « l’accès à l’expressivité maximale ». On voit par là, outre ce qu’en laisse deviner l’hypostase religieuse (la vérité), combien ces deux versants de l’art campe d’emblée l’artiste au beau milieu des hommes.

Il les prie de croire pour qu’il puisse créer.

Le mot « accès » laisse entendre qu’est la réalité. Mais il faut départager : l’accès à la vérité par l’esthétique, c’est pour le public ; l’artiste accède quant à lui à la réalité – en créant.

Verum et factum converturtum ? (1)

Pourtant, que l’on me montre des images ou que l’on me parle de significations, d’actes, ou encore de concepts comme autant d’« accès » différents à la vérité-réalité, je continue de voir que la présence de toute chose et de tout être est au beau milieu … d’un espace commun où nul être n’a besoin d’accéder pour – en être.

La présence se passe même d’être la vérité.

Pour moi, dire aux hommes l’être au monde n’est pas nécessairement jouer sur les correspondances et les analogies chères à l’esthétisme. Ca n’est pas une redécouverte de « l’intuition », ça n’est pas signifier la supériorité du symbole sur le concept ou encore de l’image sur le mot ; ça n’est pas la volonté de créer un mythe pour qu’ils y croient – par exemple par la collusion des sens dans une expérience cinesthésique. Dire aux hommes l’être au monde c’est une sagesse du dire, une façon de replacer le monde vu par l’art ou la connaissance dans un contexte plus large : celui de l’être, le monde ontologique.

Prétendre que la réalité n’est perçue de façon adéquate que par l’homme qui voit en elle un pur phénomène esthétique, c’est-à-dire comme image et non comme objet, c’est manifester un détachement à l’égard de l’objet, de la matière. C’est une façon de se protéger du monde – la matière est dangereuse – tout en jouissant du spectacle. On n’a aucun mal à imaginer les répercussions d’une telle attitude sur la perception qu’on peut avoir alors d’autrui, et par conséquent sur la façon de traiter les hommes pour peu qu’on soit artiste … Le savoir-croire humain a beau être partout artiste, il n’entraîne pas nécessairement une pareille « spectateurisation » du moi. Ma Seinanschauung n’est pas une observation de plus dans l’espace tant couru du face à face. Elle n’a pas de public qui l’attend. Dire-être n’est pas jouer d’esthétisme, de dualisme, de certitude, d’idéologie, de prosélytisme, c’est rendre manifeste les éléments de notre propre vision du monde. Weltanschauung n’est pas dire le monde comme on voudrait qu’il soit (pour soi et pour les autres), mais dire le monde comme on est soi, comme on le voit !

On donne alors aux autres à croire – qu’on a créé !

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(1) Vico


Eckhart

Un dieu de la présence ?

Eckhart ajoute à l’indicibilité du verbe : « Je ne dirais pas quelque chose de juste si je nommais Dieu un Etre », écrit-il. Est-ce à dire que le « dieu » en question est précisément indicible parce qu’il n’est pas un Etre, mais le verbe être ? Le dieu de toute présence, muette parce que verbe innommable ?

Quoi qu’il en soit, Eckhart témoigne à son tour d’une technique pistique ; il y oppose clairement l’amour à la connaissance :

« Par la connaissance je mets Dieu en moi ; par l’amour au contraire je m’introduis en Dieu ». *

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(*)C’est moi qui souligne. Selon mon hypothèse (infra), l’amour est le seul et véritable esprit religieux, la religion est le plus souvent à l’origine le masque de la volonté de posséder la connaissance qu’on croit celle du Dieu et de Dire à son tour.


En être serait amour

Toute hypostase est susceptible de former autour d’elle une religion par l’amour qu’elle suscite en nous. Dans la mystique de l’être présentée par Eckhart au contraire, l’hypostase brille par son absence, y compris, en toute logique, par l’absence, au fond, du mot « Etre » lui-même. Et donc ce qui n’a pas de nom, a fortiori n’est l’objet d’aucune perception.

Dans cette opposition entre un « dieu » dans lequel on s’introduit par l’amour, et la connaissance qui permet en sens inverse de se l’approprier (: « Par la connaissance je mets Dieu en moi »), on reconnaît deux attitudes fondamentales face au « tout » :

On aime, et donc on participe

Ou bien on se poste en face et alors on connaît.

Dans le premier cas, on participe au divin (s’il en est), dans l’autre on se met en puissance – de connaître. En l’occurrence on met Dieu devant soi. Les deux positions traduisent cependant les deux versants d’une même logique qu’on peut traduire ainsi :

« Parce que Dieu n’est pas Etre, n’est pas Nom mais verbe, je puis devenir « lui »,

Ou tout du moins y prendre part ».

Et à l’inverse, en effet :

« Si dieu est un Etre, je ne puis que l’aimer et le connaître ;

Il est à distance, séparé de moi,

Il est lui et je ne puis être que moi, même si je réussis à l’approcher ».


Mais on peut encore fondre ensemble les deux versants de cette vérité :

« Si dieu n’est pas un Etre, je puis devenir dieu (ou me fondre en lui) en y participant,

Et le connaître ainsi de l’intérieur. »

Mais alors, dans ces conditions point ne m’est un sens que de devoir l’aimer ! Eckhart fait l’apologie du verbe au détriment du Nom. Il prêche l’amour de l’être (verbe) comme amour « d’en être », et non comme amour de quoi que ce soit, pas même « Dieu ». Cela signifie donc simplement que être est amour … Du moins dès que l’on participe ! Prêcher l’amour, en effet, serait l’hypostasier ! Comment ce qui est hypostase pourrait-il nous guider hors d’elle ? Si l’amour n’est donc pas même hypostase, c’est qu’il se confond avec le verbe être.

L’être eckartien est assurément au monde, et ce qu’il en connaît pour en être lui-même,

Il en témoigne aux hommes – avec amour.

Mais il faut lire ici en filigrane :

Etre est amour aussi longtemps qu’il est au monde,

Aux hommes il est cette spécialité aveugle : connaître.


Stefan George

L’hypostase privée (quand la créature incarne)

Stefan George semble avoir compris le profond besoin humain de créer – pour satisfaire à notre besoin de divination :

« Curieux de notre passionnée vénération, nous pouvons désormais

dresser ses colonnes dans l’espace que nous lui ménageons. »

Comme d’autres hommes avant lui, George sait que le dieu une fois aboli, le secret besoin humain de divination persiste. Peut-être la nature de l’homme est-elle alors de créer des dieux et autres hypostases ? En ce sens, Dieu est peut-être le propre de l’homme ! Mais contrairement à ses contemporains orphelins du Dieu, George n’erre pas dans quelque labyrinthe de la pensée ou de l’ambition débridée, il ne songe pas non plus à sauver l’humanité mais – à lui-même, l’artiste. *

L’hypostase privée … ou le besoin de divination pour soi-même.

En son propre coeur, Stefan George mêle donc ouvertement les deux types d’hommes décrits plus haut : l’artiste et le fidèle, à la fois le créateur et le croyant. Il sait qu’il peut créer et devenir le croyant de sa propre Créature. ** Il est un emblème du savoir-croire humain individualisé, dans sa capacité de créer une chose puis de la projeter devant soi et de l’adorer. Pure projection ? Mais le mot projection ne rend pas compte du retour, du sens de la chose créée qui revient comme un écho :

Aussitôt créée, l’œuvre est en proie aux charmes de l’hypostase.

Ce processus qui conduit la Créature à une existence autonome *** n’est pas simplement l’effet d’un refoulement plus ou moins inconscient, voire feint. De fait, toute œuvre plastique (un livre en est) manifeste immédiatement son altérité et son autonomie spatio-temporelles, quand bien même nous ne la vénérons pas pour autant. Il est égal de savoir qui l’a conçue, nous l’avons là devant nous, nous renvoyant ce qu’elle est. Plus généralement, il est aisé de rappeler quel support matériel pour telle ou telle pensée (croire) n’importe quel objet peut constituer, sans autre correspondance que notre propre croire humain. Aussitôt qu’on aime ou déteste un objet, il représente, il incarne. Et inversement : aussitôt qu’un objet représente ou incarne, on l’aime ou le déteste.

L’histoire des hommes abonde en pareilles associations « irrationnelles » (totems, fétiches, emblèmes, amulettes, logos, etc.) ou rationnelles (sémantique, sémiologie, vérité, symboles, etc.). Plus viscéralement encore, la réalité de l’enfantement vient confirmer l’autonomie naturelle finale d’un être créé : en l’homme qui se tient devant moi je ne vois pas ses géniteurs, et je n’ai pas besoin de leur présence pour le considérer en tant que lui-même. ****

Avant même le sens qu’on y surajoute et qui peut même aller jusqu’à la supplanter entièrement, la présence de toute chose et de tout être suscite aussitôt en nous le sentiment de son autonomie (spatio-temporelle). C’est aussi cela que signifie « croire c’est faire exister ». Et c’est aussi en quoi le sens est un abus de la présence commis sur la présence. Si Dieu existe, tout est permis. *****

________________________

(*) Tous les personnages cités me servent ici d’emblèmes d’une façon d’être (rappel).

(**) Relatif à une typologie et une topologie des Existants.

(***) Cf. Créateurs et créatures (infra)

(****) Ce ne fut pas toujours le cas. L’association aidant, un homme est de nos jours encore pour une bonne part fonction de ses « appartenances », quand bien même il serait officiellement « présence souveraine » objectivement parlant.

(*****) Si Dieu existe, si grâce à lui le sens abuse de la présence, alors tout est permis : « anything goes » ! Contre-pied du propos d’Aliocha dans Les frères Karamazov de Dostoïevski.


L’expérience magique : la voix qui appelle

A l’opposé d’un monde où chaque chose ouvre la bouche du dieu utile aux hommes, Stefan George crée pour lui-même (hypothétiquement) non seulement ses propres dieux, mais il n’hésite pas non plus à se prosterner devant eux, honorer ainsi l’image souriante et fleurie de la beauté.

Une hypostase privée ?

Ou bien deux types d’hommes en un ? (1)

Ce qui n’était jusque-là chez d’autres qu’esthétisme un peu vain et pas mal commercial devient avec George magie de l’art, magie rituelle en plus de l’art. A l’opposé d’un art mondain défini simplement comme « magie de la représentation » suscitant un ravissement des spectateurs, on peut interroger ici la vocation possible d’une mise en scène consciente, telle qu’elle se présente, bien qu’à notre insu, dans nos rêves. (2) Peut-être est-elle de célébrer notre propre savoir-croire d’homme ?

Révéler le réel pouvoir de l’in-vocation.

- Ce que sait faire depuis toujours la prière !

Je songe ici à la Tragédie grecque, non comme spectacle mais comme reconstitution (‘psychodrame’) suscitant une réaction chez les spectateurs, témoins de la scène. (3) Il en irait de même de l’art magique personnel, une sorte de représentation privée dans laquelle évoquer tel ou tel ou tel « évènement » (ou Etre suprême) serait à la fois l’in-voquer lui, mais aussi con-voquer (conjointement donc) notre propre capacité à croire réellement en lui, en son existence propre : le faire apparaître.

La « Tragédie individuelle » serait ainsi une sollicitation,

Une convocation de nos propres forces …

Chacun comprendra à sa façon. Mais pour réaliser son propre croire, le rôle de l’artiste, véritable démiurge entre sa propre Créature et lui-même (sa propre capacité de croire), est de jouer à cache-cache avec sa conscience. Il lui faut justement le talent de convoquer parfois secrètement l’âme créatrice qui est en lui, tout en ayant l’air de simplement parler de ce dont il se parle ou de décrire ce qu’il se décrit à lui-même. Or c’est précisément ce qui fit la réussite du verbe savoir ! Il a réussi à oblitérer l’être-relation, c’est-à-dire le verbe croire, au point de faire de l’être (donc seul et « face à face » avec toute chose) un savoir ! Et c’est aussi ma foi en mon geste ici présent : le magicien à l’œuvre n’est jamais qu’un expérimentateur de l’être-relation :

« Pour savoir il nous fallut cacher notre croire,

Pour dire-être autrement, peut-être nous suffit-il maintenant de cacher notre savoir ? »

Mais dans son opposition au verbe savoir – chacun son tour ! – que fait donc le verbe croire mis ainsi « à découvert » ? Met-il simplement en œuvre une rhétorique de l’enivrement personnel ? Use-t-il de Peithô sur lui-même ? (4) Réussit-il une sorte de paranoïa heureuse ? Sème-t-il une Parole germinale ? Vainc-t-il en lui toute bonne foi ? C’est fort probable quand on cherche à susciter quelque fantasmagorie.

Vite, une vérité qui le protège !

Mais où est la vérité quand il s’agit de croire ?

*

N’est-ce point en sollicitant nos propres capacités personnelles (in-sues jusqu’à temps qu’elle se révèlent) par les expériences les plus diverses, voire les plus dangereuses, que l’on répond le plus honnêtement à l’invite « Connais-toi, toi-même » ? Bas la prétention de seulement « savoir » qui l’on « est » ! Aventurier – de cabinet ! Quoi qu’il en soit, je veux distinguer ici une dernière fois l’artiste pour les autres, héraut de l’Etre (homme de science) ou de l’Oeuvre (artiste mondain), du talent ontologique naturel, reconnu ici tout du long comme étant le verbe (savoir-)croire. Ce sont là en gros les figures artistiques respectives de l’être homme aux hommes et de l’être (comme tout ce qui est) au monde.

Alors quoi, me dira-t-on, s’agit-il simplement en définitive pour nous de s’introjecter en quelque façon un « retour au croire » ? Tout savoir, fut-il objectif, se fait par introjection préalable de l’abstraction comme choix de rapport au monde (à la réalité). La connaissance devient alors notre volonté même « d’être ». Ainsi, quand un homme dé-couvre la réalité extérieure en recouvrant sa propre subjectivité – objet d’un sacrifice – leur rapport est sanctionné par le verbe savoir. Mais s’il mise sur un « je sais » en remplissant les conditions requises depuis longtemps éprouvées (et aujourd’hui efficaces), un autre homme misera quant à lui sur un « je suis » en expérimentant tour à tour tout ce qui peut le lui faire comprendre.

Un homme expérimentant toutes les vertus de l’être n’est donc pas un magicien, mais simplement un expérimentateur. A bien des égards, l’homme arrêté au sujet connaissant lui paraît un mystique s’efforçant de rapporter son expérience vécue – « preuves à l’appui » ! Mais lesdites preuves sont fournies sur la base d’une ignorance (nécessaire) de l’être-relation au profit du face à face qui lui permet de se voiler la face, de voiler l’interface de l’être.

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(1) L’artiste et le fidèle (supra)

(2) Mais si le rêveur ne sait pas qu’il est aussi l’artiste de son rêve, il reste par son croire en son rêve le fidèle conscient de ce qu’il s’y passe.

(3) Comment réagirions-nous nous-mêmes à la reconstitution de tel ou tel de nos propres rêves nocturnes ? Les hommes d’abord spectateurs, ne deviennent-ils pas très vite acteurs eux-mêmes ? Cf. V, 196 a

(4) Peithô : parole séductrice


Sagesse de l’expérience

Stefan George, « expérimentateur magicien de son propre croire », capable de se créer un dieu personnel, ne s’est-il pas pris au jeu de l’hypostase ? Car est-on encore au monde quand on croit sans duplicité au dieu qu’on sait s’être créé ? Il manque de recul, nous dit M. Pauen, de ce recul ironique à l’égard de soi-même qui permettait à un Nietzsche, un Mallarmé ou un Baudelaire de conserver la conscience de toute la théâtralité de leurs propres attitudes. Nietzsche va jusqu’à thématiser sa propre pose. Il n’est pas dupe de lui-même et de sa volonté éventuelle « d’y croire » – du moins aussi longtemps, peut-être, qu’il a pu y résister. (1)

Une conclusion s’impose, que l’on savait déjà : notre liberté en matière d’être, c’est-à-dire d’art, peut donc aussi forger notre propre folie. Il semble qu’il y ait une limite à ne pas dépasser dans notre capacité à être au monde tout en honorant l’art même de toute présence, en participant par notre propre présence.

La limite à ne pas dépasser n’est-elle pas tracée par la condition pour nous

De dire-[être] aux hommes ?


- Faut-il créer pendant que (alors que) les autres croient, et même pour que les autres croient ?

- Faut-il créer pour soi-même et ignorer les hommes ?

- Faut-il créer au monde et ignorer soi-même et les hommes ?

- Faut-il créer au monde mais se mêler aux hommes – et tant pis pour ce qu’ils croient ?


Ou bien se contenter d’en savoir pour continuer d’exister sans crainte ? (2)


L’exercice de savoir-croire n’est pas une invitation à « s’en croire ». La conscience de dire-être au monde comme-tout-ce-qui-est nous préserve de devenir ce sujet souverain auquel aspirent tant d’hommes. Et en complément, la sagesse de dire-être aux hommes nous préserve de devenir le monde, une inflation du moi.

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(1) Nietzsche n’était déjà plus aux hommes depuis un certain temps (« à six mille pieds au-dessus »), mais par son effondrement mental, il montre qu’il a fini par céder à la tentation d’être dans son monde.

(2) Continuer de donner à savoir pour s’assurer d’exister pour les autres hommes et à soi-même, opposé au naturel « en être » par notre simple croire.


Garde-fou

Dire-être suivant le leitmotiv d’être au monde comme-tout-ce-qui-est ne signifie pas être indifférent au type d’être-relation qu’on peut établir, dans une sorte d’état d’âme constamment égal. Il y a une sagesse dans l’égalité d’âme, mais non point nécessairement d’égalité d’âme dans la sagesse de dire-être au monde et aux hommes. S’il semble légitime à un homme de n’être pas exclusivement « sujet connaissant » et d’avoir d’autre espace que « la pensée » et autre « conscience de moi », il ne saurait cependant vouloir tout à fait devenir animal, plante, pierre, dieu, innocence et mutisme complet : il lui manquerait alors de quoi jouir de cette participation au « tout », tout en restant soi. Ainsi donc, sa conscience de participer et de mettre en scène, de participer en mettant en scène une présence – et non un spectacle ou un savoir – prémunira peut-être sa volonté de dire-être au monde du danger de s’engouffrer dans l’autisme d’un être qui finirait par être tout … à sa propre absence. ‘Au soi’ ou ‘à soi’ sont les hypostases dont on jouit alors nécessairement, mais qu’on apprend à relativiser, c’est-à-dire dont on apprend aussi à se déjouer. (1) Mais alors, peut-être notre volonté de dire-être au monde doit-elle s’en tenir à créer sans cesse un personnage sans jamais nous permettre d’en jouir, de devenir nous-mêmes notre propre Créature ?

Gare alors à celui qui se met en scène,

Et croit dur comme fer à son personnage !

Je veux solliciter et exploiter simplement mon propre savoir-croire. Car être c’est créer, que ce soit en partie en toute liberté (j’ai choisi de savoir), en partie sous la contrainte de la réalité (le savoir m’est imposé par la réalité). Quand je lis un ouvrage, je lis aussi un témoignage de l’écriture ; quand j’écoute une œuvre musicale, j’entends aussi un témoignage de ce qu’est composer ; quand j’aperçois un oiseau, je l’entends aussi me dire « Voici qui tu serais peut-être si tu étais moi » ; quand j’écoute un chef d’Etat, je l’entends me dire ce que c’est que d’être un chef d’Etat. Et quand un homme me torture, à mon tour je me dis : « Mais ne voit-il donc pas que nous sommes, même si différents, présents lui et moi en un même espace et un même temps ? ». Tout m’invite à être car je ne souscris pas au commandement humain de ne voir et de n’entendre que des Noms : je comprends l’être au monde, le savoir-croire, l’être-relation, l’être soi, et la sagesse offerte à l’homme de dire-être au monde et à ses semblables. Un vent de dégel des statues de glace. Raison nouvelle ? - relation nouvelle !

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(1) Après les garde-fous vis-à-vis du langage et de l’inter-dire, voici donc le garde-fou vis-à-vis de l’expérience aveugle, sans témoins.


Dire-être soi (et non moi) au monde et aux hommes comme façon de célébrer le savoir-croire personnel ET universel, c’est-à-dire être parmi les êtres et homme parmi les hommes, monde parmi les mondes (à cause de nos Existants identitaires)


Unions mystiques

Unions mystiques

Si la relation est ce qu’on peut dire de tout être au monde, toute unio mystica décrite comme telle parmi les hommes n’est que l’exacerbation d’une relation particulière consciente ou inconsciente avec quelque hypostase. Il en est de plusieurs sortes, il me semble :

- « lâche, indéfinissable » : le dieu n’est pas véritablement, c’est-à-dire n’existe pas en tant qu’être, sans quoi une différence et une distance le sépareraient toujours de moi, lesquelles empêcheraient la fusion à laquelle j’aspire. (Eckhart, supra, mais aussi toute exacerbation de notre présence, de notre désir de participation, écueil egoïque)

- « masquée » : comme relation occulte à un hypothétique Dieu, comme s’il existait : Cognoscibilité de l’Existant unie au don et à la vocation afférents de connaître chez l’homme. Le cogniscisme est une théologie cachée de l’être-relation humain, une téléologie de l’être : « l’être est connaître et là pour être connu ».

- « ouverte, explicite » : dans un face à face exclusif, conscient mais néanmoins autistique, avec la divinité, rapport sans cesse entretenu par le culte, le rituel, la dévotion. « Je m’efforce de pénétrer en dieu » : mystique chrétien.

- « indirecte, implicite » : au travers le rejet du monde terrestre, visant une union, une fusion « négative » (par analogie à la théologie de même nom) avec la véritable divinité (gnostique), voire avec le véritable, l’en-soi objectif (gnosticisme implicite de la science : elle ne rejette pas l’objet mais le « travaille »).


Un début de sagesse ?

Un début de sagesse ? (Sans dépassement de conscience)

Eckhart et le gnostique antique diffèrent par leurs rapports au monde humain et n’ont pas le même dieu, mais ils se ressemblent par l’importance et l’activité du « sujet », du « moi » et son identité originelle ou finale au dieu : unité originelle, de naissance, chez le gnostique ; unité finale chez Eckhart, au terme d’un parcours spirituel.

Le gnostique et le chrétien s’opposent radicalement, l’un par son irrespect total, l’autre par sa dévotion, mais ils se ressemblent par la fermeté, la ‘consistance’ de leurs hypostases respectives. A moins qu’être gnostique signifie jouer à hypostasier sans fin (la profusion et le ‘délire’ des textes proposés autorisent pareille hypothèse, étayé de surcroît par son absence totale de dévotion) dans un monde que l’on rejette en soi mais où nous n’avons rien d’autre à faire ? *

Mais la mystique d’Eckhart et celle du gnostique (consistant dans sa parenté au dieu supérieur) ont toutes deux quelque chose d’athée ** – le premier parce que son Dieu n’est pas un Etre, le second par son absence de dévotion et de culte. Elles pouvaient toutes deux mener aussi bien à un état d’âme artiste sans extase ni béatitude (extase et béatitude supposent en effet une Entité qui nous subjugue et dans laquelle on s’immerge), c’est-à-dire au sentiment d’un faire-partie actif dans la similitude ontologique, une similitude ontologique entre tous les êtres, vécue potentiellement par l’homme – sans dépassement de conscience !

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(*) Définir la philosophie comme recherche et invention constante de nouveaux concepts (..) a aussi quelque chose de désespéré.

(**) On sait que Eckhart fut accusé d’hérésie.


Klages

Dire-être aux hommes ? - donner l’exemple !

Manifestement, Klages voudrait initier un mouvement. Sa « philosophie magique » nie le principe d’identité, par suite ceux d’unité, de chose, de durée, de répétition … Elle nie les concepts et la causalité …* Elle travaille à l’aide d’images et de symboles, ** et sa méthode est celle de l’analogie. Ses formules dernières sont des formules magiques et ont une puissance magique …

On pourrait demander à Klages si sa philosophie magique « agit » en tant que « âme du monde » ou en tant qu’esprit de la philosophie, ou encore si elle agit sur nos âmes, nos personnalités respectives, ou sur l’ensemble de la pensée humaine, c’est-à-dire plus ou moins directement sur « l’esprit » qui les gouverne. Car le désir d’initier un mouvement trahit en effet chez lui l’esprit – de la communication. Ceci nous exempte donc de chercher plus loin : si le croire et le savoir-croire de Klages sont particuliers pour l’époque, son dire en revanche est en tout point conforme à ce qui s’est toujours fait. Il a cherché à dire l’être, mais au sein de l’inter-dire, et non pas dans l’espace de l’inter-être.

Ainsi, ce qui pouvait constituer la (re-)découverte du savoir-croire universel et d’une philosophie afférente de l’expérience pistique (de l’expérimentation et de l’expression), et être décrit cette fois comme magie de l’être, fut subordonné à ce trivial désir de dé-montrer ** coûte que coûte. S’il est vrai, comme le dit Klages, qu’une personnalité se définit comme rapport à « l’esprit » (l’Etat d’esprit ?), force collective aliénante (s’il en est), pourquoi ce rapport personnel pousserait-il nécessairement un individu à préférer expliquer à des ignorants (c’est-à-dire sans personnalité) qu’exprimer par sa personnalité son propre « salut » ?

Vertu par l’exemple !

Le choix de s’exprimer à travers une Weltanschauung devrait pallier ici le danger d’être perçu comme individualiste, solipsiste, anarchiste, égoïste, etc. Etre homme présent comme tout ce qui est : tout au savoir-croire humain, un œil sur tous les inter-dires.

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(*) Il pouvait simplement les resituer dans leur espace.

(**) Son faire image par défaut (supra)

(***) Dé-montrer, c’est l’ablation du montrer, c’est relatif à l’ex-plication, ce qui dés-implique. (supra).


Un faire signe par défaut

Ludwig Klages crut pouvoir opposer au rationalisme adversaire de l’âme (croire ?) des images fortes et des symboles qu’il imagina en mesure de détrôner l’esprit et le langage – pour ne pas dire l’Etat d’esprit. Mais ce ne fut de sa part qu’un faire signe par défaut car sa volonté de dire aux hommes s’accomplit de la façon la plus traditionnelle qui soit : non pas montrer ces images mais les démontrer. (286) Il semble avoir ignoré que la société humaine absorbe tous les particularismes et les transforme en denrée et autre produit dérivé pour elle-même. C’est dire comment s’écrit l’histoire des pensées humaines même les plus folles, mais surtout comment s’établit notre rapport aux hommes :

L’inter-dire est le porte-parole de la société en tant que telle.

Que sont devenus aujourd’hui ces images et autres symboles auxquels Klages et d’autres accordèrent foi, sinon des marques de produits industriels, des moyens grâce auxquels « l’esprit » qu’ils avaient à combattre manipule aujourd’hui plus encore les hommes ? Au sein de notre société, chaque découverte est exploitée dans sa capacité à expérimenter les hommes en matière de croire : savoir-croire de l’espèce ! Ici on peut toujours hypostasier un Inconscient collectif !

Ce n’est pas en démontrant qu’on fait signe.

Tant qu’on fait sens on est encore dedans

Au beau milieu de l’inter-dire !

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(*) Je ne m’en tiens ici qu’à ce que j’ai compris du livre de M. Pauen (ouvrage cité). Klages me sert ici d’exemple.


De la personnalité

La critique de Klages, « L’esprit adversaire de l’âme », ne porte pas sur la subjectivité de chaque individu, mais sur l’orientation générale prise par tous, déterminée par « l’esprit » : individualisme, capitalisme, humanisme (Pauen). Klages voudrait-il restituer à chaque je son véritable espace : l’être au monde ? « Ce qui est personnel, individuel, a trait à la vie, à l’âme », écrit-il. « Par contre, ce qui est identique pour tous contribue à la Conscience et à la Volonté. » Et il ajoute : « L’essence de la personnalité réside dans le rapport particulier de l’âme avec l’obstination de l’esprit... ».

Il n’y aurait donc de personne véritable (mais dans quel autre espace ?)

Qu’en bute à l’Etat d’esprit ?

On ne saurait mieux pointer du doigt le savoir-croire humain à l’échelle collective (ici la politique de l’Etat d’esprit) dans son rapport à l’être homme individuel. Pour intégrer les deux termes de Klages à mon point de vue :

L’inter-dire vous a doté d’un moi et fourni la langue,

Mais votre âme n’a d’autre moyen de s’exprimer qu’à travers son esprit.

L’esprit (de l’Etat d’esprit) et le je qui va avec se reconnaissent à leur même tendance sécessionniste à l’égard du corps, de la matière, de la relation immédiate, et plus généralement à l’égard de toute présence. Surtout, ils sont une prédilection pour la parole, la communication. Le je qui va avec l’esprit est l’emblème de l’esthétisme et / ou du cogniscisme « purs ».* Il est donc passablement dangereux pour tous. Comme l’Esprit dont il est l’individuation, il se poste en face et délimite ainsi ce qui est lui et ce qui n’est pas lui – et donc objet de connaissance et / ou de spectacle. Quelquefois il se scinde lui-même en deux pour le plaisir de se voir être lui-même, coupé de lui-même et cependant au monde …

Je pense, c’est-à-dire je me vois dans le miroir …

Je en tant qu’esprit est alors un ambassadeur de cette réalité partout efficace, forcément, parce que spirituelle et donc transcendant tout, et qui n’a par définition même pas de lieu ni de temps propres. Pas même le corps qu’il « habite » ». En tant que vécu, je est en effet l’esprit « incarné » dans un sujet connaissant, conscient de lui-même. Un bout d’un dieu, un fidèle – un petit diable ! On comprend alors qu’une personnalité rebelle à l’Etat d’esprit veuille se déjouer de son moi-je, et préfère se dire résolument présent – dans un monde d’âmes !

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(*) Le premier connaît avec certitude parce qu’il se sent complètement détaché, le second se poste « en face » pour mieux connaître.


Plutôt savoir que faire connaissance ?

Comme une brèche dans l’inter-dire de son époque, Ludwig Klages avait en main l’opportunité de construire une « psychologie » de la volonté de savoir, mais une « psychologie » qui ne soit pas un savoir – sans quoi elle ne serait qu’un jeu de cache-cache infini entre savoir et volonté de savoir. Il écrit : « La clef de l’essence de l’esprit nous la trouvons, non pas dans l’intellect mais dans la volonté », et aussi : « L’esprit ne triomphe pas tant dans le sujet pensant que dans le sujet voulant ». Voilà qui ramène en effet la volonté humaine de savoir à une attitude, un comportement, voire une posture parmi d’autres, bref – à son ontologie. Voilà qui arrache la volonté humaine de savoir de cette aura métaphysique dont l’affublait son plus beau manifeste – « Etre c’est connaître » – laquelle aura entendait à tout prix célébrer une « pré-connaissance » même là où manifestement le sujet n’était pas encore en état. *

Oser une « psychologie » naturaliste (vitaliste chez Klages) des notions intellectuelles, c’est attaquer ainsi l’idéologie qui auréole l’intellect. L’intellect n’est donc pas exempté de comparaître comme volonté devant ce qui n’est ici – qu’un regard. Car évidemment l’intellect est le tribunal par excellence et on serait mal avisé de se mesurer à lui. Non, il nous suffit de constater que savoir n’est qu’un mode d’être parmi d’autres et qu’il englobe bien plus que la simple épistémologie, pour porter un autre regard sur l’être au monde et donc – sur la volonté de savoir aussi.

Non, le télos de la volonté n’est pas de savoir

– mais la volonté de puissance du croire !

Blasphème ou outrage, quoi qu’il en soit, il n’est alors plus possible de démarquer le verbe savoir d’autres modes d’être. Personne n’« est » désormais plus dans le vrai ou le faux ** dans la mesure où le tribunal procède lui-même d’une intention ontologique parmi d’autres et ne peut donc se confondre avec l’être même. On peut alors s’écrier : Etre c’est faire connaissance !

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(*) En Etat-sujet. Cf. Heidegger et autres (Vor-verständnis)

(**) On est bien plus ailleurs que « dans l’erreur ».


Occasion manquée ?

Klages est allé trop loin dans son désir d’être aux hommes. Il parle « d’âme » mais n’a pas su faire les distinctions qui lui auraient permis de s’en tenir au verbe sans nul doute afférent :

Croire, créer,

Se contenter de croire et de créer

Témoigner aux autres,

Inviter, élargir !

Il obéit trop aveuglément à la volonté de dire aux hommes et, associées aux conditions - du discours. Alors le voilà contraint d’inventer des images fortes, pour faire face : ‘flux de la vie’, ‘mouvement perpétuel’, ‘âme vivante’ … Mais celles-ci ne sont que des concepts opposés à d’autres concepts. Il emprunte à « l’esprit » qu’il combat sa volonté inhérente de dire aux hommes. En d’autres termes, il veut faire sa place auprès des hommes.

Outre qu’il partage cette même volonté de dire aux hommes qui anime « l’esprit » qu’il combat, il combat en faisant face, avec les armes de son adversaire – ce qui l’amène inéluctablement à hypostasier à son tour. Mais comment pourrait-on sortir d’une ornière en la creusant davantage ? Croit-on épuiser l’esprit comme on fatiguerait le sexe ? Peine perdue ! Pourquoi n’avoir pas plutôt montré aux hommes l’étendue du savoir-croire humain ? Parce qu’on ne donnerait alors aux hommes qu’à choisir et non pas à se conduire selon nos suggestions ? Moins efficace, sans doute, mais plus puissant :

Ce qui est fort ignore

Ce que d’autres combattent seulement par volonté de puissance ! *

Klages est tombé dans le piège du Logos, il ne renonce pas à une métaphysique du vivant ; il pense « texte » au lieu de penser « geste » ; il pense « dire-aux-autres » au lieu de penser « dire-être au monde ». L’Etat d’esprit auquel pour ma part je m’indiscipline, n’est pas l’espace mental exclusif des hommes de science (tout pour et par la connaissance), il touche au dire-aux-autres, aux relations humaines, à l’économie du dire, à tous les mobiles de l’inter-dire. L’Etre en est l’ancestral paradigme. Toute référence même est une allusion explicite à cet Etre – y compris, chez les « esthétistes » le « rien », le « vide », le « néant ». Seule y échappe la référence au verbe être en tant que celui-ci se défend de devenir jamais un Nom.

Le geste qui tait

Et libère ainsi le signe.

Mais Klages en revanche, a su nous montrer l’u-topie de la vérité abstraite, en-soi, sans locuteur ni lieu ni temps, véritable « esprit » mû en Pensée-Etat en vertu duquel notre penser humain est devenu à son insu le parfait théologien de l’Etat d’esprit.

Trinité de l’Etat d’esprit : l’Etre, la Pensée, les Lois

Auxquels notre penser d’homme reste fidèle

Pour notre plus grand bonheur d’inter-dire.

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(*) Voir la pertinente distinction que fait Stirner dans son ouvrage entre insurrection et révolte. L’insurrection n’amène pas nécessairement à la révolte, mais à l’indiscipline, au retrait, au boycott, au sabotage, voire à la fuite. La lutte n’est engagée que pour assurer ses conditions d’existence, non point, comme dans le cas de la révolte, pour instaurer un autre régime, un autre avatar de l’Etat d’esprit.


Dire-être par le savoir ?

Je fais ici de Klages l’homme qui nous pousse à poser à tout Existant la question de l’espace dans lequel il existe (supra). Il existe mille et un Existants, mais combien d’espaces dans lesquels ils existent ? Il nous faut interroger tous les (modes d’) êtres au monde – et pas seulement ‘l’homme’ ! Ce qui signifie que la question de l’espace dans lequel tel ou tel Existant existe est indissociable de l’être qui le dit et des formes qu’il prend pour celui qui dit-être ainsi, par cette relation.

Sous d’autres yeux, c’est autre chose, une autre relation.

Notre savoir humain a instauré pour nous une Weltanschauung collective et donc décidé de nos rapports individuels aux hommes et au monde. Notre inter-dire l’entretient, veille, tout comme il entretient l’image de ‘l’homme’ qui va avec. Pris dans la trame très serrée de l’inter-dire humain, la grande majorité des hommes n’ont donc d’autre vision du monde et de leur être au monde qu’à travers ce qui y est – dit.

Mais pour quoi et pour qui dire-être par le savoir

Si la vérité n’a d’autre espace que nous ?


L’athée et l’énigme

Il est des espaces où il n’y a pas nécessairement lieu d’être. Max Stirner nous dit en substance : « Athée, tu banniras de ton penser et ‘l’Esprit’ et ‘la Pensée’, mais également ‘l’Homme’ et tout autre hypostase de même acabit qui voudrait te mobiliser, car de là vient toute la piété servile.* Certes tu penses, et à ce titre tu reconnais le verbe penser, mais non point qu’il procède de ‘la Pensée’ (Nom) comme par une évidente nécessité. Ce fut là justement la marque d’une volonté ancestrale, toute grammaticale, de subsumer ainsi tout verbe en un Nom qui le transcenderait, un Nom qui rassemblerait les esprits, un Nom qui les guiderait, un Nom plein de promesses auquel tout verbe aspirerait en son essence même, lequel ne serait plus sans un Nom pour le définir et lui donner sens. Le Nom donnerait ainsi au verbe (être, croire) de quoi ‘voir’ sinon Dieu, du moins la théo-rie même ... ».

Je pense à des objets (des objets pensables, objets de penser), mais « le fait de penser » ne peut être lui-même objet de mon penser qu’en tant que processus. Ce processus, ce « comment ça marche », est celui de l’actualité de mon penser, il ne me permet pas de dire que « la pensée » existe, sinon … comme processus d’actualisation du penser. Mais il me permet moins encore de penser que je pense en quelque façon « en elle » ou « à travers elle », voire « grâce à elle », par exemple quand j’use de la Raison ! (quand on n’entend pas qu’elle n’est qu’une méthode) Or c’est là précisément ce que donne à penser « l’esprit » de la parenté native, celui-là même qui opère à la racine de l’Etat d’esprit et qui se manifeste avant tout dans notre recherche de la vérité : Chercher la vérité en-soi, ** c’est croire qu’elle réside dans la Pensée et que ce fragment de la Pensée que l’on pense sous forme de vérité est en quelque sorte dans les choses mêmes ! ***

La vérité de toutes choses se pense

Comme inhérente à la Pensée de toutes choses.

Chercher le Nom que mon verbe savoir rejoint, c’est chercher un esprit qui me mettrait en relation avec lui, par exemple l’esprit de la méthode.

______________

(*) A moins, bien sûr, de vouloir écrire un livre !

(**) Je veux dire la vérité qui nous fait savoir.

(***) Cf. plus haut « Le savoir est dans les choses », dans le double sens de l’expression.

*

Un homme résolument athée et conséquent évitera donc de chercher une quelconque Source, un quelconque Espace Originel, propre, en-soi, de ces « choses » douées de « forces » qui agissent pourtant manifestement dans la « Nature » et jusque dans nos corps. Il n’accordera pas d’espace pour ces « Lois » de la nature qui s’exercent sur la nature. Nous ne pouvons selon lui que les penser. Mais penser quoi !? – Des « forces » telles des verbes sans Nom, une sorte de correspondance magique (la magie c’est encore du verbe) entre les choses et la connaissance, à l’image de toutes les complicités que l’on retrouve dans la vie animale et végétale, ou encore entre des réalités physiques d’un côté et des organes sensoriels de l’autre : entre l’ouïe et des sons émis par ailleurs « pour » être entendus, entre la vue et des couleurs par ailleurs « destinées » à être vues, etc. La connaissance humaine garde ainsi le même statut ontologique (mode d’être) que ces autres manifestations.

Mais vais-je faire pour autant, moi, de l’être-relation ainsi décrit en ses multiplies manifestations, la seule réalité (réalité est un Nom) véritable ? Je ne perds pas de vue qu’il s’agit ici pour moi de « penser » ; or penser c’est encore croire, croire c’est faire exister (rencontrer, entrer en relation, dessiner un espace), faire exister c’est attribuer un espace, et cet espace est celui dans lequel et auquel nous pensons – c’est-à-dire celui dans lequel existe la chose en tant qu’objet présent de mon penser. Par exemple, où sont les morts auxquels je pense ? Au cimetière et dans mon cœur. Mon cœur est un cimetière vivant. L’esprit des morts rejoint celui des vivants. Mes pensées les plus objectives vont à l’esprit du monde. Mon penser est bien vivant. Je pense parce que je suis, mais « la pensée » n’existe que si je le décide – et m’y prête.

*

L’alternative qui se présente ici à mon penser semble la suivante : ou bien j’admets implicitement au moins que la connaissance objective est une théologie du sens caché, (1) ou bien je refuse d’admettre que quelque « chose » puisse exister sans espace repérable et qu’il nous est loisible de nous en passer – et je reste alors sur une suspension de mon jugement.

Mais mon Epochè n’est pas sceptique,

Elle relève d’un choix, d’un refus assumé. (2)

Dans ce cas, je manifeste mon refus de croire au dieu de la Pensée, a fortiori à un dieu caché. « Il n’y a pas de ‘tiers’ dont l’esprit et la vie seraient les côtés ou les parties » dit Klages s’opposant à l’esprit. On comprend dès lors pourquoi l’un et l’autre, l’esprit et la vie, lui semblent si radicalement opposés : parce qu’il n’y a pas de tiers ! Klages ne veut pas d’un quelconque dieu qui se cache derrière l’esprit !

- Ou alors qu’il se montre !

Ainsi le dualisme gnostique peut être la conséquence logique d’un refus, refus de considérer un dieu-esprit qui toujours et en tout lieu agirait sans jamais se montrer, sans qu’on ne sache jamais où il est. (3) Paraphrasant Héraclite, on peut dire ici : « Le dieu aime à se cacher », c’est-à-dire le dieu que l’on découvre derrière la connaissance – de la nature !

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(1) Cf. par exemple (...)

(2) Bien sûr se pose là le problème de réalités tangibles par leurs effets mais invisibles d’aucune façon et donc point « choses ».

(3) Ou bien serait-il quantique ?



Créateurs et Créatures : de la créativité à l’hypostase

La surprise originelle, magie de l’être-relation

Dans un des écrits hermétiques, Hermès parle de la capacité humaine de créer des dieux en se stimulant par la fabrication de statues.

Bien, je suis donc le créateur-sculpteur de dieu ! S’agit-il maintenant pour moi de nommer dieu ma statue seule, ou bien celle-ci et mon pouvoir de créer, conjointement ? Car comment pourrait-elle « devenir dieu », cette statue, sans mon divin pouvoir de la créer, celui-là même présent dans le croire de toute chose ? Elle ne demeurerait qu’objet !

Ou bien la statue que j’ai réalisée va-t-elle simplement consister en une effigie du dieu qu’il va maintenant me falloir m’efforcer d’honorer, surcharger de sens et de pouvoirs divers et magiques dans un refoulement nécessaire de mon « croire » créateur ? Un besoin de divination ?

Un art de se faire illusion !?

De surcharger de sens ?

Ou bien encore mon pouvoir de créer une statue lui confère-t-il à son tour, malgré moi, le pouvoir d’invoquer le dieu qu’elle figure !?

L’homme invente la figure qui à son tour découvre (montre) ; *

L’homme crée, la figure invoque

En dépit de son créateur. **

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(*) Cf. Inventer / découvir (182)

(**) Cf. L’expérience magique (..). En l’occurrence la surprise est de constater un pouvoir de notre objet créé auquel nous ne nous attendions pas. Magie de l’être-relation.


L’abstraction magique

Si l’on peut imaginer un dieu créé par les hommes « en vue de l’adorer », on constate surtout qu’ils l’ont sans cesse « entouré » de nouveaux Existants en vue de le connaître. De tout temps, en effet, les hommes ont montré moins d’empressement à se soumettre à quelque divinité qu’à la connaître par des moyens détournés. Ce que nous nommons « religions » des temps archaïques relève bien souvent d’une pratique de la connaissance magique : *

La divination fut une des premières méthodes officielles de la connaissance.

Première étape : les dieux-statues furent « l’incarnation » de Puissances que l’on pouvait par là plus facilement « appréhender ». **

Deuxième étape : L’Etre permit d’abstraire la statue de sa matérialité, et pour nous de rejoindre ainsi la voix que sa figure in-voque. ***

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(*) Ca n’est pas un hasard si les pouvoirs religieux traditionnels furent si longtemps liés au pouvoir de guérir les malades, de prévenir les situations, de légiférer, etc. Cf. Sagesses du dire (ouvrage en préparation). D’une pratique religieuse de la connaissance, la religion véritable se distingue vraisemblablement par l’amour (supra)

(**) Cf. Sagesses du dire (ouvrage en préparation), De l’inconnu à l’énigme à résoudre (objet : définir l’indéfini pour l’appréhender comme objet inconnu – inconnu mais désormais objet, donc cognoscible).

(***) Cf. (...).


Le Nom du verbe

En somme, le ‘dieu’ paradigme du paganisme n’était autre qu’un caractère, le caractère divin de toute chose, de tout être dans sa capacité à créer des formes, des outils, des comportements, voire des pensées et des dieux.

Lors de l’avènement du monothéisme, il n’y eut pas de combats entre différents dieux dont un seul, l’unique et véritable, aurait été le vainqueur – en quoi il aurait été reconnaissable et reconnu. Il y eut la victoire du Nom (du dieu) sur tous les verbes (ces « esprits ») et sur l’adjectif « divin » qui les caractérisait tous. Un pas fut franchi.

Début d’une longue épopée,

Celle du « Nom du verbe ».

Quand Marsile Ficin déclare que l’homme « produit » tous les dieux qui se trouvent dans le temple, qu’il ne reçoit pas seulement la vie mais est aussi en mesure de la donner (sans que ce soit là une allusion à la procréation), et qu’enfin il n’est pas seulement proche de dieu mais qu’il crée aussi des dieux, c’est bien le caractère divin de toute créativité qui est mis en rapport avec les dieux que nous créons, et non un dieu d’un côté, des dieux de l’autre. La stratégique monothéiste fut alors celle-ci :

Donner Nom à ce qui n’en a pas

Permet au Nom qui veut s’imposer d’engager le combat.

L’espace commun du verbe être et de son adjectif divin est cependant toujours là, tout autour de nous – on naît encore au monde ! Il est encore et toujours le pendant refoulé du Nom unique qui brille comme le Sens de l’univers. Verbes et adjectifs ne se cachent pas, ils couvent, parfois de nouveaux Noms, parfois un pur dire-être au monde.


Le piège de la connaissance (« être » dans le vrai)

L’avènement dans l’esprit des hommes d’un dieu créateur de toutes choses est certainement une conséquence de leur prise de conscience de leur propre pouvoir de créer :

« Si nous sommes capables de créer telle ou telle chose,

Qui donc a créé tout ce qui existe ? ».

Mais avec le dieu unique cesse aussitôt la faculté humaine de créer d’autres dieux, car si un dieu créateur de toutes choses existe en-soi, quel besoin l’homme aurait-il de s’en créer d’autres sinon « par erreur » ou parce qu’il serait « mal inspiré » ? * Et que dire d’un Dieu existant en-soi qui aurait créé les hommes et leur aurait cependant donné jusque-là le pouvoir de créer à leur tour – des dieux !? Le dieu unique et créateur de toutes choses, c’est le commencement, non pas de l’erreur, mais du possible « être dans l’erreur », fer de lance de tout cogniscisme.

L’erreur de vouloir créer ?

Le statut de la connaissance religieuse ne saurait simplement vous « informer », elle vous forme tout entier en tant qu’être au monde :

Si l’on peut « être dans l’erreur »,

C’est pour qu’on puisse être en vérité … !

L’argument selon lequel le mal existe pour que l’homme soit libre de choisir, de lui préférer le bien – est purement fallacieux. L’objectif est de faire de la connaissance du bien et du mal un désir d’être dans et par la seule connaissance religieuse :

« Si je peux ‘être’ dans l’erreur, je puis donc ‘être’ dans le vrai.

Comment ne voudrais-je pas m’auréoler de connaissance ! ».

_________________

(*) Giordano Bruno, comme d’autres, a bien vu à quel point la nature est artiste. Il reproche au Christianisme de couper le divin et surtout l’homme de celle-ci, de son art, de sa multiplicité d’être. Et donc de priver les hommes de leurs capacités naturelles en matière d’être au monde. La docte ignorance de Nicolas de Cues fut-elle motivée par le désir de retrouver – l’art naturel d’être au monde ?


Refoulement : faculté d’oublier …

Le désir de connaître par devers le dieu que l’on adorait et auquel on se soumettait jusque-là par devant, allait de pair avec l’idée que le savoir venait de lui.

Notre savoir humain venait du dieu.

Quand le savoir humain devint à son tour divin, « divinement objectif » dirons-nous ici non sans ironie, il fut plus facile encore d’ignorer la créativité inhérente à tout être, pourtant manifeste partout dans la nature, car là encore une certaine « parenté native » attesta que le savoir fut intrinsèque à la présence même de toute chose, par-delà le verbe qu’est sa pure manifestation.

Refoulement : faculté d’oublier qu’on est à l’origine.

Avec l’hypostase (Dieu en-soi ou Etre en-soi), les hommes ont fait le choix de préférer le Nom au caractère, au caractère du verbe. Verbe que sont pourtant les hommes mêmes.

Si une guerre fut déclarée, ce fut moins de « l’esprit » contre « l’âme », comme le pense Ludwig Klages, que d’une volonté humaine (de puissance) contre l’absence de sens (prétendue et postulée) de tout ce qui est présent. Dans le présent tel qu’il s’offrait aux hommes * sans qu’ils puissent le saisir, quelque chose faisait défaut, quelque chose était donc absent !

Le savoir de l’homme compléta son rapport

A tout ce qui est présent.

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(*) Voir ci-dessous


Figures du renversement : le pouvoir attendu des Créatures

Le face à face est cette posture que prend un homme auquel il est proposé d’être sujet connaissant.* Cela lui confère certes un pouvoir, mais cela confère là encore un pouvoir à l’objet cognoscible. Oubliant qu’il est à l’origine, notre sujet se poste déjà face à l’objet, n’attendant plus que la vérité. Mais dans le même temps, comme tous les autres avant lui depuis des centaines d’années – il laisse croître la science.

A l’un des deux bouts, la volonté de savoir est belle. A l’autre, la science est cette Institution à laquelle des millions d’hommes sont aujourd’hui asservis par leur travail. Car il s’agit désormais d’assurer ses conditions d’existence, de financer ses avancées. Que l’on songe une fois aux conditions politiques et sociales de ses besoins économiques, et non point toujours aux seules retombées économiques et sociales (« emploi : dignité de l’homme » !) et autres bénéfices sanitaires chèrement payés d’avance par ses sujets. Le mercantilisme a parfois bon dos en comparaison des institutions au service desquelles il est lui-même assujetti. Notre rapport aux Institutions est tel qu’on peut aujourd’hui sans peine justifier que les hommes se tuent au travail si c’est pour financer « la santé » (la recherche contre le cancer par exemple, alors que le cancer est généré par notre mode de vie), comme on peut justifier que les hommes soient comme jamais inquiétés dans leur liberté de travailler moins si c’est pour justifier les besoins économiques de la défense. Tout comme on peut aisément expliquer aux citoyens que la « solidarité économique » est bon pour le PIB de leur pays, etc. Pourquoi les hommes ne s’insurgent-ils pas d’être pris pour des moyens de production ? Parce que dressés aux conditions, ils ne veulent rien perdre des bénéfices auxquels ils ont droit pour avoir rempli leur mission …

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(*) Ailleurs, on lui aurait proposé une conscience d’être-relation (et donc pas la posture du face à face).


Le processus qui transforme des hommes créatifs en serfs de leurs propres Créatures est dans la logique de l’hypostase, de tous les avatars de d’Etre. Ce que l’Etre ancestral offre aujourd’hui encore à tout créateur politique par exemple, c’est de lui soumettre les hommes, de faire qu’ils contribuent à réaliser sa parole.

Ainsi déjà à l’époque, Platon compléta Parménide.

Mais l’artiste disparaît bientôt sous le poids des croyants et au Nom de « leur » Créature ! Ainsi, toute proposition d’« homme nouveau » ou de « société nouvelle » part de présupposés peu flatteurs sur la nature des hommes. Mais les énumère-t-on jamais en introduction ? S’il faut rendre justice aux différentes Cultures humaines à travers l’histoire, certaines d’entre elles nous ont offert assez de conscience pour nous interroger sur nous-mêmes un peu différemment …

La conscience de soi (moi) est-elle un cadeau

Ou l’anneau par lequel chacun est suspendu au système ? *

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(*) Suspendu, donc sauvé du vide, bien évidemment !


L’Histoire (par exemple) nous propose d’être

Créer procède d’un savoir croire, et croire revient à faire exister. La paranoïa (dans le sens de : « un homme se prend pour ») est un fort indice de la capacité du savoir-croire humain à l’échelle individuelle. Qu’on songe également aux capacités cognitives et artistiques des autistes supérieurs. Mais tous les hommes capables de croire précisément à l’origine divine d’un homme (un paranoïaque qui ne les dément pas) ne sont-ils pas eux aussi doués d’un extraordinaire croire ? A son tour, le sujet connaissant moderne qui croit par exemple en « l’Histoire » telle qu’elle est écrite par des hommes est-il bien réaliste ? A l’évidence les évènements et leurs enchevêtrements sont si nombreux qu’il devrait lui paraître impossible de les « rassembler » et de les articuler autrement que de façon purement formelle et surtout arbitraire. *

Où est la légitimité d’une telle hypostase ?

- Dans l’idée que le sujet connaissant se fait de lui-même !

Il va avec l’Histoire. **

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(*) Si tout est historique, l’histoire n’existe pas, dit Paul Veyne

(**) Il n’y a donc pas de face à face pour nous avec l’Histoire au travers de notre connaissance, mais bien là encore en quelque sorte « une façon d’être pour que soit ». Le « procédé » consiste à créer un Objet qui à son tour nous renvoie ce que nous sommes alors, ce que nous acceptons d’être. Ici c’est l’Histoire qui nous propose d’être.


Isoler pour glorifier

En ce début du 20ème siècle, la musique fut également investie d’une mission : elle serait l’essence même des choses par son immatérialité même ! On peut voir pourtant dans cette affirmation la volonté d’isoler ce qui se donne à entendre de l’objet matériel qui le produit (l’instrument de musique), tout comme on isole par ailleurs l’image que donne à voir, que « produit » un même objet matériel. (1) N’est-ce point là l’origine de l’abstraction même qui ouvre la porte à toutes les significations auréolées par les hommes ? Mais il est vrai que la musique, plus que tout autre vérité écoutée, présente cet avantage, c’est qu’aussitôt qu’on ferme les yeux, on ne perçoit plus qu’elle. On est alors tout à son sens. L’écriture de la vérité crée à son tour l’absence du locuteur (et plus) pour nous la faire mieux voir dans toute sa majesté, c’est-à-dire … « en son essence ».

Pour Ernst Bloch ayant quelque chose à nous dire, la philosophie se tient à côté de la musique dans la résolution salvatrice du secret fondamental, la « chose en-soi ».

La musique, une « preuve » malgré elle

Du détachement possible auquel on aspire ?

Mais serait-ce là l’essence de la Tragédie, peut-être ? En effet, paraphrasant Nietzsche, (2) notre auteur situe l’origine du salut dans l’esprit de la musique ! Voilà en tout cas qui nous permet une interprétation intéressante de la Tragédie grecque :

La mise en scène de l’Œuvre dont on attend qu’elle nous sauve !

Mise en scène de ce qui n’a pas de scène, matérialisation de ce qui n’est pas matière, pouvoir de la Créature issue du Grand Œuvre.

Cherche-t-on à restituer la matière première

Par une matérialisation secondaire du sens ? (3)

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(1) L’image que donne à voir une télévision est-elle seulement « isolable » de la télévision qui la produit ? Elle aussi nous renvoie sans cesse hors d’elle, à une image qu’elle ne produirait pas. : à l’image du sens donné à toute chose …

(2) « La naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique ».

(3) Cf. l’aspiration de tout homme de vérité à réaliser celle-ci (supra). C’est bien l’abstraction qui permet à notre homme d’assurer un « passage » de la matière écartée (1ère) à la matière du sens (2ème), une conversion de la présence du signe à la présence du sens matérialisé par quelque œuvre humaine. Mais pour comparaison, mon souci éthique de frayer un passage entre mon propre dire-être au monde et celui-ci aux hommes, (supra) n’annihile pas le signe du premier pour mieux mettre en communication mon œuvre. Celle-ci l’intègre à part entière sous forme de dire.






















































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